Le cégep anglais anglicise toujours davantage !

2017/06/20

Dans l’édition du 10 mai du Devoir, l’historien Frédéric Bastien se prononce contre l’extension des dispositions de la Loi 101 au cégep en se basant sur son expérience d’enseignant au cégep Dawson. 

Frédéric Bastien divise ses étudiants en trois groupes, francotropes, anglotropes et autres. Selon lui, les étudiants du premier groupe, en provenance de pays de langue latine ou ayant fait partie de la sphère d’influence de la France, sont « fortement francisés et intégrés à la majorité linguistique ». Leur DEC en anglais « ne change rien à cela, sinon qu’ils possèdent une meilleure capacité à parler anglais à la fin de leurs études chez nous ». 

Dans le deuxième groupe, soit celui des étudiants provenant de pays sous influence anglo-saxonne, il constate « une tendance à vouloir s’intégrer à la communauté anglophone ». Quant au troisième groupe, où l’on trouve, entre autres, des étudiants d’origine chinoise et russe, « certains sont très francisés et intégrés, d’autres beaucoup moins ». 

Et quelle est la solution de Frédéric Bastien en lieu et place de l’extension de la Loi 101 au cégep ? Abandonner les efforts de francisation de ceux qui ne font pas partie du groupe des francotropes et sélectionner à l’avenir, comme immigrants, « ceux qui sont susceptibles de s’intégrer à la majorité francophone ». 

Il est quand même ahurissant de constater qu’un historien comme Frédéric Bastien, qui se targue d’avoir une approche scientifique des phénomènes sociaux, mette de l’avant une politique sur la base de sa seule expérience personnelle. Un minimum de recherche lui aurait appris qu’il existe une étude sérieuse sur le sujet qui contredit ses conclusions. 

En effet, une importante enquête menée, en 2010, par l’Institut de recherche sur le français en Amérique (IRFA) et la Centrale des syndicats du Québec (CSQ), sur les comportements linguistiques des étudiants du collégial, a démontré que la fréquentation des cégeps anglophones par un nombre de plus en plus élevé d’allophones et de francophones est un important facteur d’anglicisation. 

Au moment de l’enquête, la moitié environ des élèves allophones faisaient chaque année le choix du cégep anglais, dont 40 % de ceux ayant fréquenté le réseau scolaire de langue française. Bien que le pourcentage de francophones passant du secondaire français au collégial anglais ait été à l’époque inférieur à 5 %, en chiffres absolus, leur nombre augmentait et était similaire à celui des allophones. En 2006, 1539 étudiants francophones avaient fait le saut au collégial anglais et 1540 allophones les imitaient. 

La situation a empiré depuis. Charles Castonguay a montré qu’en 2015, 2 250 francophones et 1 950 allophones sont passés du secondaire français au cégep anglais. Le phénomène touche principalement l’île de Montréal où, selon le recensement de 2011, les anglophones ne comptaient que pour 18 % de la population. D’après l’édition la plus récente des Statistiques de l’enseignement supérieur, le cégep anglais accaparait, en 2012, 36 % de l’effectif étudiant collégial à temps plein et à temps partiel. Au pré-universitaire, c’était 44 %. 

Faits saillants de l’enquête de l’IRFA 

Les données de l’enquête de l’IRFA sont d’autant plus convaincantes que celle-ci a été menée auprès d’un très large échantillonnage de plus de 3 200 étudiants provenant de sept cégeps de l’île de Montréal, qui ont répondu à un questionnaire comptant plus de 40 questions. 

Langue d’usage public

Langue dans laquelle on s’adresse à un vendeur dans un commerce

93 % des allophones qui fréquen-tent le cégep français ont principalement recours au français lors de leurs achats, mais seulement 40 % de ceux qui fréquentent le cégep anglais le font.

Dans le cas des francophones, si 97 % de ceux qui fréquentent le cégep français recourent principalement au français, seulement 64 % de ceux qui fréquentent le cégep anglais s’adressent au vendeur en français.

Langue de travail

81 % des allophones qui fréquen-tent le cégep français se servent du français le plus souvent au travail contre 40 % pour ceux qui fréquentent le cégep anglais. 

Dans le cas des francophones, si 91 % de ceux qui fréquentent le cégep français utilisent principalement le français, seulement 60 % de ceux qui fréquentent le cégep anglais ont le français comme langue habituelle de communication dans leur lieu de travail. 

Langue d’usage privé
Langue parlée à la maison

La majorité des allophones ne parlent ni le français ni l’anglais à la maison. Cependant, on remarque tout de même que 35 % de ceux qui fréquentent le cégep français utilisent le français le plus souvent à la maison, alors que c’est le cas d’à peine 4 % de ceux qui fréquentent le cégep anglais. 

Dans le cas des francophones, si 99 % de ceux qui fréquentent le cégep français se servent principalement du français à la maison, la proportion tombe à 73 % chez ceux qui fréquentent le cégep anglais. À noter que les auteurs ont retiré de leur analyse les étudiants qui avaient le français et l’anglais comme langues maternelles. 

Langue utilisée avec les amis 

Première constatation : les langues autres que le français et l’anglais sont peu utilisées avec les amis (moins de 10 % des cas, peu importe la langue d’enseignement au cégep), signe que le français ou l’anglais s’impose comme langue commune entre les jeunes de langues maternelles diverses. 

85 % des allophones qui fréquentent le cégep français recourent au français le plus souvent avec leurs amis, alors que c’est le cas pour seulement 15 % de ceux qui fréquentent le cégep anglais. 

Dans le cas des francophones, si 98 % de ceux qui fréquentent le cégep français parlent le français le plus souvent avec leurs amis, cette proportion tombe à 52 % chez ceux qui fréquentent le cégep anglais. À noter que ces francophones sont nettement moins nombreux à parler le plus souvent français avec leurs amis (52 %) qu’à la maison (73 %). 

Langue de consommation de biens culturels 

Cinéma

À peine 45 % des allophones qui fréquentent le cégep français regardent le plus souvent des films en français, alors que ce pourcentage s’effondre à seulement 3 % chez ceux qui fréquentent le cégep anglais. 

Dans le cas des francophones, si 65 % de ceux qui fréquentent le cégep français regardent le plus souvent des films en français, ils ne sont que 13 % chez ceux qui fréquentent le cégep anglais. 

Télévision 

Les allophones qui fréquentent le cégep français consacrent 56 % des heures d’écoute de télévision aux émissions de langue française. Ce pourcentage n’est que de 22 % chez ceux qui fréquentent le cégep anglais. 

Si les francophones consacrent 66 % des heures d’écoute de télévision aux émissions de langue française, ce pourcentage dégringole à 34 % chez ceux qui fréquentent le cégep anglais. 

Conclusion 

Les auteurs de la recherche rappellent l’importance de la socialisation à l’âge des études collégiales. Les jeunes tissent leurs premiers réseaux de contacts, obtiennent leurs premiers emplois sérieux, forment des couples. Leur enquête démontre que l’anglais occupe une place importante dans les espaces de socialisation de ces jeunes. 

Cette importante recherche contredit les prétentions de ceux qui, comme Frédéric Bastien, affirment que la fréquentation du cégep anglais par les allophones et les francophones n’est qu’un moyen pour ces étudiants de parfaire leur connaissance de l’anglais et qu’elle n’a aucun effet sur leur assimilation future à la communauté anglophone. 

L’étude confirme le fait que la langue est indissociable de la culture. Étudier en anglais, c’est vivre dans un environnement social et culturel anglophone. C’est se préparer à travailler plus tard en anglais et s’assimiler à la communauté anglophone.