La table canadienne d’Henri Pichette

Le portulan de la bohème

Aujourd’hui, si je recevais le poète Henri Pichette chez moi, je m’attendrais à le voir s’indigner et à hurler : Ma table ! Ma table ! Qu’est-ce que tu as fait de ma table ? Tu l’as mise à genoux, tu l’as humiliée en lui coupant les pattes ! Tu en as fait un cul de jatte ! Un sacrilège ! C’était la table d’un poète ! Et une table de poète n’est pas un prie-dieu ! Il faut pouvoir monter dessus pour ameuter les peuples, pour réveiller les masses, pour foutre le feu aux quatre coins du ciel !

Depuis sa métamorphose en table à café, l’objet de l’opprobre du poète croule maintenant sous les livres d’art et les belles éditions. Mais je doute fort que sa réhabilitation culturelle trouverait grâce à ses yeux. Lorsque je l’ai donnée à notre ami commun Paul les Oiseaux, elle portait la patine du temps et les traces du pain coupé par des générations. Elle était toute meurtrie, zébrée d’avoir servi tant de repas, toute griffonnée comme un palimpseste des travaux et des jours. Et tu l’as peinte noire. Horreur ! Horreur ! Henri ne dédaignait pas l’emphase et la charge assassine.

Lors de son deuxième séjour à Montréal, au tout début des années soixante, il s’était lié d’amitié avec un de ses compatriotes, Paul-Martin Dubost, qui était également un de mes bons amis. Henri Pichette était encore tout auréolé du succès de sa pièce Les Épiphanies. En 1947, avec comme seul décor des taches lumineuses du peintre Matta, Gérard Philippe en pantalon et chandail bleu, les mains dans les poches, Roger Blin en imperméable, Maria Casarès en robe noire et quelques amis étaient montés sur la scène parisienne du Théâtre des Noctambules, pour faire entendre une parole inquiète, révoltée, incantatoire et fougueuse.

Depuis la première pulsation du monde, je tournais sur moi-même, je pensais comme une circonférence ! C’était la première phrase de la première réplique de la pièce. Les cent vingt spectateurs du théâtre de poche, où elle a été prononcée, l’ont aussitôt reçue pour ce qu’elle marquait : une rupture avec le théâtre traditionnel régnant. Digestif, édenté et inerte ! Le bulletin de santé est du metteur en scène, Georges Vitaly.

Bref, la parfaite symbiose entre le moment, la hardiesse échevelée du propos, le sans-apprêt de la manière, la primeur de la distribution et les attentes du public, avait fait des Épiphanies le spectacle-phare de la génération d’après-guerre. Le fait que le personnage du Poète ait été interprété par Gérard Philippe, le jeune premier le plus en vue du cinéma français, n’y était pas pour peu.

Adrienne Monnier, qui avait assisté aux cinq représentations de la pièce, a raconté qu’aux Noctambules, la pauvreté et l’exiguïté du local servaient le spectacle. Avec sa tête à lui sans ombre de maquillage, Gérard Philippe n’interprétait pas le poème qu’il savait merveilleusement par cœur, il le vivait devant nous. À elle seule, la deuxième Épiphanie, celle de l’Amour, valait le voyage. Maria Casarès, si belle, et Gérard Philippe étaient prodigieux d’audace et de pureté. On avait l’impression qu’ils auraient pu faire l’amour sans choquer personne. Dans les gorges doucement haletantes des acteurs se pressaient les mots irisés et bêtas : je t’imprime je te savoure je te rame je te précède je te vertige et tu me recommences.

Chaque génération théâtrale renouvelle la présentation, sans rien changer aux ingrédients de base : se présenter sur une scène dénudée, dans les habits de son temps et avec son visage de tous les jours, porteuse d’une parole dont le public articule les mots presque en même temps que les comédiens, avec la même urgence, comme s’il les connaissait déjà de les avoir espérés.

Henri Pichette avait trouvé une jolie formule pour définir cette unique expérience que j’allais vivre à mon tour quelques années plus tard, en 1969, avec l’équipe des Enfants de Chénier dans un autre grand spectacle d’adieu. Nous devions être à égale distance de Dieu et de rien, car la jeunesse est au milieu du monde. Où elle se pense, bien sûr, comme une circonférence.

Pichette se définissait comme un poète rouge. Il se voyait comme un révolutionnaire, tantôt à la Saint-Just, tantôt à la Camille Desmoulins, mais lorsque le naturel reprenait le dessus, c’était un petit marquis, vif, primesautier, à l’esprit acéré et au verbe insolent, comme Sacha Guitry imaginait Beaumarchais. D’ailleurs, la soixantaine venue, Henri s’est découvert une âme de chouan et à l’occasion des célébrations du bicentenaire de la Révolution française en 1989, il a milité pour que la République présente ses excuses pour des atrocités commises deux cents ans plus tôt.

Je me souviens d’un bel après-midi printanier où nous déambulions joyeusement, rue Saint-Mathieu, lorsqu’il s’est abruptement arrêté pour poser une question saugrenue à mon copain Dubost. Dis-moi, Paul, lorsque tu m’as croisé hier avec Patricia, est-ce que nous formions un beau couple ? Catherine, Marcella, Marie, la liste demandait une constante remise à jour. Dis-moi, Paul, c’est très important ! Le Poète et la Comédienne faisaient un beau couple… oui… ou merde ?

L’interloqué s’est fendu d’un prudent : Tout à fait charmant à la Jules et Jim ! La comparaison surprit. Tu crois ? Jules ou Jim ? De toute évidence, Paul ne se souvenait plus lequel était lequel. Le plus poète des deux ! Il était tombé pile avec Jules. Tu serais prêt à jouer Jim ? C’est celui qui grattait la guitare dans un décor champêtre. À condition que je puisse jouer de la flûte de Pan ou de la clarinette ! lui a rétorqué Dubost qui n’aimait pas la guitare. Le visage de Pichette s’était aussitôt refermé.

Paul avait abordé un sujet litigieux. La musique ! Et la relation des femmes avec les compositeurs. Non, mais tu vois ça, j’étais au concert à Avignon avec Catherine Coué (une comédienne qui jouait au TNP) et elle me rebattait les oreilles avec son Mozart. Génial par ci, génial par là ! Un surdoué, un prodige, un être aérien puisqu’il était Verseau. À un moment, j’en ai eu marre ! Je l’ai toisée et je lui ai dit tout net : Au lieu d’accorder tout ton intérêt aux génies morts, Catherine, tu devrais t’intéresser aux génies vivants ! Pour bien marquer le coup, il avait bombé le torse et pris la pose profil pour médaillon.

La première fois que je l’ai rencontré, nous étions à l’appartement de Dubost, un spacieux un et demi, au plafond élevé et aux vastes fenêtres, caractéristique de la rue Dorchester ouest. J’ai naturellement demandé à Henri Pichette la raison de son séjour à Montréal. Il m’a répondu qu’il était ici dans le cadre d’une recherche qu’il effectuait pour constituer une anthologie ou un florilège des plus grands poèmes écrits sur la guerre.

Mal m’en avait alors pris de manifester mon étonnement. Des poèmes sur la guerre ? Au Québec ? Le poète me répondit par une canonnade en règle : C’était un imposant spectacle en son horreur, / Le bronze inconscient, comme pris de fureur, / Dans ce cirque bordé de forêts séculaires, / Semblait de l’âme humaine emprunter les colères, / Tandis que l’assiégeant, de ces boulets rougis, / Démantelait les murs, éventrait les logis. Et il a fait un temps dramatique avant de proclamer le nom de l’auteur. LOUIS FRÉCHETTE ! La légende d’un peuple !

Je n’avais pas encore appris à me méfier de cette curiosité omnivore qui poussait les Français, à peine débarqués, à apprendre par cœur tous les guides touristiques qui leur tombaient sous la main, tous les dépliants et catalogues de musée, sans oublier la moindre plaque historique et une demi-douzaine de livres plus spécialisés.

Au point qu’après deux ou trois mois d’ingestion d’information intensive, ils risquaient fort de vous en apprendre plus sur Montréal, Québec ou Tadoussac qu’un habitant qui y avait vu le jour. Ce qui est en soi une qualité devient parfois un irritant lorsque son détenteur ne peut s’empêcher de partager indûment sa nouvelle science en corrigeant à tout moment les connaissances plus panoramiques du cru.

À sa décharge, Pichette avait poursuivi des recherches exhaustives et il avait rencontré un bon nombre de créateurs québécois. Néanmoins, il poussait souvent le bouchon un peu loin. Il revendiquait pour lui cette identité canadienne qu’on ne disait pas encore québécoise. Il était né Harry Paul Pichette, à Chateauroux en France, d’un père franco-américain qui était originaire du Québec. Son frère James, peintre français associé à l’abstraction lyrique, a d’ailleurs conservé son prénom anglais.

Je me souviens d’une soirée animée où Henri avait mis fin à une discussion musclée en me lançant : Qu’est-ce que tu en sais, je suis plus canadien que toi ! J’aurais pu lui répondre du tac au tac : Canadien peut-être ! Mais canayen. sûrement pas ! Il n’aurait peut-être pas fait la nuance. Sauf que c’est le genre de réplique d’escalier qu’on ne trouve pas sur le moment !

Peut-on s’approprier l’identité de l’Autre au point de l’occulter ? J’en avais le souffle coupé. Henri n’en démordait pas et je me sentais comme un sauvage écoutant Cartier déclarer Canada, je te redécouvre ! Ça va faire Pichette !

Bien que réelle, la filière généalogique demeurait une coquetterie. La filière poétique, en revanche, lui a assuré à tout jamais le titre mérité de poète québécois. N’était-ce que pour sa magnifique Ode à la neige. La / légère / candide / capricieuse / tourbillonnante / ouatée / poudreuse / neige dont j’aime / la / lente lente / chute.

Sans oublier l’Ode des trois règnes de 1958, dédiée à l’ami Miron. Nous sommes terre d’os, nous sommes terre d’ombre / Terre de vigne que l’on sombre / Terre aux lèvres du matelot, terre amoureuse / Tendre à la force laboureuse / Et de par la fraternité jamais éteinte / Nous sommes terre sainte.

Les Épiphanies avaient été publiées chez K éditeur, la maison d’édition surréaliste responsable des deux dernières publications majeures d’Antonin Artaud, Van Gogh, le suicidé de la société (1947) et Pour en finir avec le jugement de Dieu (1948).

Henri prenait visiblement plaisir à raconter à des jeunes blancs-becs dans la vingtaine combien Artaud qu’il avait fréquenté au même âge était un critique terrifiant. Il habitait un endroit étrange, éclairé de partout, une sorte de galerie vitrée, à l’arrière d’une maison. Avec l’éclairage à contre-jour, je ne distinguais parfois que ses yeux. La fixité de son regard pouvait être aussi impressionnante que ses réactions fulgurantes.

Une tout particulièrement. Artaud était assis à sa table. Il a d’abord lu mon texte en silence. Puis il a levé la tête. Et il m’a dit : vous avez écrit… la jeune fille… non ! non !… c’est la jeune fille v-i-o-l-é-e ! Pichette proteste, mais Artaud poursuit inlassablement son incantation. Violée! Violée ! Violée ! Puis coup de théâtre. Il a sorti une hache de je ne sais trop où et tout en tonnant : UNE JEUNE FILLE V-I-O-L-É-E ! et il l’a plantée dans la table ! Il faut admettre que peu de critiques ont des arguments aussi tranchants.

Lorsqu’il est retourné en France, Henri Pichette a légué sa table canadienne à Paul-Martin Dubost qui me l’a léguée à son tour lorsqu’il est parti aux Indes, où il est devenu un hindouiste reconnu et l’auteur de deux livres incontournables, Théâtre Danse du Kerala et Ganesh, l’enchanteur des trois mondes.