La guerre inavouée contre les femmes

 


Madeleine Gagnon



C’est sur la route entre Québec et Montréal, un beau matin d’octobre, que la poète, romancière, essayiste, Madeleine Gagnon et Monique Durand, réalisatrice à Radio-Canada, en cherchant les mots qui illustreraient le mieux le XXe siècle, ont retenu « femmes » et « guerre». Ainsi est née, d’une amitié éprouvée et d’une réflexion partagée, le projet ambitieux d’un livre et d’un documentaire radiophonique sur les femmes et la guerre qui les a menées en Macédoine, au Kosovo, en Bosnie, en Israël, en Palestine, au Liban, au Pakistan et au Sri Lanka, pour y donner enfin la parole aux femmes.

Dans Les femmes et la guerre, la poète, romancière et essayiste Madeleine Gagnon approfondit les témoignages bouleversants des femmes qu’on a pu entendre dans la série radiophonique du même nom, présentée à Radio-Canada l’automne dernier par Monique Durand. L’écriture, chargée de poésie et de sensibilité lucide, est portée par une longue phrase incantatoire qui épouse « ces flots de paroles en jets continus » dont elle veut témoigner et y trouve sa forme.

Rythmant son souffle sur celui de la mémoire douloureuse qui lui est confiée, Madeleine Gagnon nous communique la voix de ces femmes qui ont vécu la guerre en première ligne sous forme de viols, de pertes d’êtres chers ou de tout ce qu’elles avaient au monde. Des femmes qui ne se plaignent pas mais cherchent d’abord à comprendre, comme l’auteure, sans exclure leur propre responsabilité dans ce malheur récurrent. Et comme ces femmes de grand courage, les deux voyageuses québécoises seront « le contraire de pleureuses ».

Il n’y a pas de « guerre propre »

Si le livre touche tellement, c’est précisément à cause de cette écriture incandescente qui fait le lien constant entre le dehors et le dedans, entre la retranscription fidèle de l’histoire racontée et ses retombées en soi sous forme de questions lancinantes. Pourquoi tant d’horreur encore et encore, quelle est la racine de tant de cruauté et de haine, des origines de l’histoire jusqu’aux centaines de guerres ethniques et religieuses qui mettent encore des peuples à feu et à sang à l’ombre de la mondialisation ? D’un bout à l’autre du « village global », en effet, jamais la violence et les inégalités n’ont été aussi criantes. Désormais, à l’ère de « la guerre propre » et des «frappes chirurgicales », la mort frappe davantage les populations civiles, les femmes et les enfants, que les armées qui s’affrontent.

L’héritage d’un dieu vindicatif

Madeleine Gagnon et Monique Durand, sa collègue de Radio-Canada, veulent comprendre la relation entre la grande guerre contre les femmes et les autres formes de guerre, « saisir, par la voix et le regard des femmes, les liens entre les guerres millénaires et la guerre primordiale, celle pourtant dont on parle si peu». L’origine de la guerre est si lointaine qu’on est tenté de croire qu’elle a toujours existé. Pourtant il n’en a pas toujours été ainsi, il y a eu un temps où des hommes ont décidé de soumettre le féminin et la nature, de séparer l’esprit de la chair en diabolisant cette dernière et les femmes, d’accaparer les richesses, d’usurper, au nom d’un Dieu vindicatif, autoritaire, justicier et guerrier, tout le pouvoir terrestre et divin. Ainsi est déclenchée, « en ce temps-là », la guerre inavouée contre le féminin au nom de la suprématie virile, érigée en valeur suprême et plantée dans la culture, l’esprit même de toutes les guerres contre « l’Autre », étranger ou femme.

La vengeange d’œdipe

Madeleine Gagnon ne cesse de se questionner sur l’intériorisation par les femmes des valeurs patriarcales, guerrières, ethnocentriques 0 « Entendu tant de haine, semblant remonter d’un puits sans fond, tant de ressentiment, d’amertume, de rancœur qu’il me semble nécessaire, pour comprendre, ne fut-ce qu’un petit peu, de chercher les refoulés. » Un énorme désir de vengeance les habite et elles continuent d’élever leurs garçons comme des guerriers investis des haines impuissantes dans l’espoir d’être vengées lorsque « le violeur qui avait voulu incendier le ventre d’une Kosovare de son sang slave et pur rencontrerait peut-être un jour, au détour de sa route de cendre, un rejeton, aveuglé, qui l’assassinerait».

Mais le plus grand nombre de femmes interrogées considère la soif de vengeance comme une impasse ne pouvant que perpétuer la guerre. Plus ou moins, elles pensent comme Anna de Bosnie que «les femmes, serbes, croates, musulmanes, sont toutes soumises à leurs hommes et, s’ils sont morts, obéissent encore à leur mémoire, à leurs ordonnances posthumes, c’est cet esclavage-là qui est à la base de toute guerre, c’est la guerre dans la guerre ». Pour s’en sortir, il n’y a pas d’autres voies que de mettre fin à cette allégeance aveugle.

Le rêve d’un monde androgyne

Plus tard, c’est Annie, une juive solidaire avec la lutte du peuple palestinien, qui dira 0 « Je rêve d’un monde androgyne, chacun son sexe, bien entendu, je parle de l’androgynie de l’esprit et des cœurs, chacun en l’autre se reconnaîtrait, l’étranger deviendrait familier, comme il arrive quand une mère porte son enfant, en elle il y a l’Autre, mais pour elle, c’est le soi. »

Au fil des paroles, on comprend que ce sont les femmes, résistantes ou combattantes, qui partout luttent pour la démocratie et l’égalité entre les sexes alors que les hommes sont plus préoccupés par le combat pour la libération nationale 0 « Les femmes voient le danger et comprennent que si le national prime le social, tout sera toujours à recommencer, les mêmes vieux conflits liés à la possession du territoire reviendront. » Une Pakistanaise met en garde contre ces leaders nationalistes qui « les ont tenues asservies sous des discours de pureté et de sacrifice pendant qu’ils dilapidaient à leur profit les richesses du pays ».

« Comment écrire après Auschwitz ? sinon en donnant son encre, comme d’autres leur sang », constate Madeleine Gagnon devant tant d’horreurs banalisées par les médias. Mission accomplie, car, le livre refermé, tous ces visages de femmes nous habitent comme une responsabilité désormais incarnée. Comment oublier cette histoire de Marlène-la-belle, qui ressemble à Romy Schneider, et l’espace incommensurable de son destin ramassé soudain en un seul instant suspendu 0 « Peut-être s’était-t-il vu dans le corps du bébé entre la mère et le mur, elle se souvient avoir crié “ tuez-moi si vous voulez, mais pas mon petit garçon ”, c’est là que son regard à lui plongea dans le sien, “ une éternité de temps de regards ”, elle le revoit encore, puis il a monté, il l’a laissée filer. »

Les femmes doivent cesser d’élever des guerriers

Madeleine Gagnon a écrit là un livre nécessaire et d’une très grande beauté. Au moment où se cristallise la mondialisation de la solidarité des femmes et des peuples, cette réflexion profonde sur le rôle des femmes dans les conflits vient à point nommé pour nous convier à mettre fin tant à la passivité qu’à la soif de vengeance. Dès la petite enfance, les valeurs dominantes incitent les garçons à tuer le féminin en eux, à devenir des conquérants dans leurs vies privées et sociales, sous peine de voir leur virilité remise en question et d’être rejetés par leurs semblables. Mais, comme le montre admirablement Les femmes et la guerre, il ne saurait y avoir de libération sans refus de transmettre ces valeurs dans lesquelles s’enracinent les haines et les exclusions. Le temps est venu de cesser « d’élever des guerriers ».

Le livre vient d’être réédité en France et y connaît un grand succès. L’éditeur Fayard a enlevé la préface de Benoîte Groult et a changé le titre pour Anna, Jeanne, Samia… afin de ne pas lui accoler une étiquette préalable et l’enligner dans un « couloir féministe », déclare l’auteure. Serait-ce l’explication du manque de couverture qu’il a eu ici à ce jour ?!www

Madeleine Gagnon, Les femmes et la guerre, Montréal, VLB Éditeur, 2000