Un tolérant tanné

2008/09/05 | Par Pierre J. Hamel

Me voici au Complexe Desjardins un jeudi midi. Au premier comptoir de téléphones cellulaires, on m’explique que ce dont j’ai besoin, c’est d’un téléphone « débloqué », que c’est illégal, qu’ils n’en font pas, mais que je trouverai à me dépanner au comptoir Fido de l’autre côté de la place.

Un jeune femme m’y accueille pour me confier aussitôt à son collègue qui s’y retrouvera mieux qu’elle. Celui-ci ne comprend pas ce que je dis et me répond en anglais. Je prends donc mon temps et une grande respiration, et je multiplie en français les phrases et les mots et les gestes, et il finit par comprendre.

Je réussis à faire le test que je voulais faire et j’en suis bien content; mais, comme de raison, je ne lui achète pas son bidule car il est hors de question que je fasse affaire avec quelqu’un qui ne fait pas l’ombre du début d’un effort pour parler français : je n’y peux rien, c’est ma religion qui me l’interdit.

En quittant, je lui demande, en anglais, comment il se fait qu’il n’apprenne pas le français, et il me répond : « Why? » — pourquoi? Je lui fais remarquer, posément et en anglais forcément, qu’au Complexe Desjardins, l’immense majorité de ses clients potentiels s’expriment en français. Et lui de rétorquer : « I don’t care » — m’en fous.

Tout en l’injuriant en anglais mais tout de même sobrement, j’ai senti s’installer la colère, « malgré moi, malgré moi » comme le dit la chanson de Félix. Moi qui ai une allure passe-muraille, la cinquantaine tranquille, qui suis un bon père de famille, pacifiste, contre toute violence et tout et tout, je me suis demandé calmement comment il se faisait qu’on ne posait plus de bombes en ce pays.

Et je me suis aussitôt dit en moi-même que j’étais tout de même heureux que cette époque soit révolue… Tout en me demandant comment il se faisait que personne n’ait réussi à faire comprendre à ce jeune homme que sa vie serait plus agréable ailleurs qu’au Québec.

Le soir même, mes convives se sont fait attendre. Mon garçon en vélo avait un peu esquinté une voiture qui mordait sur la « bande » cyclable peinturlurée rue Saint-Zotique, précisément au carrefour de la piste cyclable nord-sud de la rue Boyer.

Sa mère et une de ses sœurs en témoignent : la voiture empiétait sur l’espace théoriquement réservé à nous pauvres cyclistes. Banal. Légère éraflure au bras d’un côté, légère égratignure sur la voiture. Plus de peur que de mal mais attroupement : pompiers premiers arrivés, puis ambulance et finalement policiers.

Presque sereine explication de gravures avec la conductrice qui parle anglais, en plein cœur de Rosemont, c’est son droit, jusqu’à ce que ses interlocuteurs se rendent compte qu’elle comprend, et même qu’elle parle très bien français.

Stupéfaction gênée d’un peu tout le monde. Vous savez bien : c’est le genre d’automobiliste qui entoure consciencieusement sa plaque d’immatriculation d’un cadre trop large, pour cacher le « Je me souviens » sous une inscription préférablement en anglais, « Kingston » quelque chose dans ce cas-ci. Banal, je vous dis.

Toujours le même soir, nous croisons un juif orthodoxe et mon garçon de me questionner. Avant la Shoah, ils étaient principalement en Europe centrale, mais depuis, ils sont surtout en Israël mais aussi à New York et à Montréal. Pourquoi? « Parce que ce sont des villes tolérantes » que je lui dis. Et j’en suis profondément fier.

Un peu comme Léon Dion qui se déclara « fédéraliste fatigué », je crois que je suis devenu un tolérant tanné.