Des Petits Canadas à la France de la Divine Sarah

Le portulan de l’histoire

La porte ou­ver­te sur la France par le commandant de Belvèze en 1855 ne s’était pas complètement refermée. Le consu­lat français, établi à Québec en 1859 — aussi symbolique fût-il — maintient désormais un lien d’intérêt qui méritait d’être rétabli après cent ans d’éloignement.

Dans la foulée de ce nouveau rapprochement, le drapeau tricolore flotte à nouveau dans le ciel de Montréal. En septembre 1861, près de 20 000 Montréalais sont réunis sur le Champ-de-Mars pour assister à une revue militaire de la garnison et accueillir le prince Jérôme Napoléon Bonaparte avec un enthousiasme débordant.  Devant son hôtel ou lorsqu’on croise son carrosse, les mêmes cris fusent de toutes parts : Vive la France ! Vive Napoléon ! Vive le Prince !

Ce souvenir de la patrie si éloignée est remarquable et touchant, après une aussi longue séparation, observe le cousin germain de l’empereur Napoléon III. L’homme d’État n’en demeure pas moins perspicace. « Je ne crois pas qu’il y ait un parti de retour à une union avec la France. C’est un souvenir sentimental et une sorte de menace contre l’Angleterre afin d’en obtenir tout ce qu’ils veulent, liberté, respect de leurs lois et de leur religion ».

Le prince note également dans son journal que la ferveur populaire n’est pas unanimement partagée. «  La réception que la population me fait a eu lieu malgré le clergé qui a dit beaucoup de mal de moi, et a voulu empêcher toute manifestation ». Plon-Plon, comme ses amis l’ont surnommé, incarne l’aile gauche anticléricale et démocrate du mouvement bonapartiste. Sans oublier qu’il est aussi franc-maçon et s’est fait un devoir de visiter L’Institut canadien en grande pompe.

Sa tournée au Canada uni a duré à peine une semaine. Assez pour y aller d’une prédiction. « Les Canadiens deviendront indépendants, c’est une question de temps qui n’est pas douteuse ! Quelle forme prendra leur indépendance ? Comment vivront-ils à côté des États-Unis ? En république ou en monarchie ? » Son acuité politique est trop vive pour tirer une conclusion hâtive. « Tout dans ce pays est différent et, à mon avis, je dirais mieux qu’aux États-Unis. Sauf l’influence du clergé catholique ». Comme tous les grands visiteurs, il n’a vu que ce qu’on a bien voulu lui montrer.

Sauf qu’on ne peut plus ignorer l’ampleur d’une migration qui ne cesse de s’accentuer depuis 1840. Près d’un quart  de million de personnes —  environ 20 % de la population du Bas-Canada — ont été poussées à s’exiler aux États-Unis. Soit par l’exploitation sauvage des travailleurs dans les manufactures de la métropole ; soit par une inaccessibilité programmée aux terres de la Couronne, concédées massivement à des spéculateurs fonciers (près d’un million d’acres for sale dans les Cantons-de-l’Est ).

Tous les dimanches, aux portes des églises rurales, des familles vendent leurs meubles à l’encan pour amasser les fonds nécessaires à leur installation aux States : Le pays où chacun a sa chance. Les cultivateurs quittent leurs lopins de terre pour aller s’engager dans les facteries de la Nouvelle-Angleterre comme weaveurs (tisserands), spinneurs (fileurs), spooleurs (dévideurs) ou warpeurs (ourdisseurs).

Une fois dans leur nouvel habitat, le premier geste collectif des Petits Canadas a été de s’organiser en paroisses, sous la gouverne d’un curé canayen.  Le second, de fonder une Union ou une Société Saint-Jean-Baptiste, calquée sur celle de Montréal. Le troisième, de créer un journal pour entretenir le souvenir du pays natal. De fait, c’est au contact des étrangers, sur un sol étranger, que les French Canadians ont éprouvé et affirmé leur identité nationale, sur le  même pied que les Irlandais, les Polonais et les Italiens.

L’année 1874 marquait le quarantième anniversaire de l’Association Saint-Jean-Baptiste. Pour rappeler le banquet organisé par Ludger Duvernay en 1834, la direction de l’association  a conçu le projet de solenniser le 24 juin par un vaste rassemblement des Canayens du Dominion du Canada et de la diaspora états-unienne.

Sitôt lancée par Laurent-Olivier David et ses amis, l’invitation a reçu un accueil enthousiaste. Pour les expatriés, c’est l’occasion rêvée de prouver à tous leurs détracteurs qu’ils n’ont pas perdu leur langue, renié leur foi ou trouvé le chagrin et la misère aux États-Unis. De Lewiston à Woonsocket, de Détroit à Chicago, chacun a rassemblé ses économies pour faire le voyage à Montréal.

En Nouvelle-Angleterre, c’est le branle-bas de combat. En plus d’organiser des trains d’excursion à tarif réduit, le Vermont Central annonce qu’il y aura des conducteurs canadiens sur chaque train qui se rendra à Montréal du 19 au 24 juin. Ceux et celles qui ne parlent pas l’anglais pourront obtenir tous les renseignements désirés en français. Anything to please the Canucks for a buck !

Dans la métropole, l’Association Saint-Jean-Baptiste assure la décoration des rues, l’illumination des squares et le logement de la visite des États. Déjà assez américanisés pour avoir le sens du show-off, les délégués sont piqués par le démon de la démesure. C’est à qui sera représenté par la délégation la plus nombreuse et la fanfare la plus fanfaronne. À Fall River, toute la ville s’est rendue à la gare, pour saluer son corps de musique et les quelques 600 personnes qui partaient pour Montréal, en deux convois spéciaux. All aboard !

Plus le 24 juin approche, plus les Montréalais ont le moton dans la gorge et les yeux dans la graisse de bines. C’est le mouvement retrouvailles à l’échelle de la nation tout entière.

À la gare Bonaventure, l’arrivée des convois est ininterrompue. Plus de 250 wagons, 49 délégations et 18 000 Canayens des States. C’est l’euphorie et l’orgie des fanfares ! Vive la Canadienne ! Vole mon cœur vole ! Les musiciens éblouissent avec leurs uniformes états-uniens à brandebourgs, leurs ceinturons dorés et leurs shakos à plumet.

Le jour de la Saint-Jean, Mgr Édouard-Charles Fabre chante la messe à Notre-Dame et la procession se forme au Champ de Mars. Il y a presque autant de participants qu’il y aura de spectateurs le long du parcours. La marche s’ouvre sur un déploiement de mille bannières. Une centaine de zouaves pontificaux emboîtent le pas. Ensuite, c’est la section du barreau de la Saint-Jean-Baptiste de Montréal, celle des médecins et celle des notaires. Le Président Coursol et ses Vice-Présidents qu’on reconnaît à leurs écharpes de velours violet, complètent la délégation des hôtes. Aussitôt suivie par Mgr l’évêque et son clergé, lesquels précèdent les ministres et les chefs politiques.

Les corps de métiers sont également de la fête et leur présence ne passe pas inaperçue. Leur initiative de créer dix chars allégoriques provoque l’enthousiasme de la foule. Le défilé s’étend sur deux milles et demi. La nation canadienne-française ne s’est jamais sentie aussi nombreuse et aussi solidaire.

On nage dans les superlatifs ! Mille deux cents convives assistent au banquet de l’Hôtel de ville. Le lendemain, on organise un pique-nique à l’île Sainte-Hélène et un grand concert de fanfares au carré Viger. Le clou du rassemblement est néanmoins la Convention générale des Canadiens français. Quatre cents délégués se réunissent à la salle académique du collège des Jésuites et y adoptent le principe d’une Union nationale canadienne-française de l’Amérique, dont le siège sera fixé à Montréal.

C’est un avocat, Charles Thibault, dans un élan d’euphorie, qui a su le mieux traduire le sentiment général des congressistes. « Il y a un si grand nombre des nôtres par-delà la ligne quarante-cinquième, qu’on ne sait plus pour ainsi dire où se trouve la patrie ! »

La présence bruyante des fanfares des Petits Canadas de la diaspora dans les défilés de la Saint-Jean montréalaise se poursuivra jusqu’à la Première Guerre mondiale. L’entrée en guerre des États-Unis, au côté des Alliés, imposera une profession de foi américaine explicite aux communautés immigrantes, dont les pays d’origine étaient souvent partie prenante au conflit.

Dans ce contexte, pour les Franco-américains, qui n’avaient pas hésité à prendre le parti de la France, l’anti conscriptionisme du Québec s’avérait particulièrement gênant. Difficile d’expliquer à leurs compatriotes états-uniens que leurs frères québécois étaient aussi anti-britanniques qu’anti-allemands. Ironiquement, depuis plus d’une trentaine d’années déjà, les relations du Québec avec la France avaient dépassé le cadre des affaires consulaires.

Sous la férule de John A. Macdonald, qui est à nouveau au pouvoir à Ottawa en 1880, la Confédération continue d’être gérée grosso modo comme une union législative. Comme si les provinces étaient plus ou moins des succursales du pouvoir central.

Avec une  expérience parlementaire derrière elle qui remonte à 1792, l’Assemblée législative du Québec veut légitimement exercer son autonomie. Dont celle d’emprunter sur un marché extérieur. Contre toute attente, la France vient à la rescousse. La Banque de Paris et des Pays-Bas consent un prêt de quatre millions à un taux d’intérêt annuel de 5 % au gouvernement de la province de Québec.  Du jamais vu depuis Louis XIV !

Le premier ministre conservateur Joseph-Adolphe Chapleau en a pris l’initiative. Ottawa l’a très mal pris et le Haut commissariat du Canada à Londres a tout tenté pour empêcher la transaction. Sans grand succès. L’attirance était familiale.

Lors de l’annonce du prêt à Paris, Le Gaulois s’en est ému. « Le Bas-Canada est resté telle une province française dont il nous est permis de regarder les membres de la population actuelle comme des compatriotes d’outre océan, Dès lors, on ne peut ranger les titres du nouvel emprunt du gouvernement de Québec parmi les fonds étrangers ».

La presse du Québec est toute retournée. L’Opinion publique l’écrit en bleu sur blanc. « Les capitaux français ne ressemblent pas aux capitaux ordinaires. Ils sont susceptibles de subir l’influence des sentiments. Ils font mentir le proverbe qui dit que les capitaux comme les corporations n’ont plus d’âme ».

Même La Patrie, qui ne rate jamais une occasion de casser du sucre, en rouge sur blanc, sur le dos de Chapleau, s’est laissée amadouer. « En nouant des relations avec ses congénères des bords du Saint-Laurent, la France continue de remplir son rôle civilisateur. C’est la voie du libre-échange que vont ouvrir les capitalistes français. Notre pensée se résume en quatre mots : l’amour de la France ! »

Est-ce plus qu’un engouement passager ? Tout porte à le croire ! Dans le sillage du prêt de la  Banque de Paris, l’Académie française décerne un prix à Louis-Honoré Fréchette pour ses deux derniers recueils de poésie, Fleurs boréales et Les Oiseaux de neige. Une autre première ! Aucun écrivain canadien jusqu’à Fréchette n’a su retenir l’attention des hommes de lettres parisiens. Pour une littérature qui n’a pas vingt ans, c’est enivrant ! Début août, le poète s’est rendu à Paris pour recevoir le prix Montyon.

Quelques mois plus tard, à titre de gloire nationale,  il  est mandaté pour accueillir une autre gloire, cette fois nationale et internationale. La tournée américaine de Sarah Bernhardt s’arrête à Montréal, après New York, Boston et Hartford.

La comédienne doit y braver non seulement la froidure hivernale, mais un frette épiscopal qui se veut coupant. Mgr Fabre a frappé ses prestations théâtrales d’interdit. L’anathème a peu d’effet. La foule accourt et les quatre représentations prévues connaissent un succès colossal. Adrienne Lecouvreur, Frou-frou, La Dame aux camélias et Hernani donnent d’excellentes recettes.

Le soir de la première, les spectateurs emballés détellent les chevaux du traîneau de Sarah et les notables retrouvent une vigueur de carabin pour le traîner et ramener l’impératrice du théâtre à son hôtel en triomphe. 1880 est l’année de la France ! Et cette première visite de La Divine – qui  reviendra sept fois au fil des ans – marque le début de l’éveil culturel – tant littéraire que théâtral – du Québec.