Le pari pascalien de Louis H. La Fontaine

Le portulan de l’histoire

L’adage populaire attribuait à la tête de Louis-Joseph Papineau une intelligence hors du commun. Celle de Louis-Hippolyte La Fontaine, qui n’a rien à lui envier, obtient une tout autre qualification. Déjà au collège, ses condisciples jugaient que son titulaire avait « la grosse tête ».

La Fontaine n’en a cure. Doté d’une forte personnalité et d’un naturel renfermé, il n’est pas liant. Son esprit contestataire ne prisant ni la philosophie, ni la poésie, ni le roman, il abandonne ses confrères et ses études classiques, dès les Belles-Lettres, pour se faire avocat.

Plaideur, il ne sera pas porté sur les grandes envolées. Avocat, il parlera, sans éclat, d’une voix monocorde. Politicien, il favorisera l’opinion et bannira la passion. La Fontaine n’en demeure pas moins caractériel, pugnace et anticlérical par surcroît, surtout avant la Répression de 1837, dont il émergera en un homme politique pragmatique et résolu. Parallèlement, il a fait un mariage avantageux et s’est mis riche. C’est dorénavant un gros propriétaire foncier.

Chef patriote, Papineau portait haut et beau. Son successeur en est l’antithèse. Costaud et assez grand, La Fontaine est reconnaissable à sa démarche lente et mesurée, tout d’un bloc comme sa taille forte. La seule fantaisie du chef réformiste est une fierté un peu vaine : sa ressemblance à Napoléon Bonaparte.

« Oh my God ! Si je n’étais pas certaine qu’il est mort et enterré, je jurerais que c’est l’Empereur ! » s’est écriée l’épouse du gouverneur en chef sir Charles Bagot, à sa première rencontre avec monsieur La Fontaine. Il faut dire que pour accentuer l’illusion, ce dernier affecte volontiers de laisser tomber une petite mèche sur son front et ne dédaigne pas glisser deux doigts dans sa veste.

Fussent-ils aux antipodes l’un de l’autre, Papineau et La Fontaine partagent à tout le moins un point commun : ils se font un devoir de n’en faire qu’à leur tête. Papineau, qui siège comme député à la nouvelle assemblée de l’Union en 1848, trois ans après son retour d’exil, a peu d’estime pour la politique, dite réformiste, concoctée par La Fontaine et ses ministres. « Ils ont déjà fait plus en faveur de l’oppression du peuple que l’ancien gouvernement pendant de longues années », tranche-t-il. Et il entend toute la ribambelle de ceux qui ont mené à la Répression de 1837.

La riposte ne vient pas de La Fontaine, mais de son homme lige, le député unioniste Joseph-Édouard Cauchon. « J’ai beaucoup admiré vos brillantes harangues, Monsieur Papineau, mais je ne les admire plus parce qu’elles ne conduisent à rien. Je ne puis flétrir la politique du passé, parce que les hommes qui l’ont faite étaient consciencieux. Mais j’ai droit de la considérer comme une leçon d’expérience, et de la condamner parce qu’elle s’est suicidée pour avoir été trop excessive ». Désormais, l’ancien chef du parti patriote – dont presque tous les députés unionistes canadiens français ont fait partie – sera tenu responsable de la Répression.

Pour le directeur du Journal de Québec, la modération a meilleure presse. « Je maintiens, moi, qu’au lieu de crier contre ce qui n’est plus, nous devons nous efforcer de sauver l’avenir, contre son gré même, s’il est nécessaire. Nous avons quelque chose de plus à faire que de parler pour les galeries ».

L’heure est au réalisme, au compromis et à l’accommodement, trois mots qui n’ont jamais fait et ne feront jamais partie du vocabulaire politique de celui qu’on considère maintenant comme l’empêcheur de tourner en rond. La Fontaine veut sauver les meubles alors que Papineau veut toujours reprendre possession de la maison.

Le député unioniste Wolfred Nelson se lève alors pour lancer un pavé dans la mare en proposant une nouvelle version des événements de 1837. C’est le fruit d’une épiphanie récente. D’autres diront une apostasie qui tombe à-propos. Peut-être trop. « Les lâches n’ont de leçons à donner à personne, tranche à son tour le vainqueur de la bataille de Saint-Denis. Le chef qui a fui durant la mêlée a perdu son droit de commandement. » Et d’intervention dans le débat politique !

Nelson fait plus que renier son ancien chef, il le traîne perfidement dans la boue. « D’autant plus que ce mauvais génie n’a éprouvé ni dans sa personne ni dans sa famille aucune des grandes souffrances qu’il a fait descendre si abondamment sur ceux qui ont eu le suprême malheur de considérer ses démarches comme consistantes, sages, vertueuses… » Et endossées les armes au poing par Wolfred Nelson lui-même.

Sa trahison se double d’une grossière affabulation quand on sait que, pendant son séjour forcé aux Bermudes, la famille de l’exilé, démunie et sans abri, à été recueillie par la grande famille des Papineau ; qu’une fois de retour aux États-Unis, Nelson a accompagné Papineau à Washington pour solliciter, sans succès, un appui à la cause patriote auprès du président Van Buren ; et lorsque la rumeur de la présumée fuite s’est propagée dans le milieu des exilés politiques à Burlington et à Saratoga, répandue entre autres par son frère Robert, il l’a démentie et confirmé le témoignage du docteur O’Callaghan, présent lorsque Wolfred Nelson avait invité Papineau à quitter Saint-Denis pour garder la direction politique à l’abri d’un revers de fortune militaire. Il tombait sous le sens qu’avec la mort du chef patriote – sa tête mise à prix permettant de l’abattre à vue – tout était perdu.

L’objectif politique de l’intervention de Wolfred Nelson était de détruire irrémédiablement la réputation du grand Papineau. Ce fut une réussite incontestable. Encore aujourd’hui, le premier souvenir attaché à son nom reste celui du gros mensonge de Nelson : la fuite à Saint-Denis.

Ce dernier, après un court séjour comme député, fut nommé inspecteur des prisons et des asiles pour services rendus. Puis, président du Bureau des inspecteurs. Nelson ne s’est jamais rétracté publiquement.

Il a néanmoins rétabli les faits et confirmé avoir donné l’ordre à Papineau de quitter Saint-Denis, dans un témoignage confié à l’homme politique antiunioniste et historien, Robert Christie, qui en a fait état dans son ouvrage en six volumes, A History of the late Province of Lower Canada (1848-1855).

La Fontaine n’a pas orchestré la mort politique de Papineau pour satisfaire une vieille rancune. Pendant l’exil du chef patriote en France, il est intervenu à titre personnel auprès d’un banquier parisien pour que ce dernier lui consente un prêt. C’est également lui qui a milité pour que le banni à vie puisse rentrer au pays. Il croit tout simplement que l’intransigeance du Grand Agitateur est passée date et qu’en toute modestie, il peut faire mieux que lui.

Il en était déjà persuadé en 1837, lorsqu’il s’est rendu à Londres pour plaider vainement la cause du Bas-Canada auprès de l’administration coloniale. Les seuls à lui prêter une écoute favorable furent des parlementaires réformistes. Comme cela avait été le cas pour Papineau en 1823.

De retour à Montréal en juin 1838, La Fontaine plaide deux points auprès du gouverneur Durham, par l’entremise de son secrétaire particulier, Edward Ellice : celui d’une amnistie générale, arguant l’impossibilité de trouver un seul juré impartial, et ensuite, d’une indemnisation pour les pertes subies pendant l’Insurrection. Deux mesures absolument nécessaires, selon lui, pour faire oublier la sévérité de la répression. On s’est plu à croire que les lettres de La Fontaine à cet effet ont conforté Lord Durham dans sa décision de décréter la dite amnistie à la fin juin.

Incidemment, Edward Ellice est le fils d’Edward « Bear » Ellice, le roi de la fourrure et seigneur absentéiste de Beauharnois, lequel, en plus d’être le protecteur londonien de Durham et l’éminence grise de la politique coloniale en Amérique du Nord auprès du gouvernement Melbourne, sera l’architecte politique de l’Acte d’Union.

Depuis la suppression du Parlement sous Gosford et son remplacement par un Conseil spécial sous Colborne, La Fontaine poursuit un seul objectif : restaurer la législature pour pouvoir exercer notre influence sur le gouvernement. C’est un impératif catégorique ! Sinon « on devient des Acadiens ! » Puisque les Canayens sont des sujets anglais, ils doivent être traités comme des sujets anglais à part entière. Ironiquement, c’est l’argumentaire développé en 1792 par Joseph Papineau, lors de la première session du premier parlement, pour réclamer le droit à l’usage de la langue française.

La grande illusion de La Fontaine a été d’espérer que la formule Durham s’applique exclusivement au Bas-Canada, où le poids démographique des Canadiens français serait demeuré prépondérant. Or le rapport Durham, qui sera mis en œuvre par Ellice père, recommande l’union du Haut et du Bas, une solution frappée d’anathème au Québec depuis 1822. Si la première version de cette union se voulait subtilement assimilatrice, celle-ci l’est à visage découvert.

La Fontaine partage l’ensemble des revendications politiques des patriotes, sauf une, celle qui exige le rappel de l’Union. Il n’a rien pour autant d’un converti, comme Étienne Parent par exemple, pour qui c’est la grande réconciliation des contraires. « Les événements qui viennent d’ouvrir à notre cher pays une ère nouvelle et pleine d’espérances, vont changer les rapports qui ont existé entre nous depuis une douzaine d’années ».

Comme le souligne l’historien Jacques Monnet, La Fontaine a toute sa tête et le jugement critique qu’il porte sur la loi qui a créé l’Union des deux Canadas en 1840, sans reconnaître la responsabilité ministérielle, ne serait pas démenti par Papineau lui-même.

Dans ses mots, la loi du parlement impérial « est un acte d’injustice et de despotisme en ce qu’elle nous est imposée sans notre consentement ; en ce qu’elle prive le Bas-Canada du nombre légitime de ses Représentants ; en ce qu’elle nous prive de l’usage de notre langue dans les procédés de la Législature, contre la foi des traités et de la parole du Gouverneur général, en ce qu’elle nous fait payer sans notre consentement une dette (1 million et demi de livres) que nous n’avons pas contractée ; en ce qu’elle permet à l’Exécutif de s’emparer illégalement, sous le nom de liste civile, et sans le vote des Représentants du peuple, d’une partie énorme des revenus du pays ».

Réclamer un rappel pur et simple est la première solution qui s’est imposée à l’esprit des patriotes. La Fontaine diffère radicalement d’opinion. Pas question de répéter les erreurs du passé ! « Le résultat immédiat de cette détermination serait de nous rejeter, pour un temps indéfini, sous la législation liberticide d’un Conseil spécial, et de nous laisser sans représentation aucune ».

Même s’il est prêt à manifester contre la version londonienne de l’Union, à Montréal et à Québec, et à refuser le poste recherché de solliciteur général dans le nouveau gouvernement, il n’en demeure pas moins convaincu que, pour atteindre l’objectif ultime, le gouvernement responsable, il faut passer par l’Union. L’entrée est le prix à payer ! S’il n’y a aucune garantie qu’on puisse obtenir la responsabilité ministérielle en participant à l’Union, on peut être absolument certain de ne pas y arriver en pratiquant la politique de la chaise vide.

Le pari que La Fontaine propose à ses compatriotes est pascalien : endosser une institution politique qui a pour fin de les assimiler, dans le but de transformer l’institution à leur avantage pour conserver leur identité, leur langue et acquérir leur autonomie. Bref, il vaudrait mieux en être que de ne pas en être.

À trente-trois ans, dans la force de l’âge, le leader réformiste s’avère un politicien aguerri et un stratège accompli. Il est à fondre le moule pour tous ses émules qui, à sa suite, tenteront à leur tour de résoudre la même quadrature du cercle, méprenant généralement leur réussite politique personnelle pour un avancement de la nation qu’ils représentent. Partout dans l’empire britannique, c’est un statut privilégié réservé aux élites coloniales.