La langue de bois

2015/06/09 | Par Michel Rioux

En juillet 1981, le quotidien français Libération publiait ce qui ne se voulait qu’un gag démontant les mécanismes de la langue de bois officielle. L’œuvre était celle d’étudiants polonais qui s’étaient amusés à mettre en place un code universel du discours.

La chose tient en ceci : On trouve, sur les quatre colonnes qui forment le tableau, dix cases contenant chacune un bout de phrase. De ces quarante éléments, il est possible, en passant de l’un à l’autre, de former pas moins de 10 000 combinaisons qui vous composent dare-dare un discours fleuve d’au moins quatre heures !

Allons-y au hasard. « Cependant, n’oublions pas que/le nouveau modèle de l’activité de l’organisation/nécessite la précision et la détermination/des conditions financières administratives existantes. » Ou encore : « La pratique de la vie quotidienne prouve que/la structure actuelle de l’organisation/permet davantage de prévoir/des directions d’éducation dans le sens du progrès. »

On sent quelque chose comme une lourdeur, n’est-ce-pas ?

Informés de la chose, celles et ceux qui se sont déjà adonnés au sport extrême que constitue la lecture de documents émanant du ministère de l’Éducation sont en droit de se demander si certains de ces penseurs n’auraient pas, dans leur jeunesse folle, fréquenté une université polonaise où ils auraient appris à maîtriser ce vocabulaire abscons. Ainsi, une flûte à bec devrait s’appeler un aérophone à biseau et un cor, un aérophone à embouchure, selon le ministère.

Chroniqueur au Soleil, Jean-Simon Gagné a publié l’année dernière un bouquet d’expressions qui provoquent un rire tirant sur le jaune. Il donne des exemples aussi aussi bien français que québécois. Chez nos cousins, une femme est « dans un état de grossesse médicalement constaté ». Elle n’est plus enceinte. Une école « bâtit du commun » au lieu de livrer une même éducation à tous ses élèves.

Ici, parlant de la pollution engendrée par l’agriculture, le ministère dit qu’il s’agit d’une « externalité négative ». Les endroits dangereux ? Le ministère des Transports les identifie comme des « sites à potentiel d’amélioration ».

Ne rien dire, ou encore dire n’importe quoi, mais le dire avec un front de beu ! Ça ne vous rappelle pas le bon docteur Barrette affirmant, le poing sur la table, que la prime du bon docteur Bolduc n’était pas de retour, mais qu’il s’agissait plutôt d’un supplément !

Habitués depuis le début des années 1980 à se faire dire par l’élite politique qu’on ne valait pas grand-chose et qu’à tout prendre, on était mieux de se tenir tranquille et d’engraisser son RÉER ; assommés sans cesse par le discours dominant selon lequel le gouvernement ne pouvait rien faire et qu’en conséquence, la solution résidait dans des coupures frappant toujours au même endroit et sur le même monde ; aspirés constamment vers le bas pour qu’on s’enligne sur le plus médiocre des dénominateurs communs représenté par une colonne de chiffres ; écrasés par le discours dominant ultra libéral qui n’en avait que pour la dette et le déficit, l’arrivée en 1995 de Jacques Parizeau et de son parler vrai a été un intermède lumineux pour plusieurs Québécois.

La parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée, a dit Talleyrand. Parizeau s’est servi de la sienne pour la mettre en avant, sa pensée. Dirigé la plupart du temps par des éteignoirs qui faisaient mine de s’activer lorsqu’un brin de lumière perçait péniblement le mur opaque de leur cynisme et de leur inaction, le Québec a su apprécier, mais certes pas à sa juste valeur, la parole de ce politicien hors norme.

Camille Robert, porte-parole de l'ASSÉ à la fin du printemps érable, s’était illustrée par la qualité de sa langue de bois franc. Cette lumière intellectuelle est remontée à la surface lors du décès de Jacques Parizeau : « Une des figures du patriarcat blanc et raciste vient de s'éteindre. Sortons les seaux de white nationalist tears, je crois bien qu'on pourra s'y abreuver pendant des semaines, » a-t-elle écrit.

Ce qui s'appelle de la classe.

Et qui fournit une preuve éclatante que langue de bois et langue sale peuvent faire bon ménage…

Mais elle a la vie dure, la langue de bois. Elle revient inlassablement en force et s’est confortablement installée, tant à Québec qu’à Ottawa, avec les Coiteux, Barrette, Hamad, Harper, Lebel et Blainay.

Pourtant, chaque coup de hache donné dans la langue de bois est une ouverture sur la liberté, a soutenu Michel Rocard. J’y pense ! Ce ne serait pas une bonne idée de passer une commande de centaines de haches au fabricant Garant ? C’est un produit de par chez-nous, en plus…