Les nuits américaines du Cozy Corner

Mon premier portulan

J’ai vécu ma première cure de désintoxication du ciment et de l’asphalte dans les environs de Sainte-Rose-les-beignets. Le sobriquet était alors couramment utilisé au grand dam de ses habitants pour désigner un village qui aurait été un peu colon, moins chausson que Saint-Profond, plus co-dinde que Saint-Lin, mais moins reculé que Sainte-Rose-du-dégelé. Le seul défaut des Beignets de Sainte-Rose avait été d’occuper les anciennes terres des Peignets. La confusion était trop tentante pour que les citadins s’en privent.

Deux cents ans plus tôt, la banlieue montréalaise s’arrêtait au pied des Rocheuses où les fils La Vérendrye fêtaient le jour de l’an en 1743. L’année précédente, leur père, Pierre Gaultier de La Vérendrye, était revenu à Montréal après douze ans de va-et-vient, à pied ou en canot, sur des distances de 3 ou 4 000 milles et avec 50 000 livres de dettes accumulées pour avoir financé à ses frais l’exploration des Pays d’en Haut. Les guides amérindiens de ses fils ayant refusé de s’aventurer plus avant, le rêve de pousser les frontières de Montréal jusqu’au Pacifique a été mis en veilleuse jusqu’à ce que l’expédition Lewis et Clarke (1805-1806) les remplace par celles de Washington, sous la houlette néanmoins d’un guide canayen Toussaint Charbonneau.

Deux cents ans plus tard, même en réduisant considérablement leur rayon d’action, les Montréalais avaient trouvé d’autres moyens de s’endetter, mais dans l’ensemble se révélaient plus discrets et moins olympiques du mollet que leurs ancêtres coureurs de continent, sauf peut-être sur les pistes de danse. Pendant la dernière Guerre, l’île Jésus paraissait une destination aussi éloignée qu’aujourd’hui celle de Cuba semble à deux pas.

Ma famille s’était donc installée pour tout l’été en bordure de la rivière des Mille-Îles. Les voyages et les vacances forment la jeunesse et pour le petit garçon de la rue Fabre, un chalet à Plage Laval représentait le comble du dépaysement. Ce premier contact avec l’étranger a été pour moi l’occasion d’un double choc culturel. Ce n’est pas peu, à n’importe quel âge, d’avoir la révélation simultanée de son passé et de son avenir, du Québec rural traditionnel des Beignets et de l’American Way of Life.

L’américanité était pour le moins énigmatique. Elle avait néon sur rue tout près de notre chalet. Tous les soirs, elle pétaradait de tous ses feux au Cozy Corner. Je l’entendais rire gras par la fenêtre, parler fort, pousser des cris stridents, gueuler, glousser, barrir et, après avoir lâché son fou tout son soûl jusqu’à tard dans la nuit, elle s’enfonçait dans le silence, en susurrant en anglais d’une voix éraillée que, pour les amoureux, la lune est bloue ! Le lendemain, j’avais beau me lever de plus en plus tôt, rien dans l’apparence plutôt assoupie du Cozy Corner diurne ne laissait deviner la frénésie de ses métamorphoses nocturnes. Comment expliquer cette double vie ? Peut-on être une chose le jour et une autre la nuit ?

Une fois le soir tombé, mes parents n’allumaient pas sur la véranda pour ne pas attirer les moustiques, et les adultes causaient entre eux dans le noir. De ma chambre, j’entendais le murmure de leurs voix et par la fenêtre, j’observais le mouvement incandescent des cigarettes qui virevoltaient au rythme de la conversation. Des moulinets, des feintes, des attaques d’estoc ou de taille, des coups de manchette, des revers, des parades. Tout un ballet scintillant où les mots semblaient tous flotter dans l’air et appartenir à la même bouche d’ombre.

Mailloche est mort d’une crise cardiaque dans un confessionnal ! Étais-tu au courant ? J’ai reconnu le rire de mon père. Qu’est-ce qu’y faisait là ? Le curé avait emprunté de l’argent à un shylock ? L’autre voix reprit sur un ton amusé. Non ! Y était déjà en train de payer pour ses péchés quand son absolution est arrivée !

Mon père avait trois frères. Ce soir-là, le deuxième s’était arrêté un moment parce qu’il passait dans le coin. En fait, il avait un rendez-vous en fin de soirée à la salle de danse de la plage Idéale, qui, avec la plage Chartrand et la plage Mon-Repos, était un des quatre hauts lieux de la Côte des Vacanciers. Avant de tirer une touche, mon oncle avait la manie de faire un moulinet avec sa cigarette. Veux-tu ben me dire qu’est-ce que tu y avais faite ? On avait qu’à mentionner ton nom pour qu’y file doux.

Mon père tirait sa touche et dégageait sa cigarette d’un coup droit. Ça remonte au temps où j’étais le helpeur du grand Paul à la Coca-Cola ! On avait livré la commande du dernier client de la ronne et on sortait de la cour de l’épicerie quand y nous sont tombés dessus dans la ruelle. Y s’étaient mis à quatre pour nous dépocher de la recette de la journée. Fallait les deviner parc’que tout c’qu’y avait pour s’éclairer, c’t’une pochette qui regardait ailleurs au bout d’un poteau ! Le grand Paul s’est occupé des deux premiers. Moi je portais la sacoche fait que ça me laissait seulement un bras de libre pour les empêcher d’me cogner d’ssus. Une chance, c’était mon meilleur! Je me suis débarrassé du premier d’un revers de la porte de la clôture qui l’a assommé ben raide. Pis quand j’ai connecté l’autre, y a glissé de tout son long en dessous du camion comme si y avait travaillé dans un garage toute sa vie. C’était Mailloche ! Faut croire que ça lui était pas arrivé souvent d’être le poque. C’est pour ça qu’il l’a jamais oublié.

Rasé de près, les cheveux gominés, les souliers frais cirés, le cure-dent au coin de la bouche, mon oncle Charlemagne donnait toujours l’impression de sortir d’une chaise de barbier. Tout comme George Raft, l’acteur dont il aurait pu être l’émule, c’était un joueur invétéré et un coureur avéré. La galipotte comme les barbotes lui faisaient perdre tout sens commun. Alors qu’il avait déjà femme et enfants à la maison, ses frères avaient dû l’empêcher in extremis de faire son entrée dans une salle de réceptions de Pointe-Saint-Charles où la famille et les invités de sa nouvelle dulcinée l’attendaient pour célébrer officiellement leurs fiançailles. Mais ce soir-là, à Plage Laval, c’était le père qui s’inquiétait que ses fils mènent une vie de garçon qui ressemblait trop à la sienne.

Un moulinet. Une touche. Mes gars t’en disent plus qu’à moi. C’est pour ça que j’te pose la question : qu’est-ce que tu ferais à ma place ? Une touche. Un coup droit. Mon père prit un temps de réflexion avant de répondre. Rien ! Si jamais la mère de mon fils me demande un jour d’aller le chercher dans un club, bien que ça me surprendrait, j’m’assis à une table dans le premier, j’commande un rye pis je tinque jusqu’au last call. J’en ai trop vu dans le red light. Le père sortait son gars d’un club à 8 heures le soir en l’humiliant devant ses tchommes, et je le revoyais à six heures du matin, dans un blind pig, soûl comme une botte, en train de vendre sa montre pour continuer à faire chier son vieux.

De toute évidence, mon père connaissait le secret de la transformation du Cozy Corner. Il savait comment il était possible dans la même soirée d’être différent à la fin de celui qu’on était au début. Et que le lendemain, rien n’y paraîtrait. La vie était double comme les journées à Plage Laval étaient familiales et les nuits américaines.

Une quinzaine d’années plus tard, au sortir d’une nuit agitée où je me souvenais vaguement d’un arrêt obligé dans une cellule du poste de police de Saint-Lambert, mon père m’a servi au mot près le discours que j’avais entendu la bouche d’ombre tenir sur la véranda. Cette fois avec une nouvelle conclusion. J’t’ai jamais demandé d’me dire où t’allais et j’commencerai pas maintenant ! Comme ça, t’es pas obligé d’ me mentir et un hypocrite de moins au Québec ça compte. Mais la prochaine fois que tu prendras un coup, dis-toi que t’es pas forcé d’en faire prendre un au char aussi. Puis il m’a tendu les clés de la voiture. Si tu te souviens pas dans quel fossé tu l’as échappée, fais confiance au chauffeur du towing pour la retrouver, y a des connections dans la police ! Son sourire amusé a longtemps accompagné mes lendemains de veille.