COVID-19 : Pour une véritable commission d’enquête publique

2020/05/27 | Par Pierre Dubuc

Dans son édition du 24-25 mai, le journal Le Monde publie un texte de l’écrivain Michaël Fortier sur le roman de Kenzaburô Ôe « Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants », histoire d’une épidémie au Japon.

Le roman relate la vie d’un groupe d’enfants se retrouvant piégé dans un village de montagne japonais en proie à une épidémie. Ces enfants sont de jeunes délinquants évacués d’une maison de correction. Pour faire face à l’épidémie qui se propage, les villageois utilisent les enfants pour faire la sale besogne, enterrer les animaux contaminés, et les enferment à double tour une fois la nuit venue. Mais, bientôt, les villageois lèvent le camp, abandonnant les enfants à la vallée pestiférée.

Ce qui est intéressant pour la situation actuelle, ce sont les propos du maire revenu au village : « Aucune épidémie ne s’est propagée dans le village. Les villageois ne sont pas partis. On fera comme si. Ça nous évitera des ennuis. Compris? »

 

Avant « l’après », le « pendant »

Faire comme s’il ne s’était rien passé pour éviter des ennuis aux gouvernements, tant à Ottawa qu’à Québec, c’est essentiellement ce que propose Brian Myles du Devoir dans son éditorial du 25 mai. « Une commission d’enquête n’est peut-être pas le remède le plus approprié dans la situation », écrit-il. Il justifie son rejet en disant : « Que ne savons-nous pas déjà sur les déplorables conditions de travail en CHSLD, le roulement de personnel, la gestion budgétaire cupide et les incohérences bureaucratiques? ». Il plaide plutôt pour des « états généraux pour réinventer le Québec ».

Bien d’accord pour débattre de « l’après » et de prendre en considération nos connaissances sur « l’avant ». Mais ce qui nous intéresse, c’est le « pendant » !

Que s’est-il passé entre le 12 janvier, moment où l’Organisation mondiale de la santé (OMS) rend publique la séquence génomique du virus qui frappe la ville de Wuhan en Chine – ou encore le 30 janvier, jour où l’OMS publie un communiqué déclarant que « la flambée épidémique remplit désormais les critères d’une urgence de santé publique de portée internationale » –  et le 12 mars, le jour où le confinement a été décrété au Québec.

Nous savons que des pays ont réagi promptement en adoptant les mesures connues pour faire face à une épidémie :  Fermer les frontières, rendre le port du masque obligatoire, « tester, tester et tester » pour isoler les personnes infectées et mettre en quarantaine leurs contacts.  Taïwan, par exemple. Un pays de 23 millions d’habitants qui ne déplore aujourd’hui que sept (7) décès ! Vous avez bien lu ! Sept décès ! Alors que, pour une population de 8 millions d’habitants, nous dépassons les 4 000 de morts !

Quelle a été la réaction de nos gouvernements, des responsables de la santé publique? Sur son blogue sur le site du magazine L’Actualité, le journaliste Alec Castonguay nous propose sous le titre « Au cœur de la bataille pour sauver le Québec », un récit exclusif des dessous de la crise, avec un calendrier des principales réactions de l’appareil gouvernemental à Québec.

Une séquence éloquente

12 janvier. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) divulgue le séquençage du coronavirus. L’Agence de la santé publique du Canada met sur pied un comité spécial de surveillance de la maladie. Cette vigie de fonctionnaires permet de faire suivre aux ministères de la Santé des provinces l’information transmise aux États, notamment par l’OMS, nous apprend Alec Castonguay.

22 janvier. Le sujet du coronavirus est une première fois abordée au cabinet de la ministre de la Santé Danielle McCann. Mais c’est un sujet mineur à l’ordre du jour. Quelques jours plus tard, une note interne explique à la ministre Danielle McCann que les personnes âgées sont plus susceptibles de souffrir de complications.

24 janvier. La division de la sécurité civile au sein du ministère de la Santé se réunit pour déterminer quelles seront les prochaines étapes si l’épidémie sort de Chine.

10 février. Les hauts fonctionnaires révisent ce qui a été planifié à l’époque de la grippe H1N1.

21 février. Les fonctionnaires évaluent la réserve de matériel de protection en cas d’épidémie et constatent que les stocks sont bas. Les établissements de santé de Montréal et de Laval publient un avis de contrat sans appel d’offres pour des masques.

27 février. Premier cas québécois, une médecin originaire d’Iran qui revient de ce pays.

6 mars. Le sous-ministre de la Santé, Yvan Gendron, annule ses vacances à l’étranger pour commencer à appliquer l’une des mesures du plan d’urgence : la transformation du réseau pour affronter la vague potentielle de malades et éviter de se retrouver submergé comme l’Italie. Des personnes âgées sont transférées des hôpitaux vers les CHSLD.

9 mars. Réunion au sommet du premier ministre François Legault avec le Dr. Horacio Arruda.

12 mars. Une dizaine de cas sont confirmés. Premières mesures de confinement qui se déploieront jusqu’au 24 mars, où il ne reste que les services essentiels.

18 mars. Premier décès lié au virus.

10 avril. Catastrophe au CHSLD privé Herron, à Dorval. 31 décès. Des employés, malades ou fuyant le virus, ont déserté en grand nombre les lieux, laissant derrière des confrères dépassés par l’ampleur de la tâche et des résidents en perte d’autonomie qui doivent attendre de longues heures que l’on vienne les laver ou même les hydrater.

 

Des questions

Bien entendu, il serait extrêmement intéressant et nécessaire de disposer d’un calendrier semblable des réactions à Ottawa. Le gouvernement Trudeau est en grande partie responsable du gâchis en ayant trop tardé à fermer les frontières.

De plus, Ottawa a fait preuve d’une insouciance criminelle dans sa gestion du matériel de protection (masques, visières, gants, blouses, etc.). La responsable canadienne de la Santé publique, Mme Tam, n’a pas suivi les recommandations des rapports produits après le SRAS-COV et la grippe H1N1, à la rédaction desquels elle avait pourtant collaboré !

Ainsi, le gouvernement canadien – mais aussi celui du Québec – non pas remplacé, pour faire des « économies », les importants stocks de matériel de protection entreposés. Le Canada a même expédié en Chine, le 4 février et les jours suivants, 16 tonnes d’équipement de protection personnelle contre le coronavirus, soit après que l’OMS ait publié son communiqué du 30 janvier déclarant que « la flambée épidémique remplit désormais les critères d’une urgence de santé publique de portée internationale ».

Bien entendu, on peut remonter loin dans le temps pour distribuer les responsabilités de l’impréparation de notre système de santé. Transferts fédéraux en santé qui sont passés de 50% à 22% des coûts de 1970 à aujourd’hui. Compressions des gouvernements Chrétien-Martin. Déficit zéro de Lucien Bouchard avec la fermeture de sept hôpitaux et des milliards de dollars pour doter la communauté anglophone d’un mégahôpital de la même taille que le CHUM francophone, même si elle ne représente que 8% de la population. Réforme Barrette, etc.

Bien que connus, comme le souligne Brian Myles, il est quand même nécessaire qu’une éventuelle commission d’enquête aborde ces sujets. Cependant, l’intérêt premier d’une commission d’enquête serait de savoir comment le Québec a pu être si mal préparé.  « On était mal préparés », a avoué Legault dans son point de presse du lundi 11 mai. « On a échappé le ballon », a reconnu le Dr Arruda à TLMP. C’est bien beau ces admissions. Mais nous dépassons les 4 000 morts depuis le début de la pandémie, dont plus de 80% dans les CHSLD.

Tout n’a pas été mauvais. Au contraire. Jusqu’ici, le confinement a été une réussite.

Mais, comment expliquer, comme l’a révélé la journaliste Martine Biron de Radio-Canada, qu’aucun des onze comités mis en place par le ministère de la Santé pour faire face au coronavirus n’ait eu comme objet les CHSLD, alors que la ministre savait depuis la fin janvier que les personnes âgées étaient les plus susceptibles de souffrir de complications?

Comment expliquer encore, nous apprend toujours Martine Biron, que le Québec, ne voyant pas l’urgence d’agir, n’a passé la première commande de masques qu’autour du 19 janvier (21 janvier, selon Alec Castonguay) soit deux à trois semaines après la Colombie-Britannique, l’Alberta et l’Ontario?

Comment expliquer toujours que le Dr Arruda ait été à Genève, en Suisse, à prononcer une conférence sur la légalisation du cannabis alors que la COVID-19 frappait à nos portes? Et qu’il a fait suivre cette conférence de deux semaines de vacances au Maroc? Selon Martine Biron, c’est le chef de cabinet de François Legault, Martin Koskinen, et son conseiller spécial Stéphane Gobeil qui, ayant fait leurs devoirs, ont pris la décision de confiner le Québec.

Comment, surtout, les CHSLD sont-ils passés sous le radar, alors que de nombreux signaux montraient leur vulnérabilité et qu’on aurait dû s’intéresser à des expériences comme la Colombie-Britannique et en tirer des leçons?

 

Le tri a eu lieu

On peut comprendre jusqu’à un certain point l’état de panique qui a poussé le gouvernement Legault à libérer à la hâte des lits d’hôpitaux pour faire face à un afflux de malades lorsqu’on sait que le Québec et le Canada ont le plus faible taux de lits d’hôpital par tranche de population des pays avancés, soit 2,5 pour 1000 habitants. C’est moins que l’Australie (3,8), la France (6,0) et le Japon (13,1), et même que les États-Unis (2,8).

Aussi, par crainte qu’une pénurie de lits dans les hôpitaux oblige les médecins à faire le tri dans les malades – on soigne l’un, on laisse mourir l’autre – on a transféré un grand nombre de personnes âgées… dans les CHSLD ! Ce faisant, il s’est avéré qu’on faisait un tri. Des vieux condamnés à la mort pour des lits d’hôpitaux qui resteront inoccupés !

Était-ce inévitable ? Non. Dans sa chronique de La Presse+ du 21 mai, Isabelle Hachey rappelle l’exemple de la Colombie-Britannique. Horrifiée par le désastre provoqué par une éclosion de COVID-19 dans une résidence de la banlieue de Seattle « la directrice de santé publique de Colombie-Britannique, Bonnie Henry, a dès le 25 mars formellement interdit au personnel soignant de travailler dans différentes résidences pour aînés de la province. C’était impératif pour espérer contenir la propagation du virus ».

Elle aurait pu ajouter que Mme Bonnie Henry a aussi rapidement compris qu’elle devait revoir tous ses protocoles. Elle a nationalisé le fonctionnement de toutes les résidences privées. Elle a uniformisé les conditions de travail de tous les employés. Tous les temps partiels sont passés à temps plein. Les conditions de travail ont été resserrées partout. L’équipement de protection nécessaire a été rendu disponible.

 

La véritable cause

Le journaliste Francis Vailles a démoli l’argument – souvent servi par le trio Legault-Arruda-McCann – que le nombre plus élevé de décès au Québec s’expliquerait en partie par la plus grande proportion de personnes âgées dans les CHSLD.  Au Québec, explique-t-il, il y a 470 lits par tranche de 100 000 habitants, contre une moyenne de 474 dans les provinces de l’Ontario, de l’Alberta et la Colombie-Britannique.

La présence d’un plus grand nombre de résidences privées au Québec ne peut non plus être invoquée. Selon les données colligées par Vailles, 25 % des lits de CHSLD sont gérés par le privé au Québec, contre 67 % en Colombie-Britannique et 70 % en Alberta. En Ontario, 84 % des établissements du même type ne sont pas publics.

De plus, sur les 25 % de lits privés, la grande majorité est dans des CHSLD conventionnés, où les conditions de travail et la qualité sont très semblables à celles du public.

Alors, comment expliquer que l'on comptait 53 décès pour 1000 résidants de CHSLD au Québec à la mi-mai, contre près de 17 pour les foyers équivalents en Ontario et moins de 3 en Alberta et en Colombie-Britannique? De même, le nombre de décès de la COVID-19 est de 5 pour 1000 résidants dans les Résidences pour personnes âgées (RPA) au Québec, contre 3,3 pour 1000 en Ontario et seulement 0,3 pour 1000 en Colombie-Britannique.

Comment expliquer ces différences ? Selon Vailles, « LA grande raison a été l’erreur des autorités de ne pas avoir isolé rapidement les CHSLD, comme l’a fait la Colombie-Britannique ».

 

Le médium est le message

Il y a cependant un domaine où le gouvernement Legault a excellé : les communications. L’image « bon père de famille » de Legault, les tartelettes, les steppettes et les larmes d’Arruda, la langue de bois de McCann ont réussi à camoufler leur incurie criminelle, leur incompétence manifeste, l’état de désorganisation complète du réseau et une gestion particulièrement brouillonne qui est la marque de commerce de l’administration Legault.

À Ottawa, l’argent de Trudeau a fait oublier le sous-financement chronique de la santé par le gouvernement fédéral, dont les transferts ont été coupés de moitié au cours des années

Le « show de boucane » a été tellement efficace que le taux d’approbation du public à l’égard du gouvernement est de 80%, alors que la situation à Montréal est toujours hors contrôle et que la ville se range au 5e rang dans le classement des pires villes dans le monde. Même des militants chevronnés s’y sont laissés prendre. « The medium is the message », disait McLuhan. On regarde passivement la télévision. On n’écoute pas vraiment ce qui s’y dit. On ne cherche pas à décoder. On perd tout sens critique. Mais les faits sont têtus et la vérité émergera.

Le gouvernement Legault a aussi bâillonner l’opposition – avec son consentement ! Chapeau ! – avec des rencontres hebdomadaires où il leur donnait l’impression de participer à l’effort de guerre. D’autre part, les meneuses de claques de Legault et du Dr Arruda sur les réseaux sociaux se sont chargés d’intimider les journalistes, pendant que les propriétaires des médias quémandaient auprès du gouvernement.

Bien sûr, au départ, le Québec devait se serrer les coudes derrière son gouvernement. Il a eu une attitude exemplaire lorsque le confinement a été proclamé. Il faisait alors bloc avec son gouvernement. Mais, aujourd’hui, il faut commencer à demander des comptes aux deux niveaux de gouvernements sur leur gestion de la crise. Voilà pourquoi doit se tenir, une fois la situation sous contrôle, une véritable commission d’enquête publique.

 

Crédit photo : Radio-Canada / Cbc.ca