L’œil multicolore du cyclope

Le portulan de la bohème

Guy Borremans rêvait d’être un cyclope. Un jour, il s’est littéralement collé un viseur de caméra au visage. Plus prosaïquement, il s’était confectionné une sorte de serre-tête en gaffer tape, le ruban adhésif miraculeux des plateaux de tournage. Pendant quelques semaines, Borremans s’est métamorphosé en homme-caméra pour déambuler dans les rues de Montréal.

Il voulait s’apprendre à ne percevoir de la ville que ce que le cadre du viseur lui en révélait. En somme, enregistrer la réalité en direct comme elle se construit dans un film, plan par plan, et faire l’expérience d’une vie qui se déroule sans fin comme un plan-séquence de la Nouvelle Vague et s’enchaîne, pour le fil narratif, avec le même fortuit d’associations qu’un cadavre exquis surréaliste.

Au cinéma, la caméra va au building. Avec un viseur dans le front, c’est le building qui vous tombe dessus sans crier gare. Ou une femme superbe qui disparaît aussi furtivement qu’elle est apparue. Ou un carrosse de bébé qui descend un escalier suivi d’un autobus qui fonce sur un kiosque à journaux. Si on lève la tête, le ciel est bleu. Si on la baisse, l’agonie de Maurice Duplessis vous saute aux yeux. Avez-vous appris la nouvelle ? Elle a duré 80 heures ! La gueule du vendeur dans son stand est hilare.

La révolution a commencé par l’œil et sa modernité était dans le regard. Pour transformer le monde, il fallait d’abord le voir autrement. Il fallait casser sa représentation et libérer les formes et les couleurs pour la reconstruire. La seule vérité était celle de l’œil qui regardait. Einstein n’en pensait pas moins.

Au tout début du XXe siècle, les fauvistes, les cubistes, les futuristes, les expressionnistes, les suprématistes et les dadaïstes en étaient arrivés à la conclusion que le trompe-l’œil faisait précisément ce qu’il disait : il tronquait la vision. La représentation totale de la réalité ne se limitait pas à sa seule copie. Le Québec du Prisme d’Yeux d’Alfred Pellan, du Refus global de Borduas et des plasticiens de Guido Molinari y est arrivé à son tour avec cinquante ans de retard.

Au même moment, les cinéastes québécois de l’ONF décapaient progressivement leurs objectifs de toutes les couches successives de propagande, de censure et d’images d’Épinal qui avait imposé d’office à leurs documentaires une bonhomie généralisée. De l’Amérindien dans son canot d’écorce à l’ouvrier qui coulait du métal en fusion dans son usine, tout le monde était sur son 36 et heureux de son sort.

Caméra à l’épaule et enregistreuse en bandoulière, la nouvelle vérité du cinéma s’apprenait à regarder et à écouter avant de scénariser et mettre en scène. Désormais, elle se garderait de contrarier le galop du parler naturel, tout en enregistrant, en contrepoint, la raideur empesée des corps, la gravité des silences et la tristesse éloquente des regards. Laisser voir et laisser parler la réalité avait déjà donné un chef d’œuvre d’humour absurde involontaire Les Raquetteurs de Gilles Groulx (1958) et une imposante suite d’une poésie rude et âpre, Au pays de Neufve-France de Pierre Perrault (1959-60).

On trouve plus facilement la tête d’une épingle en scrutant les étoiles dans le ciel qu’en la cherchant dans une botte de foin. L’exhortation est d’André Breton. Guy Borremans a été un des rares cinéastes, sinon le seul, à emprunter une démarche diamétralement opposée à celle du cinéma-vérité : l’approche surréaliste. La pratique du troisième œil lui avait enseigné à regarder et surtout à voir. La fluidité onirique du découpage des images d’un rêve s’inspirait en somme d’une magie aussi ordinaire que celle des apparitions inattendues lors d’une simple déambulation. C’est une découverte qui a inspiré la réalisation de son film La Femme Image (1958-1960).

Avec sa tignasse rousse, sa gouaille belge et son rire sonore, Guy Borremans ne passait pas inaperçu dans la faune du café El Cortijo, rue Clark. Le haut lieu de la bohème était situé au début de la pente de la côte, tout près de la rue Sherbrooke. Il fallait gravir un escalier pour monter au premier et ensuite redescendre un étage pour accéder à une assez grande salle. La fresque du mur d’entrée évoquait une sorte de tauromachie sombre, plutôt abstraite, brossée à grand traits noirs, sur un fond sang de bœuf. Elle ne donnait pas le ton, mais créait l’atmosphère.

Si la Hutte demeurait la Mecque historique des artistes, le El Cortijo était le rendez-vous de la nouvelle bohème et des étudiants des Beaux-Arts. De temps à autre, des poètes chansonniers s’assoyaient avec leur guitare sur le tabouret de la scène du fond pour présenter leurs chansons et à l’occasion, les vendredis ou les samedis, il y avait un spectacle proprement dit. Ces soirs-là, le roi de la fête était Tex Lecor. Le peintre incarnait parfaitement la bohème, son esprit libertaire, son impertinence, son franc-parler populaire, sa gauloiserie, son appétit pour le plaisir de l’instant et son goût irrépressible de la provocation.

C’était notre Aristide Bruant ! Debout sur scène avec sa guitare, sa carrure de bûcheron, sa chevelure en broussaille, sa barbe, sa voix rocailleuse et son sens de la répartie, le dernier des vrais était une sorte de dieu tutélaire des Quat-z-arts ! Un jour, il s’était amené avec une nouvelle chanson, Rue Saint-Famille.

Attenante à l’École des Beaux-Arts, la rue comptait plusieurs studios de peintres et de sculpteurs dont celui d’Alfred Laliberté qui, avec ses verrières à la française, était reconnu pour la qualité de sa lumière. Laliberté était originaire de Sainte-Élizabeth-de-Warwick comme Armand Vaillancourt de Black Lake et Paul Lecorre de Saint-Michel-de-Wentworth.

Le talent pour le dessin, la peinture ou la sculpture n’est pas une fleur de serre. C’est une plante sauvage qui pousse dru, souvent dans des milieux où sa floraison n’était ni attendue, ni désirée. Les terres de colonisation, le Québec profond et les quartiers ouvriers ont toujours été de ce fait plus présents aux Beaux-Arts que dans les collèges classiques.

La Rue Saint-Famille de Tex était une proche parente de la Rue Saint-Vincent de La complainte de la Butte de Mouloudji. Qu’importe ! La bohème montréalaise était flattée d’avoir une chanson bien à elle et ne boudait pas son plaisir. D’autant que ses sœurs parisiennes, Montmartre, Montparnasse et Saint-Germain-des-prés, demeuraient toujours un modèle à suivre.

Les bohèmes artistiques se nourrissent de théories, de coups de foudre et d’anecdotes. Personne ne s’est jamais présenté à l’El Cortijo avec les cheveux verts pour épater la galerie comme Baudelaire, ou avec un revolver, comme Alfred Jarry pour tirer dans un miroir et se tourner ensuite vers la jeune fille de la table d’à côté en lui murmurant : Maintenant que la glace est brisée, mademoiselle, causons ! On en rêvait pourtant !

Dans une société où toute la jeunesse se coiffait à la Elvis Presley, les artistes vénéraient d’autres icônes. Une fois ou deux la semaine, Toulouse-Lautrec nous visitait avec son binocle. Il s’assoyait bien droit sur sa chaise, toujours en compagnie de femmes aux formes généreuses comme dans ses peintures. Il s’agissait d’un peintre-graveur très peu démonstratif dont j’ai oublié le nom. Rien d’appuyé, il se contentait d’évoquer discrètement la silhouette. Tout son plaisir était sans doute de s’imaginer qu’il était Henri, au Moulin Rouge, plutôt que Roland, rue Clark.

Pour faire la ronde des tables et croquer des têtes consentantes, nous avions également notre Modigliani. La griffe de Germain Perron était celle d’un maître du dessin. Avec sa gueule d’ange, son chapeau de rapin, sa veste de velours côtelé noir, il campait magnifiquement la figure de l’artiste romantique, partagé entre une immense colère et une mélancolie inconsolable. Son charme était ravageur, mais la seconde d’après, pour un simple différent artistique, le lait de la soupe virait au feu grégeois. Il aurait pu en remontrer à Gérard Philipe sur son interprétation des sautes d’humeur de Modigliani.

La comparaison avec le héros du film Montparnasse (1957) s’arrêtait là. Sinon qu’il buvait autant que l’Italien et qu’il aspirait également à une sorte de transfiguration par la peinture. Dans le sens de l’intuition fulgurante d’Antonin Artaud. Seul Van Gogh a su tirer un portrait d’une tête humaine qui soit la fusée explosive du battement d’un cœur. Le sien ! Germain Perron vénérait Artaud et sa passion pour son Théâtre de la cruauté l’avait rapproché de Janou Saint-Denis dont il devint le compagnon par la suite.

La Reine de la nuit s’attaquait alors à une lourde tâche : la création et la production par sa troupe Les Satellites de deux courtes pièces, La Jeune Fille et la Lune et Les Grappes Lucides de Claude Gauvreau pour une unique représentation à la salle de l’auditorium des Beaux-Arts. Les répétitions s’étaient bien déroulées jusqu’à ce que six jours avant la première, le mauvais sort qui affligeait le théâtre de Gauvreau frappe à nouveau. Écrasé par l’ampleur et la teneur du rôle, le comédien principal des Grappes Lucides s’est désisté. Janou est anéantie.

Elle ne sait plus où donner de la tête lorsqu’elle croise Guy Borremans dans la rue. Le photographe l’invite au Yacht Club pour qu’elle reprenne ses esprits. Après l’avoir écoutée, il lui fait une proposition inespérée. Je n’ai aucune expérience de la scène, mais j’aime Gauvreau, je connais sa poésie et sa parole doit être entendue, alors si ça t’arrange… Et comment donc ! Le nouvel interprète de Saplerbe n’a plus qu’à mémoriser son rôle réplique par réplique et mouvement par mouvement. Cinq jours et cinq nuits sans dormir ou presque !

Le soir de la première, la salle est à l’image des artistes : houleuse. Le dispositif aquatique de La Jeune Fille et la Lune est réussi et donne l’illusion que la noyée flotte entre deux eaux. Les images se choquent et s’entrechoquent. Sublimes ou grotesques. Les mémères qui dandinent leur derrière dans la promiscuité des boudins font rire. La ville qui dépose son nouveau bijou sur la gorge de la rivière, un bijou de chair éblouit. L’intensité et la présence de Janou Saint-Denis gagne le public et l’amène lui aussi à prendre la lune dans ses bras en murmurant : La vie ! La vie !

Pour Les grappes lucides, l’orgie de couleurs qui a envahi la scène appuyait généreusement le propos de son héros Saplerbe. La couleur du soleil, de la mer dans le soleil, du ciel dans la mer, la couleur de tous les poissons sous la mer, la couleur du nuage et de l’écume qui s’épousent dans mon œil. J’ai vu l’intervalle, oui, oui ! La couleur qui n’existe pas.

La performance survoltée de Guy Borremans fut de celle qu’on ne donne qu’une fois dans sa vie et corollairement à laquelle on n’assiste qu’une fois dans une vie. Intuitivement, le réalisateur en lui avait choisi avec raison d’endosser l’état de suprême exaltation qui avait présidé à l’écriture de la pièce plutôt que de jouer un personnage.

La tête en feu dans l’éclairage, il a donc plongé dans le poème avec une fougue véhémente et une gesticulation furibonde à faire rougir d’envie tous les acteurs expressionnistes du cinéma muet, traînant tous les autres derrière lui, tambour battant, sans quitter le souffle de l’auteur et sur un ton déclamatoire et lyrico-flamboyant. C’était fou ! C’était grotesque ! C’était dingue ! C’était sublime ! C’était Riopelle ou Jackson Pollock peignant avec des mots sans perdre le rythme jusqu’à l’épuisement ! C’était grandiose ! Si la beauté des surréalistes a jamais été convulsive, ce soir-là, elle le fut.