Merci Madeleine de t’être battue pour ma petite ville !

Comment j’ai rencontré la grande dame du mouvement ouvrier

Je suis né en 1928, un an avant le « krach », à Valleyfield, petite ville pauvre mais digne, bâtie autour d’un lac magnifique au pied d’une immense forteresse maléfique qu’on appelait le « Cotton ». C’était la Dominion Textile, usine de coton qui, disait-on, faisait manger la ville. Voici quelques souvenirs dont certains remontent à 65 ans.

Alors que ma mère n’avait que 10 ans, mon grand-père lui demanda d’aller travailler à la « facterie » de coton pour permettre que ses frères et sœurs « puissent manger »... C’était en 1910.

Après une journée de travail de 12 heures et une marche dans la neige de deux kilomètres pour retourner souper à la maison, en arrivant la « petite » s’est endormie, la tête dans son assiette à soupe. Alors, mon grand-père décida qu’elle recommencerait à travailler seulement l’année suivante, vu son très jeune âge.

Ma mère s’est mariée en 1927, après 17 ans de travail et d’exploitation dans une usine dont on disait qu’elle faisait vivre la ville. Elle m’a raconté bien des choses comme, par exemple, que, certains jours, le « boss » cachait les enfants derrière une toile, car, des « monsieurs aux souliers noirs très propres » , visitaient l’usine, le travail des enfants de moins de 15 ans étant interdit par la loi.

Un jour, son amie Carmen, une voisine de chez moi que j’ai bien connue, a perdu trois doigts sur un métier. Les « boss » l’ont renvoyée chez elle, car elle perdait beaucoup de sang. Le lendemain, elle était de retour au travail, le bras en bandoulière et les « boss » disaient : « Regardez comme la petite est généreuse ; elle ne veut perdre aucune heure de travail ».

Et d’autres horreurs que ma mère me racontait en essayant de voir la réaction de son fils rebelle. L’adolescent que j’étais commençait à vivre ce que d’aucuns ont appelé : « les certitudes difficiles »...

Nous étions tous très pauvres — mais, chez moi, pas misérables — dans ce « quartier ouest » de la ville de Valleyfield. Un jour, j’avais peut être 7 ou 8 ans, en me promenant sur la rue Ellice, j’ai vu, tout à coup, qu’on lançait par la fenêtre d’une pauvre maison, des objets appartenant à la famille Boileau : des chaises, une table et, par la porte un vieux sofa qui s’est brisé une patte en tombant sur le trottoir de bois.

J’ai demandé aux gens attroupés ce qui se passait. On m’a dit : Ils font maison nette. J’ai compris un peu plus tard que les Boileau n’avaient pas payé leur loyer. L’angoisse m’a saisi à la gorge en pensant que la même chose pourrait arriver à ma famille. Je me suis mis à vendre du poisson, de la perchaude et surtout du crapet noir que je faisais passer pour de l’achigan de roche...! Mes clients de la rue S.aint Louis aimaient bien cela...

Nous étions pauvres mais pas misérables, car mon père, après avoir travaillé « pour la ville » fut engagé par la Dominion Textile, travail d’esclave très mal payé.

Cependant, grâce à des amis curés qui considéraient que j’avais de très bonnes notes à l’école Émard, école pour enfants pauvres de ce quartier pauvre, j’ai obtenu une bourse d’études. J’ai donc fait mon cours classique avec les enfants des bourgeois de cette petite ville. Ils étaient mes amis.

Plusieurs profs pensaient que je manquais de jugement et d’éducation, mais étant souvent premier de classe, on pensait que cela allait se passer.

Au contraire, quand la grève du textile éclata dans les années quarante, mes « certitudes difficiles » devinrent de plus en plus « certitudes » et de moins en moins « difficiles »...

Quand la grève fut déclarée à la Dominion Textile en 1946, j’allais régulièrement au Parc Salaberry écouter les discours enflammés des dirigeants de l’Union. Je devais avoir 17 ans.

Quand une jeune femme de 27 ou 28 ans prenait la parole, elle m’électrisait. Elle faisait remonter du fond de moi-même toutes les horreurs de mon enfance, de ma pauvre ville et de « l’usine de coton qui nous avait nourris »...

J’avais beau dire à mes confrères du collège et à mes parents et amis: « Venez l’écouter, elle dit la vérité ». On me répondait qu’elle était révoltée, que le curé l’avait dit, et qu’elle était communiste. Je me suis renseigné auprès des autorités du collège pour savoir ce qu’était le communisme. Ils ne le savaient pas, mais ils étaient contre. Je retournais régulièrement écouter ses discours ; communiste ou pas, elle avait raison.

Puis, avec le temps, la panique s’est emparée de la bourgeoisie... Qu’est ce que le monde allait manger... Les patrons, petits et gros, se sont organisés. Les hautes autorités de nos basses institutions, certains collèges, certaines écoles et quelques paroisses de la ville ont commencé à se mobiliser.

Par exemple, un certain dimanche, pendant les messes, des curés ont prêché contre la grève. Des jeunes ouvriers de l’Action Catholique complotaient. Ces derniers, gonflés à bloc par des prêtres, attaquèrent le local du syndicat lançant par les fenêtres tout ce qu’ils trouvaient : papiers, crayons, machines à écrire.

Quant à moi, désemparé, je ne m’étais jamais senti aussi seul. Ce soir-là, J’étais allé à la pêche au doré sur le lac Saint-François...

Mais comment rester solidaire, seul et silencieux dans un rapport de force aussi inégal... J’ai alors saisi le journal hebdomadaire de ma ville, le Progrès de Valleyfield, j’ai découpé la photo de Madeleine Parent, je l’ai mise dans mon porte-monnaie et je l’ai gardée là pendant 5 ans.

C’était ma conscience critique dans ce monde aliéné, expression que je ne connaissais pas alors. Par exemple, quand des personnes importantes s’exprimaient sur quelque chose, je me tournais vers la photo et demandait à Madeleine ce qu’elle en pensait. Je me suis trouvé ainsi, très souvent, en opposition avec les gens en place, entre autres, avec mon ancien curé, le futur cardinal Paul-Émile Léger.

Beaucoup plus tard, un soir que je soupais chez Madeleine avec deux ­amies, je lui racontai l’histoire de ma photo, de sa photo, stratégie d’un jeune adolescent pour survivre consciemment. Elle m’a répondu, très émue, que ça l’avait beaucoup touchée.

Merci Madeleine, grande dame du mouvement ouvrier, de t’être battue pour ma petite ville.