Le grand Charles, Roger, Jean et Dédé

 

Roger Taillibert est un architecte qui embrasse tout du regard et sait distinguer les choses de très loin. Aussi se permet-il d’envoyer des lettres directement au ciel, à son très cher ami Drapeau. Il ose même faire entendre du bout de sa plume une voix d’outre-tombe 0 celle du général de Gaulle. N’est-ce pas la meilleure façon d’interpeller le Québec, la France et le monde entier ? « Notre cher stade olympique », dit-il en substance à Jean Drapeau, est l’une des « voix du silence », dont parlait Malraux, la voix même du Québec, plus québécoise que les Québécois, « plus humaine que le monde », qui défie la mort et les galaxies en se moquant de « la nuit qui ne connaît pas l’Histoire ».

On se doute un peu que la hauteur de vues de Taillibert ressemble à celle de Drapeau. Mais le petit homme en noir, fédéraliste impénitent et politicien de droite jusqu’au bout des ongles, que l’architecte se plaît à décrire comme un notaire de province tranquille et doux, ne contemplait le stade que de la pelouse de sa modeste demeure du Nouveau Rosemont. Taillibert, lui, le regardait à partir du chemin du Roy, qu’il avait suivi, en juillet 1967, derrière la limousine de De Gaulle. Son livre Notre cher stade olympique fait pendant au tome III de C’était de Gaulle, d’Alain Peyrefitte.

Le stade 0 symbole de l’indépendance du Québec !

Taillibert et Peyrefitte ont écrit les deux livres que Drapeau aurait tant voulu écrire 0 la réponse au juge Malouf sur l’affaire du stade et l’essai sur la signification du « Vive le Québec libre ! ». Si Peyrefitte donne tout à fait tort à Drapeau en prouvant, citations à l’appui, que le Général savait parfaitement ce qu’il disait, Taillibert donne raison au maire en affirmant que le stade est une étonnante réussite artistique, sociale et même financière. Mais l’architecte va au-delà de ce que Drapeau aurait pu imaginer. Dans l’esprit de Taillibert, le stade olympique de Montréal, réalisation franco-québécoise, devient le symbole gaullien de l’indépendance future du Québec !

Taillibert révèle que les ennemis du maire étaient plus réfléchis qu’on ne le croyait et que ses amis n’étaient pas toujours de vrais amis. Il voit dans l’affaire du stade un véritable « roman policier ». On reconnaît bien là les Français, me direz-vous. Toujours aussi imaginatifs, toujours aussi théâtraux ! Mais de Gaulle nous a prouvé que le théâtre était parfois plus vrai que la vie. Taillibert dit à Drapeau 0 « Rien d’autre ne comptait que de réduire votre puissance, tant à Ottawa qu’à Québec. » Les ennemis étaient les Canadiens anglais et même les Américains ; les faux amis, Pierre Elliott Trudeau, Robert Bourassa, Paul Desrochers, Lucien Saulnier, Bernard Lamarre…

En plein cœur de l’est de Montréal

Le stade et les Jeux olympiques mettaient Montréal, et par conséquent le Québec, en vedette à travers le monde, tout particulièrement au sein de la francophonie. Drapeau insistait sur le caractère désintéressé de l’olympisme, doctrine formulée par le Français Coubertin, rénovateur des Jeux. Faire de la rue Boyce l’avenue Pierre-de-Coubertin et construire le stade, en plein cœur de l’est de Montréal, dans la circonscription très ouvrière et très péquiste d’Hochelaga-Maisonneuve, c’était finalement un peu plus qu’une question de détail. Même aujourd’hui, des amateurs de baseball anglophones ont peur, dit-on, de perdre leur âme en se rendant si loin dans le East End.

En fait, deux conceptions du sport s’affrontaient secrètement, à cause du symbole qu’était vite devenu le stade olympique 0 la conception universaliste, qui permet à des athlètes des pays de l’Est et des nations du tiers monde de rivaliser avec des athlètes occidentaux, et la conception américaine du sport professionnel et capitaliste, dont Maurice Richard fut pour nous à la fois le héros et la victime. Drapeau, qui ne savait même pas lancer un ballon, se doutait-il qu’opposer Coubertin aux sportifs de taverne, c’était un peu révolutionnaire ?

Le mot « culture » pour parler du sport

Taillibert, en tout cas, est convaincu qu’il s’agissait là d’une grande audace. Peut-on lui donner tort ? Il n’y a guère de réalité plus populaire que le sport, succédané pacifique de la guerre ; et les engouements du peuple ne trompent jamais. Deux conceptions du sport cachent nécessairement deux conceptions du monde. Taillibert rappelle que les Américains détestaient de Gaulle et regardaient comme une horreur sa vision de l’équilibre des forces internationales, contre-pied de leur impérialisme. La francophobie des Québécois, dont il a lui-même beaucoup souffert, Taillibert en voit la cause dans l’influence omniprésente des États-Unis. Le sport professionnel américain – représenté, chez nous, par le hockey et le baseball – n’est-il pas la liturgie de l’Oncle Sam – de Papa Boss, dirait Ferron – et la bière, sa Sainte Communion ? À côté de ça, le football universel, que les Américains appellent le soccer, fait figure de sport indigène et prolétarien, de divertissement de va-nu-pieds et de communistes. Les Canadiens anglais ont assez d’intuition pour savoir que la disparition du hockey et du baseball professionnels au Québec serait une catastrophe politique. Elle mènerait tôt ou tard au reniement d’une religion continentale, garante de la Confédération. Ce n’est pas pour rien qu’ils emploient le mot « culture » pour parler du sport.

Les aspects techniques et financiers de la rocambolesque histoire du stade olympique ne se comprennent, en effet, qu’à la lumière de la culture. En imposant le béton précontraint, Taillibert suscite l’hostilité de nos ingénieurs qui, formés à l’américaine, méconnaissent ce procédé, mis au point dès 1928 par l’ingénieur français Eugène Freyssinet. C’est pourtant la méthode qui permet d’obtenir ces belles lignes courbes qui feront du stade une œuvre originale et vivante. Ce n’est pas un stade, diront les détracteurs, c’est une sculpture. Pour donner à l’endroit une touche authentiquement québécoise, Drapeau exige qu’on commande des fontaines à notre plus grand sauvage 0 Jean-Paul Riopelle, admirateur de Maurice Richard et témoin du génie populaire.

Au Ritz, avec Dédé Desjardins

Mais les jaloux, ingénieurs et hommes politiques, n’ont eu qu’un mot à la bouche 0 déficit. Taillibert leur répond 0 « Les Jeux olympiques ont rapporté indirectement à l’économie du Québec un montant égal à plus du double du coût des investissements... » Et tout ça a été rendu possible, précise-t-il, grâce à Dédé Desjardins. Eh oui ! C’est lors d’un repas au Ritz-Carlton, raconte-t-il, que Drapeau a demandé à Dédé, l’audacieux syndicaliste, d’achever les travaux de construction du stade à temps pour l’ouverture des Jeux. Par-delà le bien et le mal, le stade serait à la fois l’expression du génie de Taillibert et celle de la toute-puissance de Dédé, bref la symbiose parfaite de l’artiste français et de l’ouvrier québécois…

Le général de Gaulle n’avait-il pas dit, en 1967, à Mme Drapeau 0 « Madame, votre époux est un grand homme. » Taillibert rapporte ces paroles en rappelant que Drapeau était pétainiste, lors de la Deuxième Guerre mondiale, et que lui, le créateur du stade, était gaulliste et résistant. Son ami Prosper Legourd, déporté à Buchenwald, « mourut deux heures après l’arrivée des troupes alliées sans jamais avoir révélé un seul nom ». Si Legourd avait parlé, Taillibert affirme qu’il n’aurait pas été là pour dessiner les plans du stade olympique.

Ce n’est pas pour rien que l’architecte rapporte la suite du dialogue entre de Gaulle et Mme Drapeau. « Pourquoi avez-vous utilisé le slogan des ennemis de monsieur Johnson ? », demanda-t-elle à propos du « Vive le Québec libre ! ». Après avoir pris une grande respiration, le Général répondit 0 « Madame, quand j’ai choisi de faire quelque chose, rien ne m’arrête, je le fais. » C’était d’une nécessité absolue comme l’existence du stade olympique de Montréal, laisse deviner Taillibert.

Roger Taillibert, Notre cher stade olympique, Stanké, 2000.