Le Post & Daniel Ellsberg

2018/01/17 | Par Pierre Jasmin

Daniel Ellsberg, devant la cour fédérale à Boston, le 28 juin 1971 DONALD F. HOLWAY/NYT

L’auteur est membre des Artistes pour la paix, membre exécutif des Conférences Pugwash Canada et du Réseau canadien pour l’abolition de l’arme nucléaire

 

Les premières minutes du film

Film un peu trop prévisible, le Post pourrait avoir été tourné il y a un demi-siècle en noir et blanc (la photo ci-dessus n’en fait pas partie). Est-ce une qualité voulue par le metteur en scène Steven Spielberg, son compositeur John Williams, ainsi que par les deux acteurs chevronnés, Meryl Streep et Tom Hanks, vu que les événements relatés se passent en 1971, au tout début de leurs carrières respectives?

Le travail effectué reflète leur expérience éminemment professionnelle et efficace : à une heure de l’après-midi le 12 janvier 2018, premier jour d’affiche, une salle remplie réagissait avec entrain au déroulement scénaristique implacable. Néanmoins, le jury des Golden Globes n’a, avec raison, accordé aucun des quatre prix majeurs (meilleur film, meilleure réalisation et meilleurs acteurs masculin et féminin) pour lesquels le film était en compétition.

On constate aisément que la version originale du film ne contient aucune valeur ajoutée à la version traduite par nos compétents doubleurs québécois, qui s’acquittent de leur tâche sur un pilote moins automatique que leurs collègues-étoiles.

En outre, tout activiste anti-guerre constatera que les vrais sujets du film sont escamotés dès ses premières minutes : les mensonges sans vergogne des présidents américains depuis Eisenhower, énumérés platement par un trop bref montage de discours successifs, et les scènes de guerre au Vietnam, filmées à la manière du National Geographic Magazine, déçoivent par rapport à celles vues l’an dernier, notamment l’impressionnante boucherie de Hacksaw Ridge (Mel Gibson, reconstituant la Seconde guerre mondiale au Japon) et Whiskey Tango Foxtrot (Glenn Ficarra et John Requa, sur la guerre d’Afghanistan vécue par les médias).

Spielberg parsème le tout de protestations anti-guerre de flower children grossièrement costumés, brandissant frénétiquement de simplistes pancartes. Quant au héros véritable Daniel Ellsberg, qui travaillait alors pour Robert McNamara, secrétaire à la Défense sous Kennedy et Johnson qui a produit les Pentagon papers, on expédie sans suspense son exploit de subtiliser et photocopier les milliers de pages du document, alors qu’il a inspiré Julian Assange et Edward Snowden.

 

UNE FEMME SEULE DANS UN MONDE D’HOMMES

Le reste du film fait l’éloge des journalistes, prêts à compromettre leurs précieux liens avec les pouvoirs politiques et financiers pour mettre en échec le président Nixon qu’on voit fulminer, profilé derrière une fenêtre de la Maison-Blanche.

Si the Post semble au départ timidement emprunter une piste féministe avec Katharine Graham, jouée par Meryl Streep, devenue propriétaire du Washington Post suite au suicide de son mari, le film abandonne trop vite ce portrait émouvant d’une femme entourée d’hommes qui la méprisent, pour bifurquer vers sa thèse privilégiée : comment une si riche femme, aux contacts sociaux si nombreux et si puissants à Washington, a-t-elle eu l’imprévisible courage de suivre, contre les conseils de ses adjoints financiers, la voie exigeante de vérité énoncée par son éditeur, Ben Bradlee, joué par un Tom Hanks assez éteint? Car, dans le fond, n’est-ce pas le dilemme moral actuel que vit tous les jours le gratin d’Hollywood et le quatrième pouvoir des médias?

On sent Spielberg 2017 d’autant plus admiratif du choix audacieux de madame Graham, que sans doute personne n’agirait ainsi de nos jours, y compris la Cour Suprême avec ses juges d’obédience républicaine (le vote n’avait alors été que six juges à trois en faveur de la liberté de la presse, pourtant protégée par la Constitution américaine).

Reconnaissons le courage d’une femme qui, de son journal publiant, en première page, non pas une, mais deux photos du mariage de la fille de Nixon, l’a transformé en média respecté, en acceptant de publier une partie des Pentagon Papers, malgré la menace de prison que l’injonction adressée la veille par un juge au New York Times laissait présager.

C’est le sujet choisi par le film, qu’un critique nostalgique de l’époque héroïque journalistique n’a louangé que dans ses scènes de rotatives et de piles de journaux attachées qu’on garroche dans la rue d’un camion en marche devant les kiosques à journaux, même si tout cela était déjà montré dans le film Spotlight (on se souvient du film oscarisé en 2016, montrant le courage du Boston Globe de s’attaquer aux centaines de prêtres catholiques pédophiles américains).

Quant au courage de s’objecter à Nixon, la fin du film se lit comme un prequel de All the President’s Men où Allan J. Pakula racontait l’affaire Watergate. Personnellement, question courage, j’ai pour souvenir marquant ma professeure de 92 ans, Rosina Lhevinne cofondatrice de l’école de musique Juilliard de New York et invitée vedette de l’Université de Californie du Sud, alma mater de Nixon, qui à trois mois de sa réélection triomphale s’écriait en pleine classe de maître à Los Angeles : « C’est un bandit! » Ah, si on écoutait toujours les femmes courageuses (#moi aussi, #et maintenant)!

 

ELLSBERG, OBJET D’UN PROCHAIN FILM?

Le Globe & Mail (Toronto, 5 janvier) a publié deux brillantes entrevues de ce véritable héros, à l’occasion de la parution de The Doomsday Machine: Confessions of a Nuclear War Planner le mois dernier par Bloomsbury (USA), un sujet médité pendant un demi-siècle par Daniel Ellsberg qui, en 1971, avait choisi d’ignorer la section nucléaire des Pentagon papers, pour concentrer ses révélations sur l’hécatombe au Vietnam.

Cette fois, il dénonce son insouciance crasse face aux conséquences abominables des armes nucléaires. Ainsi, sous les ordres exclusifs du célèbre général Curtis LeMay (voir première page du Times magazine ci-jointe), le Strategic Air Command commandait des bombes mille fois plus meurtrières que Fat Man qui détruisit Nagasaki. Le Joint Strategic Capabilities Plan, non communiqué même au Secrétaire de la Défense (!), calculait froidement à 380 millions de morts, explosés ou irradiés, que la Russie et la Chine souffriraient suite à un bombardement américain.

Le général, célèbre pour avoir commandé l’attaque au napalm qui dévasta Tokyo le 10 mars 1945 et ensuite pour  son obsession de sauver le monde libre des communistes et des Noirs, a servi de modèle à Stanley Kubrick pour le film Docteur Folamour ou comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer la bombe (1964).

La déshumanisation militariste, qui a provoqué la démission du jeune Ellsberg, employé de la corporation RAND, se répandait dans les discours des présidents américains, encore plus propagandistes, finalement, que ceux de leurs adversaires communistes. Et on ne mentionne que les bombardements planifiés, alors que tant de fois les bombes nucléaires ont failli être déclenchées, par exemple par un vol d’outardes que les radars avaient pris pour une attaque ennemie.

The Doomsday Machine, selon Jonathan Power, est l’œuvre d’un homme de sagesse, qui parvenu à 86 ans, s’est vu refuser par dix-sept éditeurs en cinq ans la publication de cette ultime dénonciation des folles ambitions de leaders capables de risquer de déclencher un holocauste afin de conserver leur poste (Kennedy et Khrouchtchev, lors de la crise de Cuba). Et Ellsberg compare la position actuelle du monde à celle d’hommes sujets à des crises d’humeurs, de moments intenses de peur ou de désespoir, gardant à leur portée sur leurs tables de chevet un pistolet chargé.