Le démantèlement de la Caisse de dépôt est dans le viseur

La dernière étape du plan Desmarais

*Pendant que des centaines de milliers de Québécoises et de Québécois s’inquiétaient à juste titre de leur sécurité financière future et exigaient des comptes des responsables de la gestion de la Caisse de dépôt et placement du Québec, le premier ministre Jean Charest, la ministre des Finances Monique Jérôme-Forget et l’ex-p.d-g. de la Caisse, Henri-Paul Rousseau, ont cherché à se défiler.

Se sont précipités à leur rescousse, soi-disant pour « dépolitiser » le débat, la firme de notation Standard and Poor’s et la Chambre de commerce de Montréal. Standard & Poor’s place la cote de crédit triple A du gouvernement « sous observation négative » par crainte que les débats actuels réduisent « le niveau d’indépendance dans le choix des investissements ». Quant à la Chambre de commerce, elle offrait à Henri-Paul Rousseau une tribune à l’abri des questions pointues.

Au même moment, sans crainte de se faire accuser de « politiser » le débat, des gens comme Marcel Côté de Secor, Léon Courville, autrefois de la Banque Nationale, les journaux Les Affaires et The Gazette profitaient de la perte de près de 40 milliards par suite d’un rendement catastrophique de moins 25 % pour relancer le débat sur l’utilité de la Caisse et demander son démantèlement en plusieurs unités.

On aura beau tourner autour du pot, la question du rôle de la Caisse et de son avenir est posée et il faut y répondre clairement en montrant les enjeux tant économiques que politiques en cause.

Créée le 21 juin 1965 par le gouvernement Lesage pour gérer la caisse de retraite des fonctionnaires, elle a été dès l’origine objet de controverses. Dans l’esprit d’un de ses principaux concepteurs, Jacques Parizeau alors haut fonctionnaire à Québec, elle avait entre autres pour but de mettre fin au chantage que les milieux financiers exerçaient sur le gouvernement du Québec.

À plusieurs reprises, M. Parizeau a rappelé comment la rue St-Jacques avait provoqué la défaite du gouvernement de Maurice Duplessis en 1939. Même après la création de la Caisse, les milieux financiers ont cherché à favoriser l’élection d’un gouvernement fédéraliste, comme lors du coup de la Brink’s en 1970, ou à faire capituler un premier ministre trop nationaliste, comme lorsque la rue St-Jacques a planifié une fausse sortie de capitaux pour obliger Daniel Johnson à signer la Déclaration d’Hawaï dans laquelle il renonçait à son programme « Égalité ou Indépendance ».

Une fois au pouvoir, le ministre des Finances Jacques Parizeau a congédié la firme A.E Ames & Co., alliée de la Banque de Montréal, qui, à la tête du syndicat financier chargé d’écouler les obligations du Québec, cherchait à dicter sa conduite au gouvernement.

M. Parizeau a pu procéder ainsi parce que l’essentiel de la dette de la province était désormais financé par la Caisse de dépôt et d’autres institutions francophones, alors que les institutions financières du Canada boudaient les titres du Québec depuis l’élection de Daniel Johnson en 1966.

Bien entendu, l’existence de la Caisse n’empêche pas les milieux financiers de vouloir intimider les gouvernements. Au lendemain du référendum de 1995, de l’aveu même de Lucien Bouchard, la firme Standard & Poor’s l’a convoqué en secret à New York pour menacer le Québec de décote s’il ne réduisait pas sa dette.

Certains politiciens ne craignent pas d’affronter les banquiers et de résister à leurs diktats. D’autres cèdent. Lucien Bouchard fait partie de la deuxième catégorie. Il a convoqué le Sommet du Déficit zéro dont les mesures ont eu pour conséquence le démantèlement des Partenaires pour la souveraineté.

Dans l’esprit de Jacques Parizeau, la Caisse ne devait pas se cantonner dans le rôle de simple investisseur comme une caisse de retraite ordinaire, mais intervenir activement dans l’économie du Québec. En nommant à son conseil d’administration des gens comme Alfred Rouleau du Mouvement Desjardins, Pierre Péladeau et Louis Laberge, il amène la Caisse, à partir de 1979, à jouer un rôle plus actif dans l’économie du Québec, en conjonction avec les sociétés d’État et d’autres institutions québécoises. Cela donnera le Québec Inc.

La Caisse était également appelée à jouer un rôle crucial dans la perspective d’un référendum gagnant. En 1995, la Caisse se trouve au centre du triangle financier imaginé par M. Parizeau pour soutenir la valeur des obligations du Québec en cas de perturbations. La Caisse, Hydro-Québec et le ministère des Finances accumulèrent à cet effet 17 milliards de réserves liquides. Le Mouvement Desjardins, la Banque Nationale et la Banque Laurentienne, également dans le coup, avaient augmenté leurs liquidités pour un montant de 20 milliards.

C’est ce triple rôle de la Caisse – préserver l’indépendance d’action du gouvernement, promouvoir l’économie du Québec et être un instrument d’émancipation dans la perspective de la souveraineté du Québec – qui en fait la cible des milieux financiers et des fédéralistes.

Les derniers événements nous amènent à nous interroger sur l’indépendance du gouvernement Charest à l’égard des milieux financiers et plus particulièrement de la famille Desmarais. Standard & Poor’s – une firme complètement discréditée aux États-Unis pour avoir coté AAA la compagnie d’assurance American International Group (AIG), Fannie Mae et Freddie Mac – s’invite dans le débat. Puis, c’est au tour de la Chambre de commerce, dirigée par Hélène Desmarais, d’offrir une tribune dorée à Henri-Paul Rousseau, repêché par Power Corporation à la suite de ses déboires à la Caisse.

Bien qu’il n’y ait qu’un coin du voile qui ait été levé, il est évident que la Caisse a été gérée en fonction du nouveau mandat que lui a imposé le gouvernement Charest, soit la recherche du « rendement optimal », tout en investissant le moins possible dans l’économie québécoise.

Lors de la démission d’Henri-Paul Rousseau, un journaliste de La Presse a calculé qu’à peine 15,7 % de l’actif total des déposants gérés par la Caisse était détenu au Québec, dont près de la moitié portait exclusivement sur des obligations émises par le gouvernement et des organismes du secteur parapublic. En fait, seulement 8 % des actifs de la Caisse étaient directement investis dans l’économie du Québec. C’était moins que les investissements de la Caisse en Russie !

Cependant, sous la gouverne d’Henri-Paul Rousseau, la Caisse ne négligea pas d’investir dans Power Corporation et ses filiales. Au 31 décembre 2007, la Caisse détenait 4,6 millions d’actions de Power, représentant 187,5 millions de dollars. Elle possédait également des titres dans les filiales de Power, soit Corporation Financière Power (212,9 M$), Pargesa (500 000 $) et Groupe Bruxelles Lambert (5,4 M$). La Caisse avait aussi un investissement de 131 millions $ dans Total, la pétrolière française dont Power Corp est le principal actionnaire.

Soulignons que la volonté exprimée par le gouvernement et ses alliés fédéralistes d’empêcher la Caisse de s’ingérer dans l’économie du Québec va à contre-sens du courant actuel en faveur d’une intervention musclée des gouvernements dans l’économie.

En France, le président Nicolas Sarkozy, l’ami de Paul Desmarais, vient d’annoncer la création d’un fonds stratégique doté d’un capital de 20 milliards d’euros pour contrer les « prédateurs » qui voudraient s’emparer d’entreprises industrielles stratégiques pour les délocaliser ou pour s’accaparer de leur technologie. Au cœur de cette intervention du gouvernement français, on trouve la Caisse des dépôts et des consignations qui a servi de modèle à la Caisse de dépôt et placement du Québec.

Au Québec, la Caisse n’est pas intervenue et a laissé filer le contrôle de l’Alcan au groupe minier anglo-australien Rio Tinto qui est en voie de passer sous le contrôle du géant public chinois de l’aluminium Chinalco dont c’est un secret de polichinelle qu’il reluque les innovations technologiques de l’Alcan pour ses installations chinoises.

Ce qui est bon pour l’ami de Paul Desmarais en France ne serait donc pas bon pour son protégé québécois Jean Charest ?!

En fait, tout s’explique par la volonté de maintenir le Québec dans un état de domination et de lui enlever les moyens de s’émanciper. Déjà, en 1963, la ministre libérale fédérale Judy LaMarsh s’opposait violemment à la création de la Caisse en déclarant : « La puissance d’un gouvernement possédant autant d’argent serait effarante. En contrôlant les capitaux d’investissement, il serait en position de dominer les affaires. On risquerait de déboucher sur une sorte de national-socialisme, tel qu’il s’exerçait dans l’Allemagne nazie ». (1)

Même Jean Lesage exprimait ses appréhensions. Il s’en était ouvert, lors de sa création, à Éric Kierans : « Croyez-vous qu’il est vrai, comme certains le disent au Canada anglais, que l’apparition de la Caisse de dépôt et placement nous met sur la route de l’indépendance de façon inévitable ? »

Éric Kierans avait alors rassuré le chef libéral mais, en 1980, à deux semaines du référendum, le même Éric Kierans démissionnait avec fracas du conseil d’administration de la Caisse en déplorant le manque d’« indépendance » de la Caisse et en qualifiant d’« intolérable l’ingérence toujours croissante du ministère des Finances ». Deux ans plus tard, il reconnaîtra avoir agi de la sorte parce « je ne désirais pas un Oui au référendum ». (2)

Aujourd’hui, la Caisse est en crise par suite de sa gestion néolibérale. Ses opérateurs financiers, excités par la perspective d’alléchants bonis, ont joué l’argent des contribuables sur les places boursières à l’aide de modèles mathématiques aussi « performants » que les logiciels de gestion des pêches et des forêts qui voyaient des poissons et des arbres où il n’y en avait plus.

Il n’en fallait pas davantage pour rameuter les chacals fédéralistes. Ceux-ci - souvent les mêmes qui exigent la privatisation d’Hydro-Québec - reviennent à la charge pour demander le démantèlement de la Caisse.

La partition de la Caisse en plusieurs entités la priverait d’intervenir efficacement dans l’économie du Québec. Elle parachèverait l’opération de déconstruction du modèle québécois dont M. Parizeau a fait le constat lors de son allocution publique du 18 février 2008 à l’occasion des événements entourant la prise de contrôle de la Bourse de Montréal par la Bourse de Toronto.

M. Parizeau avouait que le Québec Inc. dont il avait patiemment contribué à l’édification n’existait plus. Le Mouvement Desjardins s’était allié à la Bourse de Toronto qui avait elle-même signé une entente avec Standard & Poor’s pour faire main basse sur 9 % du marché des produits dérivés détenus par la Bourse de Montréal.

Quant à la Banque Nationale, des modifications apportées à Loi des banques par le gouvernement fédéral la rendent vulnérable à une prise de contrôle étrangère en permettant à un seul actionnaire d’en détenir 65 % des actions.

La quasi-victoire souverainiste lors du Référendum de 1995 a causé la panique à Ottawa. La réaction des fédéralistes a été à la mesure de leur frousse. À la loi sur la Clarté se sont ajoutés le programme des commandites et les menaces de partition du territoire québécois – le député réformiste Stephen Harper a déposé un projet de loi à cet effet en 1996.

Deux autres leviers du mouvement souverainiste se sont également retrouvés dans leur collimateur : la reconnaissance diplomatique d’une déclaration d’indépendance par la France et le rôle de la Caisse de dépôt. Paul Desmarais s’est chargé de contrer le premier en courtisant assidûment les milieux politiques et culturels français et en prenant Nicolas Sarkozy sous son aile. La prochaine cible est-elle le démantèlement de la Caisse de dépôt et placement ?

* Respectivement président et secrétaire de Syndicalistes et progressistes pour un Québec Libre (SPQ Libre)

(1) et (2) Pierre Duchesne, Jacques Parizeau, tome 1. Québec Amérique