Le scénario noir d'une désintégration de l'UE

2016/07/19 | Par Ivan Krastev

Article reproduit du journal Le Monde.

Au début du roman de José Saramago Le Radeau de pierre (Seuil, 1990), une rivière coulant depuis la France vers l'Espagne disparaît soudain dans les profondeurs du sol, puis toute la péninsule Ibérique se sépare de l'Europe et se met à dériver vers l'ouest dans l'océan Atlantique. A la fin du livre, l'Espagne et le Portugal se stabilisent à mi-chemin entre l'Amérique centrale et l'Afrique, tandis que dans toute l'Europe, des heurts sanglants opposent la police à des jeunes qui scandent le slogan " Nous sommes tous des Ibériques ! "

C'est là la description la plus précise qui soit de la désintégration de l'Europe telle que nous la connaissions avant le 23 juin, le jour où la Grande-Bretagne a voté en faveur de la sortie de l'Union européenne. Comme l'a très justement remarqué le politologue Jan Zielonka, " Nous avons de nombreuses théories sur l'intégration européenne, mais pratiquement aucune sur la désintégration de l'UE. " Au cours des soixante dernières années, l'Union européenne a été une réalité, mais c'était aussi une promesse autoréalisatrice. Le simple fait d'évoquer une possible désintégration était aussitôt assimilé à de la subversion.

Désormais, grâce au vote des Britanniques, nous devons prendre en compte le fait que la désintégration est une possibilité. Un récent article publié par le Conseil européen des relations internationales constate qu'à l'heure actuelle, dans dix-huit des vingt-sept Etats membres restants, un ou plusieurs partis politiques exigent un référendum portant sur l'UE - même si tous ne posent pas directement la question d'une sortie de l'Union. Cette demande de consultation populaire est une position commune des partis anti-establishment de la droite comme de la gauche.

 

Logique de fragmentation

La crise du Brexit constitue la démonstration puissante que la dissolution de l'Union européenne n'est pas et ne peut se résumer à un simple retour aux Etats-nations d'avant la création de l'Union. La probabilité d'un nouveau référendum sur l'indépendance de l'Ecosse et la crise profonde des deux principaux partis britanniques à la suite du vote du 23 juin m'incite à penser que la désintégration de l'Union pourrait également signifier la désintégration de certains des Etats membres existants ainsi que la désintégration du système politique démocratique.

Comment, dans ces conditions, pourrait être définie ou conceptualisée la " désintégration " de l'Union ? Comment la distinguer de la " réforme " ou de l'évolution ? La sortie d'un seul pays de la zone euro ou de l'UE elle-même équivaut-elle à une " désintégration " ? S'éloigner de " l'union toujours plus étroite " en tant qu'objectif ultime de l'intégration européenne est-il un signe de désintégration ? Ou bien alors l'indicateur- clé serait-il l'abrogation de certaines réalisations majeures de l'intégration européenne telle que la fin de la libre circulation des personnes ou le démantèlement de la Cour de justice de l'UE ? L'éclatement de la zone euro signera-t-il la fin de l'UE, ou un simple retour à la situation qui prévalait avant l'adoption de la monnaie unique ? Et quel sens peut avoir une désintégration dans une Europe où les économies et sociétés sont à ce point imbriquées que l'absence de coopération est impossible ?

Le paradoxe de la crise actuelle est que la croyance selon laquelle l'Union ne peut se désintégrer constitue l'un des facteurs majeurs du risque de désintégration. Le 1er janvier 1992, le monde a découvert au réveil que l'Union soviétique ne figurait plus sur les cartes. L'une des deux superpuissances s'était effondrée sans guerre, sans invasion d'extraterrestres ni catastrophe quelconque, à l'exception d'une tentative grotesque et ratée de coup d'Etat. Cet effondrement s'est produit contre l'opinion de tous ceux qui affirmaient que l'empire soviétique était trop gros pour sombrer, trop stable pour s'effondrer, trop nucléarisé pour être vaincu, et qu'il avait survécu à trop de soubresauts pour imploser de lui-même. Jusqu'en 1990, un groupe d'experts américains reconnus s'est employé à dénoncer " ces scénarios sensationnalistes " qui " oublient que, dans le monde réel, il existe toute une série de stabilisateurs et de facteurs retardateurs ; les sociétés subissent fréquemment des crises, parfois graves et dangereuses, mais il est rare qu'elles se suicident ".

Dans quelle mesure le fait que les habitants des pays d'Europe orientale ont vécu l'expérience de la " désintégration " de l'Union soviétique puis de la Yougoslavie va-t-il influencer la dynamique de la crise européenne est également une question que l'on ne doit pas ignorer. L'expérience vécue de tels bouleversements rendra-t-elle les Européens de l'Est plus prudents et coopératifs dans leur réaction à la crise, ou incitera-t-elle au contraire les élites de ces pays à agir de façon à réduire autant que possible leurs pertes dans le cas d'une éventuelle dissolution de l'Union ? L'Union européenne ressemble à un couple marié (les deux conjoints étant l'Europe de l'Est et l'Europe de l'Ouest) qui traverse une crise grave, et le fait que l'un des partenaires (l'Europe orientale) a déjà été marié dans le passé et a connu un divorce difficile pèsera lourd dans les choix du couple.

En se penchant sur les circonstances de la dissolution de l'empire des Habsbourg, de l'Union soviétique ou de la Yougoslavie de Tito, on peut conclure que si l'Union européenne se désintègre, la logique de sa fragmentation sera une logique de ruée sur les banques, et non une logique de révolution. La désintégration de l'UE ne sera pas la victoire des forces anti-UE sur les forces favorables à l'UE ; elle sera bien plus probablement la conséquence involontaire du dysfonctionnement (ou de ce qui est perçu comme tel) déjà ancien de l'UE, aggravé par une mauvaise interprétation, de la part des élites, des dynamiques politiques nationales. C'est la panique des déposants qui est à même de détruire n'importe quelle banque. Dans le cas de l'UE, le risque est que les élites, paralysées par la peur de la désintégration, cherchent à récupérer le plus de souveraineté possible par crainte que la situation finisse par échapper à tout contrôle. En d'autres termes, l'europessimisme des élites pourrait au bout du compte s'avérer plus destructeur que l'euroscepticisme des populistes et leur désir de détruire Bruxelles.

Dans cette situation d'incertitude paralysante, les expériences soviétique et yougoslave peuvent nous fournir d'utiles leçons. La première de ces leçons est que dès lors qu'il s'agit d'évaluer les risques de désintégration, les économistes sont rarement capables d'avoir une vision juste. Leur confiance excessive dans les rationalités économiques des acteurs les pousse à l'erreur.

 

Risque d'aggraver le processus

La deuxième leçon est que le principal risque ne provient pas d'une déstabilisation à la périphérie, mais d'une révolte au centre (même si les crises périphériques peuvent être contagieuses). Ce fut le choix de la Russie d'abolir l'union, plutôt que l'éternel désir des républiques baltes de s'en séparer qui détermina le sort de l'Etat soviétique. Et cela signifie que la loyauté de l'Allemagne envers l'Union ne saurait être tenue pour acquise, en particulier dans une situation où le Brexit fait craindre à de nombreuses capitales une Union dominée par Berlin.

La troisième leçon est que c'est bien souvent l'espoir d'une Union plus petite mais optimisée et plus fonctionnelle qui peut ouvrir la voie à la désintégration. C'est la tentative russe de consolider une union meilleure et plus organique avec l'Ukraine, la Biélorussie et le Kazakhstan qui explique l'empressement de Moscou à tirer un trait sur l'Union soviétique. Or, une fois qu'il est enclenché, le processus de désintégration développe sa propre logique, laquelle peut se révéler très différente de la logique envisagée par les architectes d'une meilleure Union. Sous cet aspect, toute fixation exclusive sur les pays de la zone euro ou toute initiative symbolique telle qu'une réunion des membres fondateurs de l'UE est susceptible d'aggraver le processus de désintégration au lieu de le contenir.

La quatrième leçon est que ce sont les élites opportunistes et non les rebelles populistes qui représentent la plus grande menace pesant sur le projet européen. On pourrait l'appeler " l'effet Boris Johnson " : les politiciens ambitieux tentés de se servir de la crise actuelle pour promouvoir leur agenda personnel peuvent être plus destructeurs que les populistes en colère souhaitant faire capoter l'Union.

La cinquième leçon est que la volonté des acteurs extérieurs de sauver l'Union lorsque arrive le " moment de la désintégration " ne pèse rien, même si cet acteur est incarné par les Etats-Unis d'Amérique. L'appel lancé aux Britanniques par Barack Obama pour voter en faveur du " Remain " n'a pas été plus efficace que le honteux discours prononcé en août 1991 à Kiev par George H. Bush, dans lequel il conseillait aux Ukrainiens de rester au sein de l'Union soviétique.

La sixième leçon de l'expérience de la désintégration dans l'Europe du XXe  siècle est que dans une crise telle que celle-ci, au bout du compte, le choix final devra toujours se faire entre d'une part ceux qui défendent la rigidité, les règles et le refus du compromis comme la meilleure politique pour éviter la catastrophe, et d'autre part ceux qui militent pour la souplesse et les ajustements. Et si nous devons en croire l'Histoire, ce sont les partisans de la " souplesse " qui sont seuls en mesure de sauver l'Union européenne.

Traduit de l'anglais par Gilles Berton