Le premier gouvernement national et autonomiste

Le portulan de l’histoire

2016/04/07

En 1886, la pratique du parlementarisme britannique au Québec était presque centenaire. Elle s’avère toujours aussi singulière. De 1792 à 1837, le parti canadien, puis patriote, majoritaire à l’Assemblée s’est opposé à une faction, invariablement patronnée par le gouverneur général du moment, ledit parti bureaucrate, minoritaire en Chambre et néanmoins majoritaire au Conseil exécutif et législatif. Bref, une fois élu démocratiquement au pouvoir pour gouverner, le parti des Canayens se transmuait de facto en un parti d’opposition à sa propre gouvernance antidémocratique.

Dans le Canada Uni de 1840, les dés de la démocratie sont à nouveau pipés. Au Parlement, le Haut-Canada, moins populeux, obtient nonobstant l’égalité des sièges avec le Bas-Canada. Quant à l’illusoire alliance des réformistes de La Fontaine et de Baldwin, elle fait long feu et part en fumée en 1849 avec l’incendie du siège montréalais du gouvernement. Une conflagration d’origine criminelle, orchestrée par les mêmes brûleurs impénitents qui contestaient l’adoption d’un dédommagement légitime : celui des victimes canayennes de leur propre vindicte pyromane de 1837 et de 1838.

Sous l’Union, une constante fluctuation partisane de la députation du Haut-Canada réduisait considérablement sa marge de manœuvre. En revanche, la cohésion nationale du bloc bas-canadien lui a souvent permis de tirer son épingle du jeu et à son chef, George-Étienne Cartier, d’assumer un rôle capital dans l’élaboration du pacte confédératif.

Malgré les indéniables conflits d’intérêts de l’avocat et du lobbyiste, le politicien s’est avéré un homme d’État. Avec le Haut-Canada – plus populeux depuis peu – qui réclame des sièges supplémentaires pour assoir sa majorité, l’impérieuse nécessité de conserver un gouvernement où les Canayens puissent exercer pleinement leur propre majorité politique s’est imposée à Cartier comme un préalable non négociable du Québec à toute entente sur une nouvelle forme de gouvernance.

Dans sa définition de la confédération canadienne, le gouvernement fédéral est une création des provinces fondatrices, proches parentes en cela des États américains. Et non l’inverse comme le Premier ministre du Dominion of Canada, John A. Macdonald, persiste à l’entendre.

Habituée à siéger depuis des lustres à la grande table, même si elle n’était souvent pas la bienvenue, la députation québécoise a du mal à s’adapter à sa nouvelle réalité depuis 1867 : celle de siéger maintenant à une petite table, sous la tutelle d’un lieutenant-gouverneur qui traduit fidèlement les attentes du gouvernement de la nouvelle grande table, où la représentation québécoise est désormais minoritaire.

La pratique des doubles mandats des premières années a confirmé l’appréhension que le Parlement de Québec se résumerait à n’être qu’une succursale du head office. L’incident Chapleau-Mousseau l’a consacrée. Qu’un Premier ministre en fonction démissionne pour accepter un poste plus prestigieux dans un cabinet fédéral et l’atteste en cooptant un « poteau » pour le remplacer, en dit long sur le peu d’importance politique qu’on peut alors accorder à la plus haute fonction du Québec.

Honoré Mercier n’est pas taillé dans cette étoffe. Le Québec lui suffit. Dès l’annonce des résultats électoraux, le 14 octobre 1886, il réaffirme sa déclaration d’intention. Il ne formera pas un ministère libéral mais national. La victoire de son parti est néanmoins courte : 33 élus libéraux et 3 nationalistes qui lui sont ralliés, contre 26 conservateurs et 3 conservateurs indépendants.

La balle est dans le camp du lieutenant-gouverneur Rodrigue Masson qui a reçu comme instruction de son chef John A. Macdonald d’éviter à tout prix cette « calamité » : Mercier à la gouverne du Québec. Le premier ministre sortant J. J. Ross tergiverse et s’accroche au pouvoir jusqu’à ce que le lieutenant-gouverneur, trois mois plus tard, fasse appel à un autre chef conservateur, Louis-Olivier Taillon, pour former un nouveau gouvernement.

La sixième législature s’ouvre le 27 janvier 1887. Mercier ne pose qu’une question. « Y-a-t-il un gouvernement ? » Et son corollaire : le cabinet d’hier reconnaît-il sa défaite ? Taillon refuse de répondre avec sa morgue habituelle et demande l’ajournement. Sa proposition est rejetée par 35 voix contre 28.

Mercier réitère sa question. « Y-a-t-il un gouvernement ? » Taillon réplique avec aigreur. « S’il n’y en avait pas, la Chambre n’aurait pas été convoquée ». La riposte de Mercier est une charge qui condamne sans appel l’outrance parlementaire d’avoir usurpé le pouvoir depuis trois mois. L’éphémère gouvernement Taillon est renversé et le lieutenant-gouverneur Masson doit charger Mercier de former un gouvernement.

À la session qui débute à la mi-mars, le nouveau Premier ministre ne laisse planer aucun doute sur le positionnement québécois de son gouvernement. « Je suis ici comme chef du parti national et je représente les idées de la majorité de mes compatriotes, les idées de ceux qui veulent un changement pour le mieux ».

À ce titre, il aborde, dans le discours du Trône, un problème récurrent : l’endémique déséquilibre fiscal. « En entrant dans la Confédération, la province de Québec a, comme les autres, donné au pouvoir central une partie des revenus des douanes et l’accise, qui ont plus que doublé depuis. Elle n’a reçu en échange qu’une annuité fixe. Les provinces ont ainsi donné le plus sûr et le plus important de leurs revenus et sont restées chargées de lourdes dépenses pour le maintien de leurs institutions locales, dépenses qui doivent, de toute nécessité, augmenter avec la croissance de la population et le développement du pays ». Pour y remédier, le gouvernement Mercier prend l’initiative d’annoncer la convocation d’une conférence entre l’État fédéral et les provinces, une rencontre où l’on pourra rétablir des conditions moins défavorables à ces dernières.

Sans oublier un autre irritant majeur : le droit de désaveu des lois provinciales que le cabinet Macdonald se fait fort d’exercer largement. Un bel exemple est cette nouvelle loi québécoise, obligeant les sociétés financières à prendre et à payer une licence provinciale. Le ministre fédéral de la Justice soutient qu’une incorporation sous l’autorité fédérale leur confère le droit d’exercer dans tout le pays.

Le Premier ministre du Québec doit défendre sa cause, non pas à Ottawa, mais devant son représentant, le lieutenant-gouverneur. Mercier argumente d’abord sur le plan juridique que, même si le fédéral a l’autorité de créer des corporations, il ne peut leur conférer aucun pouvoir affectant les droits civils et la propriété. Dès lors, lesdites corporations fédérales ne peuvent posséder des immeubles au Québec sans une autorisation légale, ce qu’elles pourront précisément obtenir avec une licence provinciale. En bon avocat, il a gardé son argument massue pour la fin : la jurisprudence. Des lois semblables, adoptées en Ontario et au Manitoba, n’ont pas été désavouées. Le lieutenant-gouverneur Masson n’a pu qu’en convenir.

De toute façon, le programme politique de Mercier n’est pas totalement antipathique au fils de Joseph Masson, premier millionnaire canadien français. Il n’a pas oublié que sa mère a défrayé les études montréalaises de son « petit protégé », Louis Riel.

En octobre 1886, lors des élections provinciales, Wilfrid Laurier avait prêté main-forte aux libéraux de Mercier. Il allait de soi que ce dernier lui rende la pareille aux élections fédérales de février 1887. À Ottawa, les conservateurs de Macdonald ont été reportés au pouvoir sans grande surprise. Sauf au Québec, où les conservateurs alignent 33 élus contre 32 libéraux.

Dans la foulée de cette poussée électorale, Laurier pose sa candidature à la direction du parti libéral fédéral. Sans s’y opposer ouvertement, Mercier soutient en sous-main celle du premier ministre ontarien Oliver Mowat. Non sans raison ! La réaction viscérale de Laurier à la création du Parti national n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd. « Ce serait simplement un suicide, pour les Canadiens français, de former leur propre parti ! » Tout en demeurant des alliés sur le plan électoral, Laurier et Mercier incarnent désormais deux visions conflictuelles de l’autonomie politique : celle du Dominion of Canada pour l’un et celle du Québec pour l’autre.

Mercier doit retarder la convocation de sa conférence interprovinciale. Macdonald n’a même pas daigné lui accorder une entrevue privée pour en discuter. L’ancien élève du Collège Sainte-Marie s’attaque alors à un projet d’incorporation épineux : celui d’accorder la reconnaissance civile à la Compagnie de Jésus.

Le pilotage du projet de loi va demander beaucoup d’adresse aux demandeurs jésuites. Le père Adrien Turgeon n’en est pas dépourvu. Tout d’abord, il n’obstrue pas les portes du Parlement et n’en hante pas les couloirs comme le curé Labelle. Pour défendre sa cause, le recteur du Sainte-Marie rencontre ministres et députés dans l’intimité de leurs foyers. Son approche est plus réservée. Plus jésuite ! tonnerait le gros curé, en éclatant de rire.

Avec sa bonne bouille et son teint fleuri, Turgeon n’est pas en reste pour être bien en chair, mais il parle sur un ton posé et donne du Monsieur à ses élèves. Tout le contraire de Labelle qui tutoie tout le monde, du gars de chantier au Premier ministre, qui ne lui en tient pas rigueur.

Le Roi du Nord et les jésuites sont au mieux avec les rouges de Mercier. Turgeon a néanmoins une longueur d’avance, c’est son ancien condisciple. Sauf que les rouges ne sont pas au mieux avec l’archevêque de Québec, lequel s’oppose farouchement à l’incorporation de la Compagnie de Jésus. Le Cardinal Elzéar-Alexandre Taschereau y voit une menace directe pour l’hégémonie de l’Université Laval.

En obtenant le droit d’établir des maisons d’enseignement partout dans la province, les jésuites ne tenteront-ils pas de relancer le projet d’une université à Montréal ? Une hérésie ecclésiastique que Taschereau combat avec succès depuis vingt ans. Pour contrer Mercier, il prend l’initiative de consulter l’épiscopat québécois. Tous sont contre le projet de loi, sauf les archevêques de Montréal, d’Ottawa et de Trois-Rivières

Mercier contre-attaque. Il passe par-dessus Taschereau en écrivant directement au Saint-Siège.     « Comme simple député, j’ai présenté à la législature du Québec une mesure pour reconnaître civilement la Compagnie de Jésus avec droits et privilèges accordés par les Papes. J’ose demander bénédiction à Votre Sainteté et la prie de me dire si elle voit des objections à ma demande ». Ce n’est pas aux prélats romains qu’on va apprendre à faire des grimaces.

La dépêche leur est parvenue par les bons soins des Jésuites et Rome est parfaitement au courant de l’opposition du cardinal Taschereau à leur reconnaissance civile. La réponse du Sous-Secrétaire d’État du Vatican au député Mercier est laconique. « Le Saint-Père vous bénit. Quant au sujet de votre télégramme, entendez-vous avec votre archevêque ».

Mercier n’a pas étudié en vain chez les jésuites. La dépêche ne dit pas : « Entendez-vous avec le cardinal ! » Elle dit bien : « Entendez-vous avec votre archevêque ! » Mercier habite Montréal et son archevêque titulaire, Mgr Fabre, est favorable au projet de loi d’incorporation. Avec cette sanction épiscopale, le projet de loi est adopté par 18 voix de majorité, dans le plus parfait respect de la lettre des instructions du Saint-Siège.

C’est la presse bleue qui en est réduite ironiquement à protester contre « l’intrusion du clergé » dans la politique. La « menace » de l’université jésuite ne sera résolue qu’en 1967, lorsque le nouveau ministère de l’Éducation écartera une demande sérieuse en ce sens pour fonder l’Université du Québec.

 Sous Mercier, la colonisation est en marche et le Québec roule sur les rails vers ses frontières les plus éloignées : avec le petit train du Nord de Labelle qui rêve de se rendre jusqu’au Pacifique (eh oui !) ; celui du Lac Saint-Jean et bientôt celui de la Baie des Chaleurs et de la Gaspésie.

Le 29 août 1887, Mercier inaugure le chemin de fer de Québec au Lac Saint-Jean. Il est à bord du premier train de la ligne jusqu’au lac Bouchette, pour poursuivre sa route en voiture jusqu’à Roberval et Chi­cou­timi. « J’ai une ambition ­par-dessus toutes, déclare-t-il : celle d’attacher mon nom à la colonisation du Nord ». Il ne sera pas le dernier.