Twitter, Facebook et la liberté d’expression

2021/01/29

D’un coup de baguette, Twitter a supprimé le compte de Donald Trump le privant de ses 88 millions de « followers ». Facebook l’a imité. Des millions de personnes ont applaudi. D’autres ont timidement protesté, y voyant une réduction du « périmètre de la liberté d’expression ».

Parmi ces derniers, il y a, bien entendu, les sites complotistes QAnon et autres victimes de la même purge. Il y a également la mouvance propagandiste de pays rivaux des États-Unis (Chine, Russie, Iran) qui craignent de subir les foudres des opérateurs de réseaux sociaux. C’est sans doute pour témoigner de son attachement indéfectible à la liberté d’expression que la Russie a accueilli sur ses réseaux sociaux les sites complotistes. Tout cela est de bonne guerre sur le terrain de la propagande interimpérialiste.

D’autres, des libertariens, mais également des gens de gauche, craignent d’être un jour la cible de la censure. Ils voient dans le bannissement de sites internet une trahison des idéaux démocratiques proclamés par les génies informatiques de la Silicon Valley. Mark Zuckerberg (Facebook) et Larry Page (Google) n’avaient-ils pas promis un espace de liberté absolue ? Ils avaient même obtenu en 1996 du gouvernement américain, en vertu de la section 230 du Communication Decency Act, que Twitter, Google, Facebook, etc. soient considérés comme des « intermédiaires » et non comme des organes de presse, comme des librairies, des bibliothèques, des kiosques à journaux en quelque sorte et non comme des éditeurs, leur déniant ainsi toute responsabilité dans le « contenu » passant à travers leur « tuyau ».

En fait, malgré leur proclamation en ce sens, les GAFAM n’ont jamais été au-dessus de la politique et des États. Pour qu’on leur « fiche la paix », ils ont dépensé des fortunes en lobbying. Plus de 18 millions $ en 2018 pour Google. Avec l’administration Obama, c’était la pratique des « portes tournantes ». En 2016, 197 membres du gouvernement sont passés chez Google et 61 personnes ont emprunté le chemin inverse. Quand la France a voulu taxer les soi-disant « supranationales » GAFAM, on a bien vu qu’elles avaient un port d’attache. Trump a menacé de rétorquer en taxant les vins et les produits de luxe français. C’était copain-copain entre les GAFAM et Trump… jusqu’à l’élection de Biden et l’assaut contre le Capitole. Mais on avait assuré ses arrières. Dans l’entourage immédiat de Biden se trouve Cynthia Hogan, qui vient de chez Apple. Elle était déjà présente à l’époque pour conseiller au sénateur Biden de s’opposer à toute loi antitrust visant les GAFAM. (1)

Des voix s’élèvent aujourd’hui au Congrès américain pour réclamer le démantèlement des GAFAM, comme l’a été la Standard Oil au début du XXe siècle. Mais les analystes doutent qu’il soit dans l’intérêt de l’impérialisme américain d’affaiblir ces entreprises qui trônent au sommet de la capitalisation boursière mondiale et qui constituent le fer de lance de sa domination au moment où celle-ci est contestée par la Chine.

Étrange dialectique

Au départ, l’interaction des serveurs des GAFAM avec leurs utilisateurs avait pour objectif le perfectionnement de leurs outils. Mais, rapidement, on s’est rendu compte que les données ainsi recueillies pouvaient être monnayables. Chaque courriel, texte, message, recherche, photo, vidéo, achat, localisation, like, etc. est stocké et permet de créer le profil de chaque utilisateur, rendant possible de prévoir son comportement, voire de le manipuler à des fins commerciales ou politiques (Cambridge Analytica).

Ainsi, les algorithmes vont automatiquement afficher sur les écrans des utilisateurs des produits choisis à partir du profilage de leurs besoins, de leurs goûts, de leurs personnalités. La même sélection s’opère en fonction de leurs opinions politiques.

Le journaliste Jean Balthazard du Journal de Montréal, qui a infiltré pendant trois mois le mouvement conspirationniste, raconte : « Une semaine après avoir activé ma page Facebook, mon fil d’actualité est déjà inondé de publications complotistes, antivaccins ou contre le port du masque. L’algorithme fait déjà son oeuvre. J’ai beau être journaliste, je suis tellement bombardé d’informations sur les réseaux sociaux et par les complotistes qu’il devient difficile de faire la part des choses. À force de voir et de lire des propos, souvent truffés de fausses informations, mon esprit finit par douter. »

Selon un rapport interne de Facebook dévoilé par le Wall Street Journal, près de deux personnes sur trois qui se joignent à un groupe extrémiste sur Facebook le font en raison des outils de recommandation du réseau social. Ironiquement donc, les réseaux sociaux créés par des libertariens en réaction au collectivisme enfantent par une inversion dialectique des collectifs complotistes qui prennent d’assaut le Capitole ! 

Les réseaux sociaux et la gauche

Twitter et Facebook ont démontré qu’ils pouvaient être de formidables outils de mobilisation. D’Occupy Wall Street au printemps arabe et, au Québec, du mouvement étudiant du « printemps érable » aux manifestations environnementales. Mais ces mobilisations demeurent souvent sans lendemain ou bien sont récupérées par l’extrême droite : les Frères musulmans en Égypte ou encore la constellation Tea Party, MAGA, Trump et QAnon aux États-Unis.

Deux raisons l’expliquent. Premièrement, le fond de l’air idéologique est brun. Depuis la chute du mur de Berlin, la gauche bat en retraite et tout le terrain idéologique est occupé par le néolibéralisme et, de plus en plus, par le populisme d’extrême droite. Deuxièmement, ces mouvements d’extrême droite bénéficient d’un soutien monétaire et organisationnel colossal de financiers comme les frères Koch et la famille Mercer aux États-Unis (voir article pages 10-11).

Bien entendu, les progressistes et la gauche peuvent et doivent, eux aussi, utiliser Internet et les réseaux sociaux. Mais ils ne peuvent s’en satisfaire. Il est trop facile pour les GAFAM – qui collaborent avec les services de renseignements, ne l’oublions pas ! –  de suspendre ou supprimer un compte Twitter ou une page Facebook, peu importe le nombre d’abonnés, comme nous venons de le voir avec Trump. Les fournisseurs locaux peuvent aussi très facilement étiqueter « pourriel » nos infolettres afin qu’elles prennent le chemin des boîtes du même nom.

Pour donner corps à nos revendications, il faut travailler à l’élection de représentants qui vont faire adopter des lois. Il n’y a pas de raccourcis. Signer des pétitions électroniques, bien assis dans son salon, ne suffit pas. Les militantes et les militants doivent se rencontrer, mettre sur pied des structures, se déployer sur le terrain (bureaux, usines, quartiers).

À ce chapitre, la gauche américaine est une source d’inspiration. Stacey Abrams et le groupe New Georgia Project ont, contre toute attente, fait élire deux sénateurs démocrates en Géorgie en travaillant d’arrache-pied depuis des années à faire inscrire des électeurs non blancs et des jeunes sur les listes de scrutin (cf. pages 10-11). Selon The Economist (9 janvier 2021), les membres du groupe ont frappé à deux millions de portes, texté trois millions de messages et rejoint cinq millions de personnes par téléphone.

Mais avant de passer aux tâches organisationnelles proprement dites, il y a un préalable : s’entendre sur un programme politique. Ce qui est une autre question. Nous y reviendrons.

(1) Ces informations sont tirées du livre de Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2020.