Le Montréal de la nouvelle richesse coloniale

Le portulan de l’histoire

Quelle est la ville en Amérique dont la montagne est un jardin ? Montréal ! La réponse spontanée de Joseph Bouchette ne permet pas d’en douter. On n’est pas géographe et arpenteur général impunément. L’auteur de la Description topographique du Bas-Canada, publiée à Londres en 1815, ne tarit pas d’éloges sur l’abondance des légumes de toute espèce que produisent les potagers au bas du mont Royal. Assez pour combler les besoins des Montréalais.

Sans oublier une riche variété de fruits pour se sucrer le bec?: des groseilles, des fraises, des framboises, des pêches, des abricots et des prunes. Mais, de l’avis du botaniste, seuls les vergers sont incomparables et leurs pommes, sans pareil?: la fameuse, la pomme grise, la bourassa, excellentes pour la table, et la pomme de neige, remarquable par sa grande blancheur et son goût exquis. La cueillette des espèces propres à la fabrication du cidre est si généreuse qu’on en tire une grande quantité. D’ailleurs, si on en produit autant, c’est qu’on en boit tout autant.

À cet égard, Montréal se révélait fidèle à elle-même. Le commerce le plus florissant demeurait celui des cabarets et des auberges où l’on pouvait entendre ces paroles, chantées sur un air enjoué, Enfin je connais l’Amérique / Et j’ai vu les deux Canadas / Je dis, sans crainte qu’on réplique / Qu’au haut je préfère le bas / D’un côté la noire tristesse / Offre l’image du trépas / De l’autre la pure allégresse / Fait du haut distinguer le bas.

Les habitants et les négociants pratiquaient surtout la rue Saint-Laurent où les auberges, tenues généralement par des Allemands, possédaient une cour intérieure, des remises et des écuries. Les ruraux y installaient leurs étals et les commerçants y marchandaient leurs achats de porc, de beurre ou de divers produits de la ferme.

Le havre des marchands anglais, situé à l’angle des rues Saint-Pierre et Saint-Paul, portait un nom qui évoquait la Bourse, l’Exchange Coffee House. En revanche, l’Auberge des Trois Rois, l’établissement de Thomas Delvecchio, Place du Vieux-Marché, ancienne Place Roya1e, attirait les badauds. Tous les passants s’y arrêtaient pour admirer les trois rois automates qui frappaient les heures de la grande horloge de la façade.

En 1815, John Molson incarne la nouvelle richesse anglaise. L’ancienne, celle de sir John Johnson, surintendant général des Affaires indiennes et grand spéculateur immobilier, a eu les yeux plus grands que les goussets. Molson fait l’acquisition de sa somptueuse demeure, entre les rues Saint-Paul et des Commis­saires, pour la transformer en un hôtel de grand luxe à nul autre pareil.

La Mansion House devient le rendez-vous des élégances. Le Beaver Club y tient ses assises. Une fois complètement rénové, l’hôtel se vantera de posséder une salle de bal de cent quarante pieds de long, des salles à manger, des salles de jeu, un bureau de poste, des pavillons, des jardins et un salon, occupé par les 7?000 volumes de la Montreal Library. Sans parler des écuries, qui logeront soixante-dix chevaux?; du quai, où accosteront les bateaux à vapeur de la famille Molson et d’une longue terrasse, où l’on apprendra à flâner en contemplant le fleuve Saint-Laurent.

Peu importe la saison, les livres français sont toujours hors saison. Toutefois, il y a lieu de ne pas désespérer?! Hector Bossange, fils d’un libraire parisien réputé, a ouvert une librairie rue Notre-Dame. Rien de moins qu’une succursale d’une des plus importantes maisons d’affaires françaises dans le domaine, Les Galeries Bossange.

Tout comme la maison-mère, le comptoir montréalais offre à sa clientèle, en sus des livres, un assortiment d’objets divers?: des bonbons, des pommades, des chaussures, des dentelles et des corsets. Fréquenter Bossange, c’est un peu respirer le frou-frou de Paris.

Hector Bossange retournera en France en 1819 au bras de Sophie Fabre, dont le frère Édouard-Raymond deviendra le premier véritable libraire du Bas-Canada, après un apprentissage parisien aux Galeries de son beau-frère. C’est le début de la filière Fabre-Bossange dont l’hospitalité sera le point d’attache de tous les Canayens en visite à Paris pendant une bonne partie du XIXe siècle. Une sorte de Maison du Québec avant la lettre.

En 1823, Édouard-Raymond achète le fonds de commerce de l’ancienne succursale de Montréal. Elle sera rebaptisée Librairie française ou Librairie Fabre par tous ceux qui la fréquenteront. Sous sa houlette, elle jouera le rôle d’un lieu d’échanges et de débats pour le mouvement patriote jusqu’à en devenir une cheville ouvrière.

En 1824, le propriétaire de l’Auberge des Trois Rois s’intéresse à une faune plus exotique. Sa clientèle déserte de plus en plus la place du Vieux-Marché pour la place Jacques-Cartier. Pour la ramener vers son établissement, Thomas Delvecchio inaugure le premier musée montréalais, le Museo Italiano, consacré aux curiosités naturelles. Les visiteurs peuvent y admirer, sur un fond de musique, une collection de spécimens d’histoire naturelle qui comprend des quadrupèdes, des amphibiens, des reptiles, des oiseaux et des poissons.

Et ce n’est pas tout ! Des figures de cire qui représentent des beautés de Philadelphie ou de Montréal aussi bien qu’une famille indienne de l’Amérique du Sud. Auxquelles merveilles, Mesdames et Messieurs, il faut ajouter plusieurs autres curiosités excentriques ! Une tête de bélier à quatre cornes ! Un agneau à huit pattes ! Et un cochon à deux corps par le bas ! «?As-tu vu ça , un verrat à deux queues ??» Aucun commentaire grossier ne sera toléré. Thomas l’Italien a tenu à le préciser dans sa publicité. C’est un museo pour la familia?!

Le Montréal anglais prend forme avec les institutions de sa bourgeoisie marchande. John Molson n’accumule que des bons coups. Brasseur, armateur et hôtelier, il est maintenant banquier. Avec ses fils, John l’aîné, Thomas et William, il a pris le contrôle des actions de la Bank of Montreal. En novembre 1825, il complète la série en y ajoutant un théâtre, le premier à Montréal.

Dans un bâtiment d’envergure, construit en pierre, la salle de spectacle du Theatre Royal compte 1 000 places. L’architecte Gordon Forbes a conçu deux entrées : celle des loges, rue Saint-Paul et celle du parterre à l’arrière du bâtiment. «?Pour éviter la cohue et surtout le mélange même momentané de deux catégories de spectateurs à la bourse et au rang social différents?», rapporte le Canadian Courant. Une fois à l’intérieur, la salle se compose d’un parterre, trois rangées de loges étagées et d’un paradis pour les domestiques.

John Molson a voulu faire de son théâtre un des plus prestigieux en Amérique du Nord. C’est réussi. Au-dessus de la loge du directeur trônent les armoiries royales. Peu importe où l’on pose l’œil, on ne trouve aucun symbole qui puisse indiquer ou rappeler aux spectateurs qu’ils ne sont pas en Angleterre. Aucun membre canayen ne trouble l’unanimité britannophile du comité de direction du théâtre.

Au-dessus du rideau de scène trône un buste de Shakespeare, encadré de figurations peintes de la comédie et de la tragédie avec l’admonestation d’Hamlet aux acteurs en phylactère : To hold the mirror up to nature / Il faut tendre un miroir à la nature. À condition qu’il reflète mieux les loges que le paradis ! Plus une nouvelle bourgeoisie est rapprochée de ses origines populaires, plus il lui importe de marquer sa «?différence?».

Frederick Brown, l’acteur britannique choisi pour former la troupe professionnelle du Theatre Royal, a fait carrière aux États-Unis. De toute évidence, John Molson veut en mettre plein la vue. Quatorze musiciens et une trentaine de comédiens, dont cinq femmes. Une nouveauté avant-gardiste pour Montréal !

Les vieux amateurs se souviennent encore, avec un sourire d’incrédulité, d’un temps où la seule comédienne sur scène, qui n’était pas un garçon, était une vieille catin surannée. Son interprétation entre-deux-vins de Desdémone, dans Othello, les avait émus du rire aux larmes. Sa prestation inoubliable entre toutes avait été une Mégère apprivoisée métamorphosée en Furie enivrée. La critique s’était scandalisée de sa vulgarité désopilante, mais le public se régalait des loufoqueries équivoques d’une actrice, complètement soûle, qui trébuchait dans les vers et titubait dans tous les sens. Maintenant que la bière finance les représentations, ce n’est plus elle qui donne le spectacle.

Remplir régulièrement une grande salle, à partir d’un bassin de 10,900 anglophones, tenait du mirage et du miracle. Pour renflouer les coffres du Theatre Royal, Frederick Brown met désormais tous ses espoirs dans la venue prochaine d’Edmund Kean, le plus grand acteur britannique de l’heure. Il l’a d’ailleurs remplacé au pied levé, cinq ans plus tôt, lors de sa précédente tournée aux États-Unis.

Tragédien au tempérament belliqueux et rude buveur, Kean a introduit le réalisme dans le jeu shakespearien. Lors d’une première visite à Boston, il a refusé de donner une représentation devant un nombre insuffisant de spectateurs. Contre toute attente, la réaction se révèle fulgurante et démesurée. Pour qui se prend-il ? Le lendemain, la presse bostonaise se déchaîne. «?Qu’on traîne ce prétentieux insolent devant le rideau par le nez et qu’on l’oblige à présenter ses excuses !?» L’indignation chauvine gagne toute la presse américaine. Tous les éditorialistes exigent qu’on lui interdise l’accès à la scène. Bref, la vedette londonienne n’a d’autre choix que de faire ses valises et de laisser un compatriote, Frederick Brown, terminer la tournée à sa place.

On aurait pu croire qu’en 1825, son écart d’humeur était oublié. Edmund Kean le pensait lorsqu’il s’est présenté à nouveau à Boston. Il n’avait pas compté sur la mémoire longue des Bostonnais. Lorsque le rideau s’est levé sur la représentation de Richard III, force lui fut de constater que le public se composait uniquement d’hommes. Son entrée en scène est reçue par une mitraille de noix, de bouteilles et par un cri furieux répété par tous?: «?Off ! Off ! Off !?» L’acteur se réfugie en coulisses et dépêche un émissaire sur scène. Monsieur Kean vous offre ses plus sincères regrets. La lecture de l’écriteau semble calmer les spectateurs. Brièvement. Sitôt que l’histrion se pointe le nez hors des pendrillons, la clameur reprend de plus belle. Deuxième écriteau. Monsieur Kean ne jouera pas. Un rire général avalise sa déconfiture.

La troupe tente vaille que vaille de poursuivre la représentation avec une doublure. Mais l’assistance s’emmerde. Elle siffle, hue et réclame à grands cris le retour de sa tête de Turc. Lorsqu’elle apprend que l’acteur a déserté le théâtre, elle est saisie d’une colère aveugle. Les chahuteurs envahissent la scène et renversent tout sur leur passage. Quand ils se joignent à ceux qui attendaient à l’extérieur, l’emportement dégénère en émeute. Kean a heureusement eu le temps de quitter Boston en catastrophe. Sinon l’acteur mal-aimé aurait sûrement été lynché.

Au sortir de ce cauchemar, la réponse enthousiaste du public montréalais en juin 1826 aura l’effet d’un baume. Edmund Kean est adulé par ses hôtes britannophiles et l’acteur shakespearien joue à guichet fermé au Theatre Royal. «?Vous m’avez redonné le rang d’un gentleman?», leur déclare-t-il, lors d’un banquet en son honneur.

Néanmoins, le temps fort de sa tournée triomphale au Bas-Canada demeurera sa visite au village huron de Lorette. Impressionné par les Amérindiens, Kean leur offre un banquet, au cours duquel on lui décerne le titre de Chef huron et un nom de guerre, Alaniemouidet. Le comédien prend cette distinction honorifique au pied de la lettre. De retour à New York, il fait imprimer des cartes de visite avec Edmund Kean à l’endroit et Alaniemouidet à l’envers. C’est assurément plus facile de devenir huron que de plaire aux gens de Boston.

Pour sa part, lorsque Frederick Brown fait les comptes de la tournée, il constate que le cachet de la vedette a mangé presque tous ses bénéfices. C’est le prix à payer pour attitrer des visiteurs de mar­que.