Qu’en est-il de l’accord de libre-échange Canada-Union européenne ?

2017/03/16 | Par Jacques B. Gélinas

L’Accord économique et commercial global (AECG) conclu à l’arraché en octobre 2016, après huit ans de négociations tordues, entrera en vigueur en avril prochain, sans avoir obtenu la ratification normalement nécessaire des 28 parlements des pays membres de l’Union.

Il faut rappeler comment la mis e au monde cet Accord n’a été possible qu’à force d’impostures et de cachoteries, signe que ses protagonistes - la Commission européenne et les gouvernements Harper et Trudeau - avaient quelque chose à cacher. Cachez cet agenda néolibéral que le bon peuple ne saurait voir.

L’adhésion du public aux principes du néolibéralisme s’est érodée au fil des ans. Car au lieu de l’enrichissement promis par trois décennies de néolibre-échange, on assiste aujourd’hui à l’appauvrissement des classes moyennes et populaires, à une stagnation des salaires, à la croissance des inégalités et à l’imposition de politiques d’austérité.

 

Chronique d’une négociation marquée au coin de l’imposture et de la cachoterie

Une première imposture devrait coiffer cette chronique : celle de Jean Charest qui aime se présenter comme le père de l’Accord, alors qu’il n’a été que la mouche du coche, «prétendant animer l’attelage par son bourdonnement» (La Fontaine).

La vérité, c’est que l’idée d’un accord de libre-échange Canada-Union européenne mijotait depuis le début du millénaire. Le projet s’appelait alors Accord sur le renforcement du commerce et de l’investissement (ARCI). Premier sommet à Ottawa en décembre 2002.

En 2006, suspension des négociations. L’Union européenne trouve que le Canada ne fait pas assez de concessions, surtout en ce qui touche les achats publics. C’est 127 milliards de dollars de contrats octroyés annuellement par les gouvernements fédéral et provinciaux, les municipalités, les hôpitaux, les universités et les sociétés d’État. Voilà ce qui intéresse les multinationales européennes. Côté canadien, on hésite. On craint une perte d’autonomie.

Avec l’arrivée au pouvoir du gouvernement néoconservateur de Stephen Harper, les choses changent. L’Union européenne se montre désormais confiante d’obtenir les concessions désirées… et plus. En 2009, les négociations reprennent, dont voici les étapes marquantes :

  • 6 mai 2009: Stephen Harper atterrit à Prague pour donner le coup d’envoi à des négociations dont le grand public ignore la teneur et les visées concrètes; sept séances suivront à huis clos, dans la même opacité.
  • 8 décembre 2011 : Pierre-Marc Johnson, négociateur de l’AECG pour le Québec, refuse en commission parlementaire de réponde aux questions des députés sur le contenu de l’Accord, évoquant le contrat de confidentialité qu’il a signé. 
  • 20 octobre 2013: les deux parties s’étant entendues sur les termes de l’Accord, le premier ministre Harper apparaît à Bruxelles pour le parapher, tandis que la résistance s’organise dans la société civile.
  • 5 août 2014: les termes de l’Accord ayant été remanié pour répondre aux critiques qui pleuvent de toutes parts, le texte est paraphé une seconde fois par les deux parties.
  • 24 septembre 2014: le texte est enfin rendu public, après qu’une fuite en eut révélé le contenu.
  • 26 septembre 2014: signature solennelle de l’Accord, à Ottawa, par le premier ministre Stephen Harper, d’une part, et par le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, et le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, d’autre part. Les signataires jubilent : cette signature «marque un moment véritablement historique». Cette cérémonie précipitée apparaîtra bientôt comme une parade protocolaire visant à court-circuiter la résistance.
  • 27 septembre 2014: recrudescence des contestations des deux côtés de l’Atlantique, à mesure que les organisations de la société civile prennent connaissance du document; en Europe, les élus nationaux écoutent ces doléances et plus d’un se prononcent contre l’Accord; les négociations vont donc reprendre pour aplanir les éléments qui fâchent.
  • 2 février 2016: exaspérée, la ministre du Commerce international, Chrystia Freeland, proclame la fin des négociations; elle va donc parapher l’Accord pour la troisième fois.
  • 23 juin 2016: le BREXIT, soit un vote référendaire au Royaume-Uni en faveur du retrait de l’Union, constitue un humiliant désaveu des pratiques de la Commission.
  • 14 octobre 2016 : le parlement de la région wallonne se prononce contre l’Accord qui, de ce fait, se trouve dans une impasse.
  • 24 octobre 2016 : ultimatum de la Commission au parlement Wallon : «On va vous tordre le bras». (cf. Daniel Lessard sur les ondes de Radio-Canada, 17.10.24).
  • 27 octobre 2016 : le parlement de la Walonnie cède et lève son véto.
  • 30 octobre 2016: signature de l’Accord, à Bruxelles, par le premier ministre Justin Trudeau, d’une part, et par le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, et le président du Conseil européen, Donald Tusk, d’autre part.
  • 15 février 2017: Le Parlement européen se prononce en faveur de l’Accord.

Avant son entrée en vigueur, l’AECG devra être ratifié par les Parlements des 28 États membres, dont certains n’excluent pas la tenue d’un référendum. Ce qui est risqué et prendra beaucoup de temps. Ne désarmant point, la Commission trouve une astuce: l’Accord entrera en vigueur de façon «provisoire», pour la partie qui ne concerne pas les compétences nationales, soit environ 90% du contenu. C’est dire l’ampleur des renoncements de souveraineté auxquels les États ont consenti.

 

Une série d’impostures

Ainsi, du début à la fin du processus, les protagonistes de l’AECG ont manœuvré pour tromper le public par des discours mensongers assurant ou laissant entendre que :

  • l’AECG porte essentiellement sur les marchandises, alors qu’il porte avant tout sur les investissements, la privatisation des services publics, les achats publics, la protection des brevets des compagnies pharmaceutiques, la limitation du libre accès à Internet et l’ouverture des marchés agricoles; même l‘exception culturelle perd des plumes.
  • le remplacement du tribunal privé, supraétatique, par le «Système judicaire sur l’investissement» va freiner le pouvoir accordé aux multinationales de poursuivre les États en justice pour abus de règlementation; or, ce changement s’avère purement cosmétique.
  • l’Accord va augmenter le PIB canadien de 12 milliards de dollars annuellement; une étude d’impact réalisée par la Commission européenne, en 2011, indique plutôt des gains dérisoires : 0,36% pour le Canada et 0,03% pour l’Union;
  • l’Accord créera des centaines de milliers d’emplois; une étude sérieuse du Conseil des Canadiens et de l’Université Tufts des États-Unis, conclut plutôt à une perte de 250 000 emplois au Canada et en Europe;
  • l’Accord va enrichir la classe moyenne; 25 ans de néolibre-échange comme celui que propose l’AECG n’ont fait que l’appauvrir;
  • les exportations canadiennes vont progresser considérablement; notons que les tarifs entre les deux parties s’avèrent déjà très faibles : 2,2% en moyenne pour l’entrée des marchandises canadiennes en Europe, et 3,5% pour l’entrée des biens européens au Canada; l’Europe profitera donc plus que le Canada de l’élimination complète des tarifs qui, selon le Conference Board, n’aura que peu d’impact sur nos exportations vers l’Europe[1].

             

Le pouvoir usurpé de la Commission européenne

Vous croyez que la Canada a négocié cet accord, dans un cadre démocratique, avec des représentants élus des pays européens? Détrompez-vous. Les négociateurs canadiens n’ont traité qu’avec la puissante bureaucratie de la Commission européenne, bras exécutif de l’Union. Les gouvernements des 28 États membres ont été tenus à l’écart.

Ladite Commission est une énorme bureaucratie - 40 000 fonctionnaires – autour de laquelle gravitent 37 500 lobbyistes, représentants des compagnies transnationales, l’oligopole bancaire mondial, de puissants cabinets d’avocats et de think tanks. Les dirigeants de la Commission ont toujours refusé d’encadrer efficacement le lobbying, sous prétexte qu’ils ont besoin de cet afflux d'informations pour bien remplir leur mission de gouverner l’Europe.

Ce 25 mars, on célébrera, dans la capitale italienne, le 60e anniversaire du traité pionnier de l’Union européenne : le Traité de Rome, signé par six pays fondateurs. Le Marché commun, institué en 1958, visait la suppression progressive des tarifs douaniers entre les Six. Il s’agissait à l’époque d’un libre-échange de coopération, contrairement à ce que préconise aujourd’hui le néolibre-échange fondé sur la compétition et, en dernière analyse, sur la guerre économique.

Il faudra un autre article pour raconter comment l’Union européenne s’est dénaturée.

 

[1] Pour les produits sous la gestion de l’offre – le lait, les œufs et la volaille -, c’est différent. Ils sont protégés par des frais douaniers prohibitifs. Néanmoins, l’AECG ouvre une brèche pour les produits laitiers : l’Europe pourra déverser 17 700 tonnes de fromage en sol canadien sans frais de douane. Méchante affaire pour les artisans fromagers du Québec qui produisent 60% des fromages fins canadiens.