La goupille de la grenade

On a toujours décrié à qui mieux mieux la parlure montréalaise et, en même temps, personne ne s’est jamais porté à sa défense pour en souligner la beauté. Est-elle même belle? Ni plus ni moins que la parisienne, la new-yorkaise ou la londonienne. Les langues des grandes villes ne se conjuguent qu’au présent, elles n’ont pas le temps de prendre le temps de plaire.

Au Québec, la majorité de la population vit dans les villes depuis le début du siècle dernier mais si on se fie aux canadianismes de bon aloi qui ont enrichi les dictionnaires, les mots acceptables de la langue québécoise habitent toujours à Sainte-Rose-du-Dégelé, une petite paroisse du Bas-du-Fleuve que ses habitants lassés d’être identifiés au plus creux de plus creux par les Montréalais ont rebaptisée depuis Dégelis, d’autant plus finement que le dégelé de la rivière était un dégelis.

Qu’est-ce qui gêne tant les linguistes dans la langue urbaine? Le même irritant en somme qui mobilise aujourd’hui les écolos et l’Union paysanne: l’industrialisation. Les linguistes du Trésor de la langue et les partisans du bio partagent la même extase devant la pomme de salade ou le mot du terroir qui ont poussé, sans engrais chimique et sans pesticide, dans le fumier naturel de la terre de chez nous.

Faut-il rappeler que dans les années vingt, les conditions abominables de travail dans les facteries montréalaises et l’absence de toute qualité de vie dans les quartiers populaires provoquait déjà une condamnation sans appel de l’industrialisation de la part des terroiristes. Le rural qui quittait la terre familiale pour aller perdre sa vie et son âme dans la grande ville diabolique et inhumaine était flétri comme il l’est toujours par plusieurs régionalistes contemporains. Claude-Henri Grignon en a fait un livre au titre explicite, Le déserteur, dont le personnage principal a été repris dans Les belles histoires des pays d’en haut où il était incarné par le Bidou Laloge d’Yvon Leroux.

Le montréalais est une langue usinée

La pollution des anglicismes est venue avec la fumée des usines et la langue montréalaise en est le produit combiné. Voilà madame pourquoi votre fille fait commun et vulgaire! C’est une langue industrielle qui ne s’exprime pas par comparaisons atmosphériques ou par concepts abstraits comme une langue apprise dans la nature ou dans les livres. Elle parle par les images de synthèse et ses métaphores néon-béton traduisent sur le vif sa perception syncopée de la réalité. Le survoltage compense pour le flou artistique en reflet de miroir.

La musique des langues métropolitaines est celle des shoppes, des manufactures, des descentes de police et des émeutes, elle est saccadée, sans rondeur, rugueuse, agressive, criarde, nasillarde et presque sans charme. C’est une parlure toute en piquants comme un porc-épic ou un squeegee, un brin arrogante, un peu trop elliptique, tape-à-l’œil, chromée, m’as-tu-vu, bref, un idiome qui s’inscrit dans l’immédiat du dernier cri, de la dernière mode et de tous les engouements passagers des grandes villes.

Le montréalais comme le new-yorkais, le londonien ou le parisien est une langue sous pression qui fait son chemin dans la foule sans s’excuser et qui prend la mouche au moindre froncement de sourcil. Dans une grande ville, seule l’urgence de dire justifie la prise de parole et le ton est tranchant, sans réplique, péremptoire. Avancer une idée c’est lancer un défi et la discuter, le relever. Ainsi, on peut croire facilement que les Montréalais vont en venir aux poings alors qu’ils devisent tout simplement sur un sujet qui les passionne. Dans une grande ville peu importe le sentiment exprimé, il se doit d’être exacerbé pour avoir droit de cité.

Les petits matins de Gérald Godin

Les langues des grandes métropoles ne se réveillent pas dans un lit de plumes mais dans une quinte de toux au coin de la rue où elles ont enterré la nuit dans un murmure d’obscénités et de rires éméchés. Les langues des grandes villes dorment debout, allongées sur un banc dans une gare ou assises au comptoir d’un snack-bar à attendre que le jour se lève pour commander un café, un ordre de toasts et deux œufs au miroir!

C’était un moment de la journée qui inspirait Gérald Godin. Aujourd’hui, sur la place qui porte son nom, c’est son poème qui sonne l’heure aux lève-tôt et aux couche-tard du haut de son mur: Sept heures et demi du matin métro de Montréal/ c’est plein d’immigrants/ ça se lève de bonne heure/ ce monde-là

Le vieux cœur de la ville/ battrait-il encore/ grâce à eux/ Ce vieux cœur usé de la ville/ avec ses spasmes/ ses embolies/ ses souffles au cœur/ et tous ses défauts/ Et toutes les raisons du monde qu’il aurait/ de s’arrêter/ de renoncer

La menace d’explosion est sous contrôle

Dans une métropole, c’est la façon de parler de la rue qui donne le ton, l’accent et le rythme de la langue qu’on y cause aussi bien dans les tavernes que dans les conseils d’administration. Et l’emploi d’un vocabulaire qui se veut moins populaire ne change rien à l’affaire.

La langue des grandes villes se parle invariablement comme si elle avait perpétuellement une vieille ou une nouvelle invective en réserve prête à fuser. C’est d’ailleurs ce qui explique pourquoi on reproche habituellement aux Montréalais de mâchouiller leurs mots: ils tiennent la goupille de la grenade serrée entre leurs dents. C’est leur façon d’empêcher le passé ou le futur de leur sauter au visage: mordre en permanence dans le présent !