Les statistiques avant les soins

L’état des soins hospitaliers : entre la détresse et le désenchantement. Entrevue avec Carolle Dubé, présidente de l’APTS

2018/02/23

« Nos membres ont l’impression de travailler davantage pour gonfler les statistiques du gouvernement que pour répondre aux besoins de la population. Cette dépréciation de leur travail entraîne une grande souffrance. Comme nous n’en avons jamais vue auparavant ! Un sondage effectué l’an dernier a révélé un niveau de détresse élevé ou très élevé chez 60 % d’entre eux », de nous expliquer Carolle Dubé, la présidente de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS), qui représente, entre autres, des travailleurs sociaux, des ergothérapeutes, des technologistes médicales, des psychologues et des physiothérapeutes.

« Chez nous, l’autonomie professionnelle est un enjeu majeur, enchaîne-t-elle. Les redditions de comptes continuelles, la paperasse et les tracasseries administratives minent le moral de notre monde, notamment ceux qui travaillent en soins à domicile. On leur demande d’en faire toujours plus alors que les ressources nécessaires ne seront pas au rendez-vous. Ça faut grimper les statistiques, mais ça mine le moral. »

La question du temps supplémentaire n’est pas absente non plus du quotidien des membres de l’APTS. « La réforme du docteur Barrette a entraîné une surcharge de travail. Par suite des compressions, des départs n’ont pas été remplacés. On demande alors aux professionnels de tourner les coins ronds, de toujours en faire plus avec moins, de passer outre les codes de déontologie. Et, parce que nos membres donnent priorité aux patients, ils doivent souvent rédiger leurs rapports après leurs heures de travail, bénévolement. Le sondage l’a confirmé éloquemment : 65 % de nos membres, dont 87 % sont des femmes, disent qu’ils n’ont pas assez de temps pour faire leur travail », s’indigne Carolle Dubé.

Avec ses 52 000 membres, répartis partout sur le territoire québécois, l’APTS est bien placée pour prendre la mesure de l’état des lieux. « La situation est catastrophique et le ministre Barrette en est le grand responsable. Il a concentré tout le pouvoir entre ses mains, au plus grand mépris de l’autonomie des établissements et de leur personnel. Son approche autoritaire est totalement contre-productive et crée des dégâts importants sur le terrain », s’insurge la présidente de l’APTS.

Selon elle, le problème central en est un de gestion, bien sûr, mais surtout de vision. « L’approche est trop centrée sur la médecine, le curatif plutôt que sur la prévention. On le voit avec le désinvestissement dans les CLSC et en santé mentale. Quand les jeunes avec des problèmes ne sont pas identifiés et pris en charge à temps dans les écoles ou les centres jeunesse, on peut être assuré qu’ils vont éventuellement revenir frapper à la porte des services sociaux. C’est le même phénomène pour les soins à domicile. Si on laisse la situation se détériorer, les gens vont se retrouver plus rapidement dans les CHSLD. Avec les coûts supplémentaires que cela implique », constate-t-elle.

Le manque de ressources est encore plus frustrant et irritant dans le contexte de la hausse scandaleuse de la rémunération des médecins. « On nous avait promis, en échange, de meilleurs services, une plus grande accessibilité, ce n’est certainement pas le cas. » Carolle Dubé met en parallèle les modestes gains salariaux de ses membres, lors de la dernière négociation, et les augmentations faramineuses consenties aux médecins, et elle en vient à la conclusion qu’il faut une réflexion globale sur la rémunération dans le secteur de la santé. Lorsqu’on lui demande s’il faut envisager le salariat pour les médecins plutôt que la rémunération à l’acte, elle répond : «  Je pense que le salariat pour les médecins devrait faire partie de la réflexion ».

Chose certaine, l’APTS n’entend pas en rester là. Elle compte intervenir, lors de la prochaine campagne électorale, pour faire connaître à la population la réalité du système de santé à laquelle ses membres sont confrontés, dans le but de l’éclairer quant à son choix démocratique.

Quelques témoignages 

« Les gens quittent rapidement pour maladie... dont beaucoup de jeunes employés. Plusieurs personnes récemment embauchées quittent leur emploi. Les intervenants vivent de l'agressivité verbale et parfois physique. Cette agressivité répétitive devient angoissante et épuisante. Nous avons choisi cette profession afin de venir en aide aux familles... mais nous sommes nous-mêmes en  détresse. »
– Une éducatrice en centre jeunesse 

« Mon équipe a vécu l'enfer et elle le vit encore. Nous sommes quatre intervenantes sur six à être parties en congé pour dépression. Nous sommes à boutte ! Tout le monde est re-venu au travail, sauf moi. Je vois parfois mes collègues, et on me dit que c'est aussi pire qu'avant. J'ai peur de retourner au travail, même si je serai en retour progressif. Je serai fragile et les conditions sont épouvantables. Les tâches statistiques sont maintenant si importantes que nous en venons à oublier l'aspect humain du travail. »
– Une technicienne en assistance sociale en CLSC 

« Je travaille dans le réseau de la santé depuis bientôt quatre ans. Je suis psychologue. Lorsque j'ai commencé, j'avais à cœur l'amélioration des soins en santé mentale à la population. Les dernières années ont été éprouvantes, au point où j'ai perdu cinq collègues psychologues qui ont laissé le réseau public. Pendant les trois dernières années, plus de la moitié de mon équipe de travail est allée en congé de maladie à un moment ou un autre par épuisement. Il s'agissait d'intervenants en santé mentale. M. Barrette, les gens quittent le réseau depuis que vous êtes au pouvoir. » 
– Un psychologue en CLSC 

« M. Barrette, vous ne voulez donc vraiment rien entendre et rien voir. Votre réforme est un désastre pour l'ENSEMBLE du réseau. Personne n'est épargné par les coupures. Les charges de travail ne permettent pas de donner des services de qualité ni de respecter les exigences de nos ordres professionnels. Sans parler des congés de maladie non remplacés, du stress constant, des formations refusées, etc. Le réseau est malade parce que VOUS l'avez rendu malade en imposant les CISSS/CIUSSS, ces mégastructures qui ne sont rien qu'un amalgame de structures déjà sous-financées qui, comme par magie, doivent devenir ultra-performantes avec des coupures de personnel et de moyens. Il serait peut-être temps de sortir de votre pays merveilleux et de venir dans la réalité. Notre réalité. »
– Une travailleuse sociale en hôpital psychiatrique 

« Les risques d'agression sont présents et les employeurs ne savent pas comment soutenir les intervenants qui ont vécu une agression. Ça amène des arrêts de travail. Tous les jours, on vit de la violence, ça use à long terme et c'est pourquoi il y a un taux de roulement élevé et que, de plus en plus, des jeunes cherchent à aller travailler dans un autre domaine. »
– Un éducateur en centre jeunesse

On a notre quota ! Le livre noir de la FIQ

La Fédération interprofession-nelle de la santé du Québec (FIQ), qui représente 75 000 professionnelles en soins dont 90% sont des femmes, a publié « On a notre quota », le Livre noir de la sécurité des soins, dans lequel elle lance une ultime alerte : À bout de souffle, à bout de nerfs, besoin de ratios sécuritaires.

Les problèmes sont connus : l’absence de ratios infirmières/patients et trop de postes à temps partiel. Les solutions sont aussi connues. La FIQ demande au gouvernement une loi pour l’établissement de ratios sécuritaires depuis plusieurs années. La FIQ s’est déjà entendue avec le gouvernement pour qu’il y ait plus de postes à temps complet pour les professionnelles en soins. Reste à mettre cette entente en application.

Qu’entend-on par ratios sécuritaires ? Le concept est très simple. Un ratio est une proportion suffisante de personnel par rapport à un groupe de personnes afin de s’assurer que celles-ci puissent recevoir des services de qualité. À l’école, cela se traduit par un nombre maximum d’élèves par enseignante. En avion, par un nombre maximum de passagers par agent de bord. Dans les centres de la petite enfance (CPE) et les garderies, par un nombre maximum d’enfants à la charge d’une éducatrice, qui varie en fonction des groupes d’âge, afin de s’adapter aux besoins différents des enfants. Il n’existe actuellement aucun ratio minimum garantissant aux patients une équipe de soins de base au Québec.

Quant à l’augmentation des postes à temps complet, elle vise à diminuer le recours excessif aux heures supplémentaires. En 2014-2015, 4,5 millions d’heures supplémentaires ont été réalisées uniquement par les infirmières québécoises. En 2016, 51 % des infirmières et 64 % des infirmières auxiliaires ne détenaient pas de postes à temps complet. La FIQ et le gouvernement ont signé une lettre d’entente qui fixe des objectifs modestes, mais précis :

• 62 % de postes à temps complet pour les infirmières ;

• 50 % de postes à temps complet pour les infirmières auxiliaires ;

• 54 % de postes à temps complet pour les inhalothérapeutes.

Des témoignages du Livre noir

« J’étais en temps supplémentaire et je devais donner une formation à une nouvelle employée. Deux collègues étaient absents et non remplacés ce soir-là. On m’a donc demandé d’être responsable de tous les patients des résidences, soit plus de 200 personnes âgées. Et en plus, ils m’ont basculé la garde de soins à domicile qui compte beaucoup de patients à elle seule. […] le ratio patients/infirmière que mon employeur m’a imposé n’était pas sécuritaire. Je ne peux pas, étant en plus en temps supplémentaire, donner une formation, être responsable de la garde des soins à domicile et de plus de 200 patients dispersés à près d’une heure de route aller-retour. C’est inhumain. »
– Infirmière, Soins d’assistance aux personnes en perte d’autonomie.

« Aujourd’hui, deux infirmières absentes n’étaient pas remplacées… quand nous avons une cinquantaine de traitements de chimiothérapie à administrer à une clientèle très malade et vulnérable. Le risque d’erreurs est multiplié, car nous subissons de la pression de tous bords. C’est dangereux, car nous administrons des traitements de chimiothérapie très agressifs où il n’y a pas lieu à l’erreur. Mes collègues et moi-même sommes à bout de souffle et, lorsqu’une erreur surviendra, nous serons blâmés et réprimandés. Notre chef d’unité est au courant de la situation, mais ne se pointe pas pour évaluer la situation, de peur d’avoir à affronter le problème. Aidons-nous à donner des soins de qualité.»
– Infirmier en oncologie.

« Je suis infirmière auxiliaire dans un hôpital. Je travaille plus à l’urgence et couvre aussi les autres étages. On est complètement à bout de souffle. Je vois pleurer un membre du personnel infirmier ou un préposé au moins une fois par semaine. On est vraiment trop surchargées de travail. À un point tel que c’est dangereux pour nos patients et pour perdre nos licences de travail. Depuis que l’infirmière est plus attitrée aux papiers, nous les infirmières auxiliaires on doit courir deux fois plus pour pouvoir faire les techniques médicales debout à courir sur le plancher. Trop souvent je ne peux prendre de pauses de la journée et même rater mon dîner ou souper. Je ne suis pas la seule dans ce cas-là. On manque aussi d’équipements pour pouvoir bien prendre soin de nos patients. Résultats. J’ai mal PARTOUT. Ce n’est pas seulement le surtemps qui nous brise comme ça. Je me sens épuisée et je fais seulement mon temps complet. Aucunement capable de même penser à faire du surtemps. »
– Annie, infirmière auxiliaire.

« J’ai pris ma retraite en avance, car les changements dans le système venaient de plus en plus contre mes valeurs. Il serait intéressant de savoir combien d’infirmières ont pris leur retraite en avance depuis 5 ans. Depuis quelques années, on négocie des ratios, mais ils ne sont toujours pas mis en place… Même si le Premier ministre dit que ce n’est pas une question d’argent, dans les faits, ce n’est pas la même chose.
Les infirmières supportent le réseau. La solution des ratios ainsi que des postes et des salaires alléchants à mettre en place dès maintenant et non pas faire des comités pour retarder à la semaine des 4 jeudis, comme on subit depuis des années. C’est très urgent !!!!!!. »
– Johanne, infirmière à la retraite depuis 2 ans.

« Ma mère était en CHSLD le 25 décembre. Je vais toujours passer son souper avec elle. Le seul infirmier sur l’étage doit s’occuper d’une patiente qui ne va pas et c’est normal, elle a besoin de soins, mais tous les autres patients attendent leur souper. Une préposée nous a dit : « Je vais essayer de servir, mais il y a des patients qu’il faut faire manger et je suis incapable car je suis seule. Alors, trois personnes comme moi ont décidé de faire manger les patients. »
– Michel, professionnel en soins.

« Actuellement, dans notre point de service, chaque jour il manque de 2 à 5 infirmières […] et elles ne sont pas remplacées… ce qui fait que nous avons une surcharge de travail, mais aussi, ce sont les patients qui écopent… soit on repousse la visite au soir ou au lendemain sans les aviser… ce qui fait que, quand une infirmière arrive, elle se fait engueuler par le patient qui était inquiet de ne pas avoir sa visite… et avec raison ! »
– Infirmière en soins à domicile.