11 septembre 2001

 


Deux poids, deux mesures



En ces jours sombres pour l'humanité, nous ne pouvons que compatir à l'incommensurable peine de ceux et celles qui viennent de perdre un être cher dans cet attentat dévastateur. Se taire, comme certains le suggèrent, par respect pour le deuil collectif, reviendrait à ouvrir la voie à des deuils plus nombreux encore, si on se fie à la rhétorique belliqueuse du président Bush. Rien au monde ne saurait justifier cette hécatombe, quelles que soient les raisons qui ont pu pousser les auteurs à de tels extrêmes. L'expérience démontre que la violence engendre inéluctablement l'escalade de plus en plus sanguinaire de la vengeance et pervertit les meilleures causes qui finissent par se situer davantage sur le terrain de la mort que sur celui de la vie à changer.

Une fois la stupeur et l'incrédulité apaisées, une fois retombée la douleur comme les cendres et les larmes sur Manhattan, la mémoire et les questions nous reviennent en force sur tous ces moments où nous avons été pareillement confrontéEs à l'insoutenable. En particulier, un autre 11 septembre, en 1973, lors du coup d'État sanglant de Pinochet contre la démocratie au Chili, avec l'appui financier et militaire des États-Unis.

En finir avec la pensée binaire

Les bons sont-ils tous du même côté et les méchants de l'autre, comme veut nous le faire croire le faux pasteur Bush ? «Aujourd'hui des prières, demain les combats », nous dit-il, adoptant le langage des intégristes qu'il veut combattre, nous conviant à la « croisade du bien contre le mal ». Ne faut-il pas s'inquiéter de voir que cette horrible tragédie ne provoque chez la majorité des Américains que le désir de vengeance et aucune réflexion sur les causes d'une telle tuerie, ni à qui elle profitera ? Contrairement à ce que nous serinent les médias, rien n'est changé fondamentalement, c'est toujours la loi du talion qui a le dernier mot. Pourtant, la solidarité récente des peuples contre la mondialisation montre qu'il existe d'autres choix qu'entre l'intégrisme religieux islamique, chrétien ou juif et l'intégrisme économique du Nouvel ordre mondial.

Le prix relatif d'une vie

La vie de toutes les femmes afghanes qui vivent un martyr quotidien sous le régime taliban ou celle des 500 000 victimes du massacre rwandais n'a manifestement pas la même valeur que la vie des 5000 malheureuses victimes de l'attentat du World Trade Center (WTC). Elles n'ont suscité aucune intervention des États-Unis qui, là comme ailleurs, appuyaient les auteurs du génocide. Comment ne pas se rappeler aujourd'hui que l'acte de fondation de l'empire américain, en 1945, a été le lancement de deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, tuant sur le coup plus de 200 000 personnes et, par la suite, des milliers d'autres atteintes par les radiations.

La vie des victimes de l'inoubliable catastrophe de Bhopal en Inde ne peut, elle non plus, être comparable à la perte d'une vie américaine. On se souviendra que l'absence de mesures de sécurité adéquates dans l'usine de la compagnie américaine de pesticides Union Carbide fut responsable, en décembre 1984, du déversement de 40 tonnes de Méthyl Isocyanate (MIC) et autres gaz mortels, tuant 8000 personnes dans les minutes qui suivirent et en blessant plus de 500 000 autres. Dix-sept ans plus tard, quinze à vingt personnes continuent de mourir chaque mois des suites de cette négligence criminelle. La compagnie Union Carbide n'a payé qu'une moyenne de 800 $ aux victimes de son insatiable soif de profits, ce qui ne couvre même pas leurs frais médicaux.

Les véritables intérêts en jeu

L'extrême pauvreté de la population afghane nous cache le fait que ce pays constitue un objectif économique et stratégique considérable, visé par les États-Unis depuis la chute de l'Union soviétique et la prise de pouvoir par les Talibans en 1996. Les spécialistes évaluent actuellement les réserves d'hydrocarbures dans la zone de la mer Caspienne à des «réserves possibles » de 178 à 200 milliards de barils de pétrole et de 1000 à 7500 milliards de mètres cubes de gaz. La réalisation du projet de pipelines et de gazoducs jusqu'à l'océan Indien par la compagnie américaine Unocal et la séoudienne Delta Oil requiert cependant le retour de l'Afghanistan à la stabilité. Comment ne pas présumer que c'est la stabilisation de cette région qui sera bientôt mise en œuvre militairement afin de réaliser les projets américains de pipelines et de gazoducs donnant accès notamment au lucratif marché chinois.

À qui profite l'attentat ?

Sûrement pas aux Palestiniens qui ont vu une partie de l'opinion mondiale leur retirer la sympathie dont ils jouissaient, donnant ainsi le feu vert aux Israéliens pour poursuivre leurs raids meurtriers avec des armes «made in US » et abattre des enfants désespérés qui n'ont que des pierres pour se défendre. C'est incontestablement l'islamisme radical qui semble tirer le plus de profit de cet attentat spectaculaire en publicisant sa cause comme jamais auparavant. Mais simultanément, on s'aperçoit que le nouvel ordre mondial, sous la direction des États-Unis, profitera de la guerre contre le terrorisme pour couper dans les libertés individuelles et envahir le Moyen-Orient. Une telle conjoncture lui permettra en outre de conjurer la récession qui s'annonçait en relançant l'industrie de guerre, à la grande satisfaction des intérêts pétroliers, pharmaceutiques et militaires qui ont mis G.W. Bush et son cabinet de droite au pouvoir.

point de vue des femmes

Dès le 11 septembre, de nombreuses femmes ont pris la parole dans les médias et sur Internet pour dire leur consternation face à cette immense tragédie et en chercher les causes. Depuis des siècles, elles ont été elles-mêmes enterrées sous les décombres des luttes politiques et économiques qui mettent le monde à feu et à sang. Elles ont été les principales victimes des guerres et le butin des vainqueurs. Mais il faut savoir, comme l'a éloquemment montré Madeleine Gagnon dans Les femmes et la guerre (VLB Éditeur, 2000), qu'elles ne cessent de lutter contre cette pensée binaire qui exclut toute conciliation, toute recherche d'une troisième voie qui consisterait dans la coexistence des différences plutôt que dans l'anéantissement de l'autre. Depuis les années 70 surtout, il est devenu évident que la violence, même révolutionnaire, n'engendre inexorablement que la violence et le cycle meurtrier de la vengeance, de génération en génération. Une logique de mort, où tous les moyens sont bons pour vaincre, entraîne l'agressé sur le terrain impitoyable de l'agresseur dévoyant petit à petit les raisons de son combat.

Des Afghanes et des femmes de partout appellent en ce moment leurs sœurs, surtout les Américaines, à intervenir auprès de leur gouvernement pour que ce soit le Tribunal pénal international et l'ONU qui soient responsables du dénouement de la crise actuelle et non les États-Unis qui veulent entraîner les peuples dans une guerre qui fera à son tour un nombre incalculable de victimes. Les femmes, qui ont marché ensemble pour la justice et l'équité, refusent d'être des victimes, tant dans leur vie privée que publique, de systèmes politico-économiques qui continuent de porter atteinte à leur dignité ainsi qu'à celle des trois quarts de l'humanité. Elles dénoncent, haut et fort, l'appétit insatiable de profits et de domination de ceux qui, directement ou indirectement, sont responsables des milliers de morts de New York et de Washington par leur appui inconditionnel à la politique d'Israël, au mépris des résolutions multiples des Nations unies, et par leur refus obstiné de remettre en question leur politique internationale qui sème derrière elle la pauvreté, la violence et le désespoir.

Le cas exemplaire de l'Irak

Plus près de nous, qui oubliera jamais le bombardement, en pleine nuit de Bagdad et l'enterrement vivant de régiments entiers de soldats irakiens sous le sable du désert par les armées « civilisatrices » de l'Occident, sans compter la mort d'un million et demi d'enfants à la suite du blocus inhumain des États-Unis encore en vigueur actuellement ? Il faut se souvenir aussi que, lors de la guerre Iran-Irak, les États-Unis ont soutenu et armé ce même Saddam Hussein qu'ils démoniseront plus tard, tout en vendant des armes au régime iranien par l'entremise du héros US, Oliver North, profitant immoralement, de tous les côtés, de cette guerre qui a fait un million de morts. Au moment où nous assistons à un véritable lavage de cerveau de la part des médias dans le but d'attiser la haine contre « le fanatisme islamique » et de faire de Ben Laden le diable en personne, comme Saddam Hussein, il n'est pas superflu de se rappeler les mises en scène truquées que l'administration de Bush-père nous a servies via CNN afin de susciter notre indignation.

Avez-vous oublié la fille de l’ambassadeur du Koweït ?

Nous avons d'abord eu droit à un prétendu massacre de bébés, par l'armée irakienne, dans un hôpital du Koweït. La guerre finie, nous avons appris que c'est la fille de l'ambassadeur du Koweït aux États-Unis qui avait donné ce témoignage d'un carnage inventé devant un comité sénatorial américain ! La télévision nous montrera aussi ad nauseam les images déchirantes de canards englués dans une marée de pétrole, tournées non pas lors de l'invasion du Koweït, comme on voulait nous le faire croire, mais des années plus tôt en Alaska. Comme si cela ne suffisait pas, il a été établi hors de tout doute que c'est une diplomate américaine qui avait préalablement donné le feu vert à Saddam Hussein pour envahir le Koweït, justifiant ainsi l'intervention militaire américaine dans la région. Peut-on encore avoir confiance dans ce même pouvoir militaro-économique qui fait toujours passer la défense de ses propres intérêts stratégiques avant celle des vies humaines et qui ne craint pas de mentir pour arriver à ses fins ?

Un devoir de mémoire

Avec une inconcevable naïveté, le peuple américain se demande aujourd'hui ce qui lui vaut tant de haine dans le monde. Depuis le 11septembre 2001, on a entendu maints témoignages de ressentiment envers les États-Unis pour l'appui systématique qu'ils ont donné, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, aux régimes les plus corrompus et les plus répressifs de la planète et machiavéliquement, ces dernières années, aux groupes islamistes un peu partout dans le monde. Certains commentateurs sont même allés jusqu'à dire qu'on a déjà vu dans le passé des pays provoquer eux-mêmes des actions terroristes pour servir leurs propres intérêts.

Les cartes de visite de la CIA

On a évoqué le rôle de la CIA dans l'assassinat de Lumumba au Congo pour mettre au pouvoir le boucher Mobutu. La création d'écoles de torture et d'escadrons de la mort à travers toute l'Amérique latine (voir le film État de siège de Costa Gavras, 1973), ainsi que la participation des États-Unis au renversement de tant de gouvernements démocratiques par l'entremise de ses mercenaires. Sans compter, les tonnes de bombes au napalm déversées sur le Vietnam, visant à détruire tout ce qui vit 0 hommes, femmes, enfants, nature.

Comment oublier le lent génocide du peuple palestinien, les massacres sauvages de Deir Yassine (1948) et de Kafr Kassem (1956) à celui de Sabra et Chatilla (1982), sous la direction, aujourd'hui comme hier, du criminel de guerre Ariel Sharon ? Quand le malheur s'abat de façon aussi spectaculaire à nos portes, n'y a-t-il pas lieu de se poser de sérieuses questions sur la politique internationale des États-Unis qui continuent à édifier impunément leur puissance et leur richesse sur le pillage, la misère et la dépendance des autres peuples tout en précipitant, dans leur propre pays, un nombre croissant de personnes dans la pauvreté et l'exclusion ?

Le pacifisme est-il un acte antiaméricain ?

Dans sa lettre du 17.09.01 au journal Le Monde, l'écrivaine américaine Susan Sontag se révolte contre « la véritable duperie et les radotages satisfaits » des politiciens et des médias de son pays et se demande si ses compatriotes savent seulement que des bombardements sur l'Irak continuent à avoir lieu. On peut regretter qu'il y ait si peu de voix américaines pour dénoncer le rôle d'Israël qui, par des provocations et des agressions constantes, empêche toute solution de la question palestinienne, si déterminante pour assainir le climat politique au Moyen-Orient. Comment ne pas constater aussi l'hypocrisie du président Bush qui met en garde contre le racisme anti-arabe, tout en tenant des discours d'une rare violence, incitant à la vengeance contre « les Islamistes » qu'il faut « enfumer jusqu'à ce qu'ils sortent de leur trou ». Selon moi, il n'y a pire ennemie de la justice et de la liberté que l'ignorance. C'est par là qu'il faut commencer.