Le Bloc et la guerre en Syrie

2015/09/12 | Par Pierre Dubuc

Le 10 septembre, réagissant à la promesse de Thomas Mulcair de cesser les frappes contre l’État islamique et de se désengager des conflits en Syrie et en Irak s’il était élu, le candidat du Bloc Québécois dans Québec, Charles Mordret, a qualifié cette proposition de complètement irresponsable.

Selon Mordret, la barbarie inouïe de l’État islamique (EI) commande au Canada d’« intervenir militairement en accord et en coordination avec nos alliés, notamment la Turquie ».

Le lendemain, le chef du Bloc Québécois, Gilles Duceppe, entérinait cette position, qui va à l’encontre de celle adoptée par le Bloc auparavant. Les deux députés du Bloc au Parlement avaient voté contre les motions du gouvernement Harper pour un engagement militaire canadien dans le cadre de la lutte contre EI.

Puis, Gilles Duceppe en ajoutait une couche en n’écartant pas l’idée, rapporte La Presse, « d’appuyer l’envoi de troupes au sol si des alliés décidaient d’intensifier leur engagement comme le Royaume-Uni ou la France ».

(Précision : Dans une allocution à l’Université de Sherbrooke, le 15 septembre, Gilles Duceppe a contredit en partie les propos rapportés par La Presse en déclarant : « Contrairement à ce que certains ont affirmé, je ne suis pas du tout en faveur d’une intervention au sol en Irak ou en Syrie contre l’État islamique », mais il a maintenu qu’il était favorable aux frappes aériennes.)

La moindre des choses serait que le Bloc nous explique les raisons de son abandon de sa position pacifiste traditionnelle et nous précise les objectifs politiques d’une telle intervention militaire, ce que le gouvernement Harper n’a d’ailleurs pas réussi à faire.

Les motifs humanitaires invoqués (femmes mises en esclavages et violées, meurtres de masse, minorités religieuses exterminées) ne suffisent pas. Sinon, nous pourrions indiquer au Bloc une dizaine d’endroits sur la planète où de telles interventions militaires seraient nécessaires.

A-t-on déjà oublié les leçons de l’invasion américaine de l’Afghanistan, justifiée par des motifs humanitaires semblables, ou encore le désastre l’intervention militaire en Libye, à laquelle a participé le Canada.

La désintégration du pays qui s’en est suivi a contribué à l’émergence de l’État islamique qui a mis la main sur une bonne partie de l’arsenal militaire de Khadafi. Aujourd’hui, le pays est devenu un sanctuaire pour les djihadistes.

Avant d’engager le Québec et le Canada dans le guêpier syrien où le jeu des alliances et les intérêts géostratégiques des grandes puissances peuvent, à tout moment, déboucher sur une conflagration majeure, le Bloc nous doit quelques précisions.

Des mesures pour la paix à notre portée

En fait, si le Bloc veut réellement œuvrer pour la paix dans cette région du monde, il devrait inviter le gouvernement canadien à faire pression sur notre « alliée » la Turquie, qui laisse transiter sur son territoire les combattants islamistes internationaux et les livraisons d’armes à l’État islamique. La Turquie pourrait aussi interrompre les convois de camions citernes qui transportent le pétrole extrait par l’EI et dont la vente sert à financer ses activités.

Le Bloc devrait également inviter Ottawa à rappeler à la Turquie que l’ennemi à combattre est l’État islamique et non pas les Kurdes, contre lesquels Ankara dirige ses opérations militaires.

Si le Bloc était vraiment sérieux dans ses efforts pour mettre fin à la guerre et aider au règlement du problème humanitaire, il mettrait au défi le gouvernement Harper d’intervenir auprès de l’Arabie saoudite, du Qatar, du Koweit et des Émirats arabes unis qui refusent d’ouvrir leurs frontières aux réfugiés syriens et qui, bien qu’ils fassent partie de la coalition, continuent, selon différentes sources, à financer des groupes djihadistes dans cette région du monde.

Mais Harper n’en fera rien parce qu’il vient de négocier avec Riyad un contrat de 15 milliards $ – le plus important dans l’histoire du Canada – pour l’achat de véhicules blindés légers, en contrevenant à la Loi sur les licences d'exportation et d'importation du Canada, qui stipule qu’une évaluation des droits de la personne est requise lorsque les citoyens d'un pays acheteur « font l'objet de violations graves et répétées de la part du gouvernement ». C’est le cas pour l’Arabie saoudite, qui détient le record du plus grand nombre de décapitations l’an dernier et qui a condamné à 1000 coups de fouet Raif Badawi.

Cependant, comme nous l’a appris le Globe and Mail, le gouvernement Harper a demandé à Israël son autorisation avant de procéder à cette vente d’armes.

 

Des troupes au sol, mais avec qui?

Mais, admettons pour les fins de la discussion, que le gouvernement canadien appuie l’envoi de troupes au sol par la France et la Grande-Bretagne et, pourquoi pas !, participe également à cette mission militaire.

Avec qui ces troupes s’allieront-elles sur le terrain pour combattre l’EI? Avec les Kurdes? Le Canada est déjà à leurs côtés à titre d’« instructeurs ». Et on espère que ces derniers ne seront pas victimes des tirs de notre « alliée » la Turquie!

Les Kurdes ne peuvent à eux seuls défaire l’EI. Alors, avec qui d’autre? L’armée irakienne? Elle a abandonné armes et bagages devant l’offensive de l’EI.

L’Irak a dû faire appel en renfort au Hezbollah et aux milices chiites iraniennes. Ottawa va-t-il s’allier au Hezbollah qu’il a placé sur sa liste d’organisations terroristes? Ou encore aux pasdarans iraniens? Faudrait sans doute demander la permission à Israël!

Pour les mêmes raisons, il est vraisemblablement aussi exclu que le gouvernement Harper s’allie à la seule véritable force qui combat l’EI : le gouvernement syrien de Bachar el-Assad.

Regardons donc du côté de l’opposition à Bachar, de l’opposition dite « modérée ». Jusqu’ici, celle-ci est quasi-inexistante. Mais qu’à cela ne tienne, le Pentagone veut former, apprend-on, 5 400 opposants « modérés ».

Mais les premiers résultats ne sont pas très probants. Un contingent d’une soixantaine de rebelles syriens formés au combat par des officiers américains, connu sous le nom de « Détachement 30 », a été anéanti une semaine après son retour au pays de Bachar par Al-Nosra, une filiale d’Al-Qaida.

Pourtant, on rapporte qu’une entente avait été conclue entre l’opposition « modérée » et Al-Nosra, mais peut-être que les djihadistes de la filiale d’Al-Qaida n’ont pas apprécié que les futurs militaires de ces Nouvelles Forces syriennes soient incités par leurs instructeurs américains à signer un engagement à combattre en priorité l’État islamique et non les forces de Bachar, comme le rapporte le Canard Enchaîné du 19 août dernier.

Al-Nosra est financée par l’Arabie saoudite et les autres monarchies pétrolières et son ennemi principal est Bachar.

Si le Canada s’implique, il devra éventuellement décider s’il s’allie à Bachar ou le combat. S’il veut le combattre, il risque de devoir affronter aussi l’Iran et la Russie, qui vient d’envoyer armes et troupes en Syrie, question de faire savoir qu’elle n’abandonnera pas la Syrie, que celle-ci n’est ni l’Irak ni la Libye.

Autrement dit, le risque est grand que ce conflit régional dégénère en conflit d’une plus grande envergure tant les intérêts économiques – au premier chef, le pétrole – et les intérêts géostratégiques sont importants pour les grandes puissances.

Stephen Harper serait sans doute partant pour un affrontement avec la Russie, comme on l’a vu en Ukraine où le Canada est impliqué depuis plusieurs années dans un soutien actif aux forces antirusses.

Harper espère exacerber les contradictions entre l’Europe et la Russie pour mettre fin à la dépendance de l’Europe à l’égard du pétrole et du gaz russes et ouvrir ainsi le marché européen au pétrole canadien. L’oléoduc de TransCanada qui acheminerait le pétrole des sables bitumineux vers l’Atlantique et donc vers l’Europe est un élément clef de cette stratégie.

La politique extérieure du Canada au Moyen-Orient et en Europe de l’Est est dictée par les pétrolières qui ont porté au pouvoir Stephen Harper.

On ne comprend pas pourquoi le Bloc Québécois participerait à cette galère, en reniant la longue tradition pacifiste québécoise et en endossant la politique belliciste, militariste, pétrolière de Stephen Harper.

 

La continuation de la politique par d’autres moyens

Aller en guerre est la décision politique la plus importante d’un gouvernement. Malheureusement, elle ne se prend généralement pas sur la base de considérations humanitaires.

« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », écrivait le grand théoricien militaire Carl von Clausewitz.

Quelle est donc la politique que poursuivent les grandes puissances et le gouvernement Harper en Syrie au Moyen-Orient?

Nous n’avons pas la prétention d’avoir fait le tour de la question. La situation est particulièrement complexe et n’est pas sans rappeler celle des Balkans avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale.

Aussi, le Bloc devrait y réfléchir à deux fois. Il y a tellement de bonnes raisons de critiquer le NPD sans avoir besoin d’en inventer de mauvaises.