Le réseau de la santé est à reconstruire

2018/10/26 | Par Pierre Dubuc

De la politique du Déficit Zéro du gouvernement de Lucien Bouchard, on a surtout retenu, dans le domaine de la santé, le départ à la retraite d’un grand nombre d’infirmières, auquel les Libéraux ont attribué, pendant des décennies, tous les problèmes du réseau. Mais on oublie que la politique du Déficit Zéro s’accompagnait du virage ambulatoire, avec la fermeture d’hôpitaux, une réduction importante du temps passé à l’hôpital par les patients, et une plus grande importance accordée aux soins à domicile. Cela allait chambouler complètement le travail des professionnelles en soin (infirmières, auxiliaires, inhalothérapeutes).

Les soins à domicile, qui relevaient entre autres des infirmières des Centres locaux de services sociaux (CLSC), ont été en partie octroyés à des Entreprises d’économie sociale de soins à domicile (EÉSAD). Progressivement, les gouvernements encouragèrent les EÉSAD, dont le personnel est rémunéré à des salaires proches du salaire minimum. Aujourd’hui, à l’instar du reste du réseau de la santé, les patients qui reçoivent des soins à domicile nécessitent davantage de soins complexes.

Parallèlement, avec le renvoi toujours plus rapide des patients à domicile, les personnels en soins des hôpitaux avaient la responsabilité de patients nécessitant plus de soins. « Auparavant, raconte Nancy Bédard, une hystérectomie nécessitait, en moyenne, une convalescence de 14 jours à l’hôpital. Une infirmière pouvait s’occuper de 16 patients. Maintenant, la patiente est renvoyée à la maison après 2 à 3 jours. L’infirmière doit s’occuper de patients exigeant des soins de plus en plus aigus. » Se sont alors posées la question des ratios et l’ouverture de négociations avec le ministre Barrette. Gain obtenu par la FIQ lors de la dernière négociation nationale, les travaux pour la mise en place de ratios professionnelles en soins/patients se sont accélérés après qu’une jeune infirmière de l’Estrie, Émilie Ricard, eût publié un message sur Facebook, avec une photo d’elle en larmes, prise à la fin de son quart de travail de nuit, où elle se décrit « vidée », « exténuée », « brisée par son métier », « honteuse » de la pauvreté des soins qu’elle peut prodiguer.

 

L’exemple de la Californie

La preuve qu’on pouvait s’attaquer aux ratios avec succès est venue de la Californie. « Lors d’une rencontre internationale de syndicats de la santé, on a appris que les infirmières de la Californie avaient vécu dans les années 1990 la même situation que la nôtre. Elles ont lutté pour l’obtention de ratios et les ont obtenus dans une loi adoptée en 2002 », se rappelle Nancy Bédard.

Au Québec, la lutte vers l’obtention de ratios professionnelles en soins/patients s’est aussi traduite par des gains. « Dans les CHSLD, la norme était une infirmière de nuit pour 80 à 110 patients. On vient de négocier un rapport d’une dyade infirmière/infirmière auxiliaire pour 37 à 44 patients. En chirurgie, c’était une infirmière pour 11 à 16 patients. On a obtenu une dyade infirmière/infirmière auxiliaire pour 7 à 9 patients », se réjouit la leader syndicale.

La FIQ a arraché au Dr Barrette la mise sur pied de 17 projets de ratios à l’échelle du Québec, dont 13 sont en marche. Une fois les projets réalisés, les résultats seront déployés partout sur le territoire. Nancy Bédard a bon espoir que la CAQ poursuivra l’expérience. « La nouvelle ministre de la Santé, Mme McCann, s’est engagée à continuer la démarche en cours, lors d’un débat organisé par la FIQ avec des représentants des partis politiques durant la campagne électorale. »

Lorsqu’on la questionne sur les coûts supplémentaires de l’augmentation de la main-d’œuvre que les nouveaux ratios entraîneront, sa réponse est déjà prête. « Des ratios plus bas signifient de meilleurs soins aux patients. Cela veut dire moins de plaies de lit (qui augmentent de sept le nombre de jours d’hospitalisation à 1351$ par jour); moins d’erreurs dans la dispensation des médicaments (ce qui entraîne, selon les statistiques, quatre jours de plus d’hospitalisation) et moins de retour à l’hôpital des patients. »

Mais est-ce qu’il y a suffisamment de personnels en soins de disponibles? À cet égard, l’exemple de la Californie est, pour elle, probant. « 4 000 infirmières sont revenues du privé au public.1 300 postes à temps complet vacants ont été comblés. »

« Les gens me demandent souvent de leur expliquer le paradoxe suivant : il manque d’infirmières, alors qu’un grand nombre d’entre elles sont à temps partiel. La raison est bien simple à comprendre. Il y a principalement deux phénomènes : des employeurs qui n’affichent pas des postes à temps complet et des professionnelles en soins qui souhaitent garder un contrôle de leur horaire en choisissant des postes à temps partiel. Elles ne veulent donc pas d’un poste à temps complet avec le temps supplémentaire obligatoire qui y est associé. À cela, il faut ajouter que 90 % de nos membres sont des femmes, dont la moitié vont vivre, à un moment ou à un autre, la monoparentalité. »

« D’ailleurs, s’empresse-t-elle de rappeler, Mme McCann, notre nouvelle ministre de la Santé, a pris le ferme engagement, au cours du même débat, de supprimer le temps supplémentaire obligatoire. » Si tel est le cas, la présidente de la FIQ croit être en mesure d’atteindre les cibles de postes à temps complet fixées pour 2020, soit de passer de 50 % actuellement à 62 % pour les infirmières, de 30 % à 50 % pour les infirmières auxiliaires et atteindre 54 % pour les inhalothérapeutes.

« J’ai bon espoir d’y arriver. Déjà, je constate la satisfaction du personnel dans les projets ratios en cours. Nos membres nous disent : On peut prendre nos pauses, nos repas, porter l’attention qu’ils méritent à nos patients. Déjà, des professionnelles en soins me disent qu’elles vont retarder leur départ à la retraite. »

 

Redonner ses lettres de noblesse au CLSC

Avec la création des Groupes de médecine familiale et le transfert des services donnés par les CLSC à quelque 50 cliniques privées, le gouvernement a privatisé les soins de première ligne. « Les GMF, c’est la culture du privé. Le médecin embauche qui il veut. Des infirmières viennent du réseau public de la santé, d’autres de l’extérieur du réseau. Les premières sont syndiquées et sont assujetties à des normes, des protocoles, des règles d’établissement et à un cadre juridique. Ce n’est pas le cas pour les autres. La gestion et la pratique des médecins sont privées, mais tout est financé à même des fonds publics », s’indigne Nancy Bédard.

« Avec le transfert des CLSC aux cliniques privées, on a centralisé au détriment des petites cliniques et on a perdu des services qui étaient offerts à la population. De plus, les gens doivent se déplacer sur de plus longues distances. Ça touche les plus vulnérables. »

Nancy Bédard pense qu’il faut revoir notre façon de dispenser des soins et les services en 1re ligne notamment en rendant aux CLSC ses lettres de noblesse. « Les CLSC sont des services de proximité et toutes les infrastructures sont là, avec les infirmières et les praticiennes spécialisées. » Un autre modèle à imiter est celui de la Coopérative de solidarité SABSA à Québec, une clinique de proximité sans rendez-vous où les usagers rencontrent, non pas un médecin, mais une infirmière-praticienne ou une infirmière-bachelière en première ligne, qui sont autorisées à prescrire certains examens diagnostiques et des médicaments, appliquer des traitements médicaux, etc.  « Nous avons fait la preuve de son efficacité. 95 % des cas sont réglés sur place. Seulement 5 % sont référés à un médecin. »

« La lutte n’est pas gagnée, conclut la présidente de la FIQ, mais on sait dans quelle direction il faut aller ! »