Les Américains craignent toujours les peaux-rouges

Le syndrome de l'empire assiégé

Les États-Unis sont menacés : un danger imminent risque de s'abattre sur eux et de détruire la jeune société qu'ils ont édifiée à grand-peine. Le monde extérieur regorge de menaces, face auxquelles le peuple américain doit se rallier derrière l'État et ses multiples appareils de sécurité nationale : armée, marine, aviation, services secrets, etc.

Voilà, en gros, la problématique au cœur de ce que Jean-Michel Valantin définit comme le « cinéma de sécurité nationale ». Dans son livre Hollywood, le Pentagone et Washington, les trois acteurs d'une stratégie globale, l'auteur et docteur en études stratégiques examine de façon approfondie ce genre cinématographique propre à Hollywood. Loin de lever le nez sur ces œuvres de pur divertissement, il en fait une analyse critique très fouillée, à travers des références à plus d'une centaine de films.

Ce que Valentin appelle « cinéma de sécurité nationale », ce sont les productions qui mettent en scène les thèmes propres à la sécurité nationale : de Top Gun à Independance Day, en passant par Armageddon et Terminator, on filme la mise en danger de la nation américaine ou de ses agents, ce qui amène à légitimer la mise au point de stratégies de défense et de sécurité, et les budgets qui vont avec.

Mais attention : le chercheur élimine d'emblée toute allusion à un complot propagandiste : ces films ne sont pas commandés par Washington pour « éduquer les masses ». Ils ne sont qu'un reflet de la psychologie collective des Américains, ils accompagnent un courant idéologique. Valantin parle même d'une « perception parfois presque obsessionnelle de la menace, là où d'autres verraient simplement des différences ou des obstacles naturels ». Les scénaristes ne font qu'accompagner et amplifier un mouvement réceptif aux courants dominants de l'imaginaire national. De toute façon, en raison d'impératifs financiers, ils ne pourraient pas se permettre d'aller pleinement à contresens de l'opinion publique.

Selon l'auteur, la société américaine étant encore récente et fragile, elle a besoin, pour assurer sa cohésion, du consensus que l'idée d'une menace commune fournit aisément. Bien que les États-Unis n'aient pas de voisins hostiles, qu'ils soient protégés par deux océans et qu'ils n'aient jamais connu de réelle invasion, ils perçoivent tout de même le monde extérieur comme un lieu de dangers : un gigantesque univers frontalier qui encercle leur pays. On peut repousser la frontière de plus en plus loin, mais derrière, subsiste toujours la menace, comme à l'époque où les colons américains craignaient les « peaux-rouges » de l'Ouest.

À la fois bénéficiaires et propagateurs de cette mentalité, les militaires se montrent extrêmement coopératifs avec l'industrie du cinéma de sécurité. L'armée fournit conseillers, uniformes, entraînements, régiments de chars ou escadrilles d'avions aux studios. Dès les années quarante, le ministère de la Guerre a d'ailleurs installé un bureau de liaison à Hollywood. L'investissement s'avère tellement rentable que les différentes armes de l'appareil militaire (armée de terre, marine, aviation) se livrent une chaude compétition par films de guerre interposés, afin de convaincre le Congrès d'augmenter leurs budgets respectifs. Des bureaux de recrutement sont parfois même installés à la sortie de salles de cinéma.

Pour ce qui est de la menace, elle peut prendre plusieurs formes. Armées adverses, terroristes, machines incontrôlées et extra-terrestres (utilisés métaphoriquement pour représenter les communistes pendant la guerre froide) font l'affaire. Même les catastrophes naturelles – tornades et météorites – permettent d'héroïser des agents secrets, commandos et policiers d'élite, « alors que dans les faits, ils ne sont pas forcément des gens très fréquentables ».

Si le « cinéma de sécurité nationale » est le reflet d'une psychologie collective, il peut même servir de thérapie de groupe pour la société américaine : le désastre du Vietnam sera transformé avec Retour vers l'enfer, Portés disparus, Rambo II et plusieurs autres oeuvres qui transformeront la défaite en victoire.

Sans se limiter au domaine politique, ce genre de films donne aussi dans la théologie, les deux domaines étant depuis toujours intimement liés chez nos voisins du sud. Valantin souligne un nombre étonnant de références bibliques dans des films qui n'ont à première vue rien de spirituel. Encore là, il explique qu'il s'agit d'un reflet de certaines idées dominantes aux États-Unis, notamment la croyance d'être un nouveau « peuple élu » habitant une nouvelle terre sainte.

Bien que ce genre cinématographique ne fasse que refléter un état d'esprit déjà existant au sein de la nation américaine, il ne fait aucun doute qu'il contribue à le renforcer : des dizaines de millions de spectateurs assistent aux représentations en salles, sans compter les millions additionnels que vont chercher les retransmissions télévisées et la location de vidéocassettes. L'empreinte collective est également créée par la répétition incessante des bandes-annonces et les campagnes d'affichage massives, qui font qu'il est impossible pour un citoyen d'ignorer la sortie de certains films à gros budgets.

Hollywood, le Pentagone et Washington. Les trois acteurs d'une stratégie globale. , Jean-Michel Valentin , Éditions Autrement/Frontières, 2003