Les bateaux à vapeur d’une drôle de guerre

Le portulan de l’histoire

Le 4 novembre 1809, à huit heures, un samedi matin, l’Accommodation est arrivé de Montréal avec dix passagers à bord, pouvait-on lire dans le Quebec Mercury. C’était le premier navire de ce genre à se présenter dans le port de Québec. Le Bas-Canada entrait à deux aubes dans l’ère du bateau à vapeur.

Le grand responsable de cette initiative révolutionnaire était John Molson. Le brasseur de bière ne se voulait pas uniquement marchand, mais industriel. Il n’avait pas tardé à saisir les implications commerciales de ce nouveau mode de transport. Et n’avait pas hésité à investir dans la société montréalaise qui a construit non seulement le premier bateau à vapeur au Canada, mais le premier à être entièrement construit hors de Grande-Bretagne, et le troisième à être exploité commercialement au monde.

L’Accommodation a accompli le trajet Montréal-Québec en soixante-six heures, dont trente à l’ancre sur les hauts-fonds du lac Saint-Pierre. Le journal fourmille de données sur cette invention. La quille du bateau est longue de soixante-quinze pieds et le pont de quatre-vingt-cinq. Le navire est propulsé par deux roues à aubes actionnées par la vapeur produite dans une chaudière à l’intérieur dudit navire. Vingt passagers peuvent y trouver un lit. Le prix du passage est de 9 $ pour remonter le fleuve et de 8 $ pour le descendre. La compagnie maritime fournit les provisions de bouche.

La performance de l’Accommodation n’est pas encore à la hauteur des attentes. Le navire a mis sept jours à remonter le fleuve jusqu’à Montréal. Toutefois, personne ne regrette la navigation à voiles. Lorsque le vent était contraire, elle nécessitait souvent quinze jours pour monter à Montréal et trois ou quatre pour descendre à Québec.

Jusqu’à maintenant, l’affaire n’est pas rentable. En 1810, le bateau de monsieur Molson a accompli une douzaine de voyages aller-retour et accueilli 175 voyageurs, qui ont payé un aller simple. Construction comprise, les dépenses d’exploitation se sont élevées à près de 16 000 $ et les revenus à environ 2 000 $ pour 1809-1810. Un déficit qui ne semble pas inquiéter son propriétaire outre mesure.

L’homme d’affaires persiste en se rendant à New York pour rencontrer Robert Fulton. Le doyen de la navigation à vapeur lui propose de dessiner les plans d’un bateau qui pourrait loger de cinquante à soixante-dix passagers et naviguer, en eaux calmes, à cinq milles à l’heure. En échange de ses services, l’inventeur américain exige 10 % des profits d’exploitation du bateau qu’il aura conçu et de tous les futurs bateaux de son client. Les termes de l’entente ne convenaient pas au brasseur montréalais. Sauf que sa décision était déjà prise. Il fera construire un frère à l’Accommodation selon ses propres plans. Il l’a baptisé Swiftsure et prévu sa mise en service dans deux ans. C’est un inventeur britannique, James Watt, qui le dotera de deux machines à vapeur.

Le journaliste Hector Berthelot a brossé un double portrait de l’aîné de la dynastie Molson « Le jour, dans sa brasserie, il était coiffé d’une tuque bleue, chaussé de sabots et vêtu d’étoffe du pays, mais le soir, lorsqu’il fermait boutique, il se dépouillait de son costume rustique pour endosser l’habit noir, mettre un gilet blanc et porter un lorgnon attaché à un long ruban. Lorsqu’il était en grande toilette, M. Molson agissait comme propriétaire de vapeur ». En 1811, au moment où il quitte Montréal pour Londres, les rumeurs d’une guerre entre les États-Unis et l’Angleterre sont de plus en plus pressantes.

Napoléon Bonaparte avait vu juste en soldant la Louisiane. La marine marchande états-unienne a quasiment doublé de taille entre 1802 et 1810. Elle est devenue la plus grande flotte marchande neutre du monde et, à ce titre, revendique le droit de commercer librement avec les pays de son choix. Au nom de l’embargo imposé sur tous les ports de France et de ses alliés, les Britanniques arraisonnent tout ce qui bat le pavillon étoilé. Près de 900 bateaux capturés. La Royal Navy s’arroge également le droit d’intercepter et de fouiller les navires américains à la recherche de déserteurs, sachant pertinemment qu’une grande partie des équipages états-uniens est formée de ces derniers et d’anciens de la marine royale. L’Angleterre ne reconnaît pas leur nouvelle citoyenneté.

En juin 1812, tous les efforts militaires de l’Angleterre sont engagés à combattre les armées napoléoniennes. Lorsque le président des États-Unis, James Madison, déclare la guerre à l’ancienne mère patrie, le moment semble tout à fait propice pour récupérer le Canada. La colonie n’est défendue que par 5 000 Habits Rouges éparpillés de la Nouvelle-Écosse au Lac Huron. Le plus fort contingent est toutefois cantonné au Bas-Canada.

Dans un accès de pure forfanterie, le Secrétaire de la guerre des États-Unis fanfaronne à tous vents. « Nous pourrions nous emparer du Canada sans soldats. Il suffirait d’envoyer des officiers dans les provinces et le peuple, désabusé de son gouvernement, se rallierait autour de notre drapeau ». Sur papier, une armée de 35 000 hommes peut sembler impressionnante, sur le terrain, officiers et miliciens n’étaient pas montés au front depuis trente ans.

La première tentative d’invasion sur le front des Grands Lacs donne le ton de la campagne. Le général Hull bat en retraite à la première information que les forces britanniques seraient plus nombreuses et leur livre Détroit sans tirer un coup de fusil. La deuxième tentative tourne court dès le départ de la première chaloupe vers le large du lac Ontario. Un officier mécontent y avait rangé toutes les rames des autres chaloupes. À la troisième, 750 hommes sont sur la rive canadienne du lac où ils rencontrent un feu nourri des Britanniques. Le général Von Rensselaer appelle le reste de la troupe à la rescousse. À la vue des chaloupes qui reviennent du combat, remplies de morts et des grands blessés, les recrues refusent de quitter la rive, du côté des États-Unis.

À l’automne 1812, la menace états-unienne s’est matérialisée dans l’Est ! Le général Dearborn s’avance sur Montréal avec 11 000 hommes par la voie du lac Champlain. Cette fois, contrairement à l’invasion de 1775, les autorités coloniales ont compris que la loyauté ne faisait rien à l’affaire. Les volontaires qui s’engageront dans la milice coloniale recevront le même traitement que les Habits Rouges et les officiers qui joindront les rangs du régiment – exclusivement canayen – des Voltigeurs auront droit à une concession de 50 acres, en plus de leur solde.

Le 17 novembre, 800 hommes d’infanterie et 300 de cavalerie de l’armée de Dearborn franchissent la frontière. Au camp Saint-Philippe, les Voltigeurs et les miliciens se préparent au combat qui s’annonce. Le soir du 19, un habitant du coin informe le capitaine du corps des Voyageurs qu’un officier « des États » lui a offert cinquante piastres pour le guider au premier poste anglais. L’amateurisme militaire américain ne se dément pas.

Le matin du 20 novembre, les envahisseurs empruntent le chemin d’Odelltown, vers la rivière Lacolle. La cavalerie traverse la digue du moulin et se regroupe dans la plaine. Jacques Viger, alors capitaine des Voltigeurs, raconte que son confrère McKay était parti placer ses sentinelles lorsqu’il a entendu le bruit des chiens de fusil de tout le demi-cercle qu’avait formé l’armée états-unienne. Sans faire ni un, ni deux, McKay a lancé le cri de retraite à ses Indiens, qui lui ont répondu des leurs, en déchargeant leurs fusils.

« Les Américains se sont avancés vers les cabanes construites par les Indiens en tirant presque sans arrêt », poursuit Viger. Comme la formation était en demi-cercle, plusieurs assaillants ont été blessés par les « projectiles amis » de leurs compatriotes. Pendant tout ce temps, les cris des Amérindiens leur faisaient croire qu’ils étaient au moins quatre ou cinq cents. « Les Américains ont alors pris peur et traversé à gué la rivière dans le plus grand désordre pour se sauver à Champlain, le plus proche village », conclut Viger. Dans leur débandade, les fuyards ont abandonné une partie de leur armement.

Pour John Molson, cette drôle de guerre était une bonne affaire. Si l’exploitation de l’Accommodation avait été déficitaire, celle de son deuxième bateau est déjà rentable grâce au transport des troupes. En deux ans, le Swiftsure effectuera 58 voyages aller-retour, Montréal-Québec, au coût de 250 livres, soit 1 000 $ le voyage. C’était amplement suffisant pour rembourser les coûts de construction d’un navire qu’on a décrit avec son pont de 140 pieds et sa quille de 130 comme l’orgueil du Saint-Laurent. La valeur stratégique du bateau de Molson était indéniable : le Swiftsure mettait 22 heures à parcourir la distance entre Québec et Montréal, soit 14 heures de moins que l’Accommodation. Avec les Malsham (1814), Lady Sherbrooke (1816) et New Swiftsure (1817) qui s’ajouteront à la flotte Molson, la navigation à vapeur s’installera à demeure.

La guerre se nourrit d’héroïsme, c’est connu ! Faute d’actions militaires dignes de mémoire, la narration héroï-comique prend le relais. Le 21 octobre 1813, on apprend que le général états-unien Hampton et une partie de son armée ont franchi la frontière. La trompette a sonné ; l’éclair luit, l’airain gronde, écrit le poète Joseph Mermet, Salaberry paraît ; la valeur le seconde, / Et trois cents Canadiens qui marchent sur ses pas, / Comme lui d’un air gai, vont braver le trépas. En fait, ils ont abattu des ponts, fait de l’abattis, et se cachent derrière les arbres.

Huit mille Américains s’avancent d’un air sombre ; / Hampton leur chef en vain veut compter sur leur nombre. / C’est un nuage affreux qui paraît s’épaissir, / Mais que le premier mars voit bientôt s’éclaircir. Le poète n’a pas le sens des chiffres, ou des dates. C’est arrivé le 26 octobre et les Américains étaient 3 000.

Le Héros canadien, calme quand l’airain tonne, / Vaillant quand il combat, prudent quand il ordonne, / A placé ses guerriers, observé son rival ; / Il a saisi l’instant, et donné le signal. Hampton commande sur la rive gauche de la rivière Châteauguay pendant que sur la rive droite, l’avant-garde américaine se pointe devant l’abattis. Salaberry tire le premier. Sonne la trompette. Tire en haut. Tire en bas. Crie Hourra ! à droite ! Hourra ! à gauche ! Hourra ! au centre ! Les Américains finissent par s’arrêter de tirer, tellement ils sont mêlés.

Salaberry qui voit que son rival hésite, / Dans la horde nombreuse a lancé son élite. / Le nuage s’entrouvre ; il en sort mille éclairs ; / La foudre et ses éclats se perdent dans les airs. À cheval sur une branche, Salaberry observe la situation avec sa longue-vue et donne ses ordres en français au capitaine Daly pour que les Américains ne les comprennent pas. Sur le terrain, il y a des Canadiens qui crient aux Américains : « Tirez pas sur les capots d’étoffe ! tirez sur les Habits Rouges ! »

Du pâle Américain la honte se ploie ; / Les Canadiens vainqueurs jettent des cris de joie : / Leur intrépide chef entraîne le succès ; / Et tout l’espoir d’Hampton s’enfuit dans les forêts. Après quatre heures de confusion, le général Hampton, qui avait reçu l’ordre le matin de retourner aux États-Unis, ordonne la retraite.

Le nombre de tués ou de blessés états-uniens ne dépasse pas soixante-dix. Du côté canadien, on déplore cinq pertes de vie, quinze blessés et quatre disparus. Bref, une escarmouche.

Et le poète de se draper dans les plis d’une envolée tragique : Passant admire-les... Ces rivages tranquilles / ont été défendus comme des Thermopyles ; / Ici Léonidas et ses trois cents guerriers / Revinrent parmi nous cueillir d’autres lauriers ! En fait, les Canadiens étaient 1 700 et leur Léonidas portait un nom à coucher dehors, Charles-Michel d’Irumberry de Salaberry.