Le clin d’œil de la femme léopard

Le portulan de la bohème

Notre émancipation de l’âge des ténèbres du cours classique a débuté avec la fréquentation quasi quotidienne de ce qui allait devenir notre siège social pendant plusieurs années : le Sherry’s. Le casse-croûte dont le nom rappelait un grand restaurant newyorkais de la 5e Avenue faisait face au Gésu et ne payait pas de mine. Le contraire aurait créé un malaise. Les époques conformistes se doivent de l’être dans tous leurs détails : donc comptoir, tabourets pivotants, tables-mouchoir pour deux et banquettes rembourrées simili-cuir rouge dans les cabines. L’originalité n’était pas au menu de l’américanité.

Dans notre univers, la Femme oscillait entre deux extrêmes : la Môman et la Guidoune. Freud l’aurait dit autrement en se permettant d’ajouter que le destin de l’homme en ce bas monde se résume habituellement à rechercher l’une dans l’autre. Sauf que même dans les études les plus pointues sur la libido, aucune ne souligne l’importance de celle qui, pour les jeunes garçons de mon âge, a incarné les deux : la Waitresse ?

Elle se prénommait généralement Anita ou Lucille ou Gaby : la blonde ondulée, la noire aux cheveux bouffants ou la rousse ébouriffée. Ça veut dire quoi serveuse d’expérience sur l’affiche dans la vitrine ? J’ai oublié le nom de celui qui avait posé la question, mais je me souviens encore de la réponse acidulée de notre Anita : - Si c’étaient des timbres de chômage, mon pitte, tu peux être sûr que j’aurais déjà assez de semaines d’expérience dans mon carnet pour prendre ma pension !

Une fois hors du milieu familial traditionnel dominé par des femmes d’intérieur, la serveuse a été pour plusieurs d’entre nous notre première relation avec une femme d’expérience ! - Entoucas, servir aux tables c’est moins pire que s’esquinter dans une shoppe où tu te fais fourrer sus les heures et crosser sus a paye ! L’air insolent, le ton irrévérencieux, l’œil malicieux, Lucille ne mâchait ni ses mots, ni ses critiques. - Icite, c’est l’un ou l’autre ! mais jamais les deux dans la même semaine ! D’une façon, c’t’une amélioration !

Ne pas avoir la langue dans sa poche était un des traits de caractère de la congrégation. Comme celui de ne pas s’offusquer au moindre écart de langage ou celui de se laisser courtiser maladroitement par des jeunots imberbes.

Accortes et allumeuses par définition, nos waitresses se transformaient – l’occasion d’un revers scolaire aidant – en grandes sœurs consolatrices. Surtout Anita ! - C’t’une mauvaise note ! Pis ? Qui va s’en souvenir le jour où vous serez dans un gros bureau d’avocats ?

Pour elles, nous étions tous des membres du Barreau en puissance. Sauf pour Gaby ! La rousse nourrissait des doutes sur nos chances de faire fortune rapidement. - J’ai été bar-maid dans l’Ouest ! Pis j’peux vous l’confirmer ! Plus les grosses poches sont riches, plus y sont cheap et moins y donnent de tippes.

Lucille avait l’habitude de ramasser les balles au bond. - Depuis quand t’es contre les tippeux, Gaby ? Mais la rousse n’en démordait pas, elle avait notre réussite future à cœur. - Moi j’dis ça pour eux-z-autres ! Y seraient mieux de prendre le pli tu-suite ! À l’Auberge Saint-Gabriel, c’tait pareil ! C’taient pas les procureurs ou les juges qui laissaient des gros tippes, c’taient les avocats les moins recommandables, ceux qui défendaient les bandits.

L’avenir prouvera qu’il n’y avait pas de Raymond Daoust parmi nous mais plusieurs procureurs et quelques juges. Qui sait s’ils n’avaient pas déjà commencé à financer leur carrière en oubliant leurs dix sous de pourboire dans leurs poches ?

Comme la Justice aux yeux bandés et la Putain au grand cœur, la Waitresse est un archétype. On la trouve déjà dans le plus vieux texte poétique de l’humanité, L’épopée de Gilgamesh, où la cabaretière se nomme Sidouri. Elle est la dernière à adresser la parole au héros avant qu’il tente de traverser le fleuve de la Mort. - Si le passeur vous refuse l’entrée, monsieur G, vous pouvez revenir ! On est ouvert toute la nuit !

La Sidouri québécoise n’a pas souvent l’occasion d’être la femme du dernier recours comme son ancêtre sumérienne. Dans la vie courante, elle est plutôt celle du retour au plancher des vaches. - La vie s’comme un hot-chicken, si y a trop de sauce piquante, c’est qu’y ont été chiche avec la viande blanche.

Sans qu’elle batte d’un cil, on l’a affublée de tous les déguisements, de la coiffe bretonne au paréo tahitien, en passant par le décolleté pigeonnant viennois, la chemise à plastron et le tablier tyrolien. Elle a porté la jupe à mi-mollet, aux genoux, fendue, à mi-cuisse, à trousse-pet et rase-bonbon sans perdre un instant son sourire en coin et sa gouaille indéfectible. - Ça s’appelle pas touche, t’as compris! Si t’as besoin d’exercice pour les mains, achète-toué un pain fesse pour te pratiquer !

On n’arrête pas le progrès ou l’écourtichement. Au moins un siècle plus tard, du temps où j’enseignais à l’École nationale de théâtre, je me souviens avoir fréquenté une brasserie des alentours (rues Saint-Denis et Laurier) qui sans raison apparente, sinon pour se mettre au goût du jour, est subitement devenue toplesse.

La veille, Lucille portait le chemisier blanc classique et la minijupe noire, le lendemain, elle s’amenait à notre table les seins à l’air avec le même naturel et le même entrain. Émoi ou maladresse, j’en ai renversé ma tasse de café.

Bougez pus et laissez-moi faire! Sinon, vous allez vous tacher ! Pendant qu’elle s’occupait à étancher le liquide sur la nappe, j’observais son cul qui se balançait au rythme brésilien de la musique d’ambiance, ses seins qui oscillaient avec une liberté californienne et tout en haut de l’Amérique, une houppe noire frisée qui jacassait comme si de rien n’était. - Demandez-moi pas pourquoi, mais ce café-là, y tache ! Ça part pus sur les blouses !

En se relevant, elle me décroche une œillade coquine. - Entoucas, espérons qu’y tache pas la peau, parc’qu’avec la pression de la nouvelle machine à capucine, je serais toute matachée. Et en me quittant l’héritière lointaine de Sidouri laisse échapper un feulement rauque par-dessus son épaule. - Grrrrr ! Comme une femme léopard !

Règle générale, rue Sainte-Catherine, la mine patibulaire était de rigueur. La qualité moelleuse des smoked meat chez Dunn’s, près d’University, était inversement proportionnelle à l’accueil hargneux du patron. Stand on the side and wait ! Son intention était de nous laisser poireauter sur place jusqu’à ce qu’on manque de temps pour manger.

L’intervention d’une waitresse aux cheveux gris à qui nous étions sympathiques en décidait souvent autrement. - Leave them to me ! There’s room in the back ! Puis entre les dents, en se tournant légèrement vers nous. - Faîtes-z-en pas de cas ! Sa mère l’a mal élevé !

Dans presque toutes les cantines ou les restaurants du quartier des grands magasins, les waitresses étaient pour la plupart d’entre elles québécoises ou irlandaises. Leur consigne était de nous adresser d’abord la parole en anglais. Sitôt que le patron avait le dos tourné, elles nous parlaient en français. Ce qui avait l’effet de créer un climat de complicité comme si on faisait tous partie de la même société secrète.

Nous avions la faconde et le rire en commun. Parler québécois les rajeunissait et leur donnait la permission de brasser le cuisinier qui officiait derrière son comptoir. - Djeezus Mike ! Don’t be lean on meat, one day these boys will own the building !

Du moins, nous en représentions l’espoir. Mais tout l’opposé pour son patron. Lui, il évitait chaque fois avec soin de nous inviter à revenir. Sans doute craignait-il obscurément que dans un jour lointain, il serait tenu de s’afficher et de rédiger ses menus en français. L’air bête, qu’il n’arborait que pour nous, n’était somme toute qu’une prémonition.

À quelques pas de la rue Guy, toujours sur la Catherine, derrière les grandes fenêtres du restaurant Murray’s, le passé cette fois avait une tronche de bouledogue. Les serveuses étaient stylées, drillées et empesées dans leurs uniformes comme des infirmières, des matrones ou des CWACS. On aurait pu toutes les aligner la face contre le mur et constater que toutes les boucles des tabliers étaient parfaitement nouées.

En se retournant et en s’avançant vers nos tables, elles auraient également pu défiler au pas, se mettre à l’attention, claquer des talons et nous tendre notre ration quotidienne de pilules avec le sourire glacial de l’infirmière-chef dans le Vol au-dessus du nid de coucous. C’est ce qui attirait tous les radio-canadiens frappés d’anglophilie chez Murray’s : le fantasme de la mère dominatrice.

Today’s soup is barley, gents ! And I would highly recommend the chicken à la king ! La saveur royale laissait en bouche le souvenir d’un blanc-mange fadasse, granuleux et râpeux qui s’apparentait à la colle de pâte pour tapisserie. La version britannique de La cerise sur le sundae ! devait être Quatre petits pois verts égarés dans une mer de sauce blanche !

Would you care for crumpets with your tea ? L’invention pâtissière anglaise est sans doute la seule qui peut provoquer des fous rires. - Cé quoi ça des pommes pettes ? Une sorte de gaufrette ou de whippette ? Au pays des œufs pochés dans une sauce hollandaise, l’approche sunny side up est une hérésie.

Le regard acéré derrière ses lunettes, l’infirmière-chef réprouvait la gaudriole. Sa réaction a été aussi orange pekoe que les sachets de thé étaient certifiés red rose. - Well luv, if you want to live in this town, you’d better learn to speak English, would’nt you ?

Premier arrivé ou dernier arrivant, de la rue Bleury vers l’Ouest, on n’avait pas besoin d’avoir traversé un océan de son vivant pour se sentir comme un immigrant.