Dandurand et le coup de grâce porté à l’empire britannique

 

Le Montréalais Raoul Dandurand (1861-1942), sénateur libéral, fut délégué du Canada à la Société des Nations, à Genève, et même président de la sixième Assemblée générale de cet ancêtre de l’ONU, parce qu’il parlait français et avait l’appui de la France. Longtemps oublié, il vient tout à coup d’être promu père de l’indépendance du Canada et de la diplomatie canadienne. Un timbre-poste rappelle le souvenir de ce conseiller de Laurier et de Mackenzie King, une bourse porte son nom, deux chaires de hautes études internationales honorent sa mémoire et son buste trône, rue Sainte-Catherine, dans une vitrine de l’ancien magasin à rayons Simpson. L’ancien magasin Eaton eut sans doute été mieux indiqué. À Toronto, ne croyait-on pas, jusqu’à la retentissante déconfiture de la maison, que les Eaton, après avoir supplanté les Windsor, étaient devenus la véritable famille royale du Canada ?

Mais, du haut du ciel, Dandurand est très certainement ravi, lui qui, plus ambitieux qu’orgueilleux, adorait les médailles et méconnaissait la gloire. Il méritait bien quelque honneur. Ce Canadien français, qui refusa, en 1905, de faire un discours au pied de la colonne Nelson de Montréal, pour célébrer le centenaire de la victoire de Trafalgar, donnera, vingt ans plus tard, sans trop s’en rendre compte et avec une exquise politesse, le coup de grâce à l’empire britannique.

Ses Mémoires, qui viennent d’être réédités, nous révèlent presque tout du personnage. Dandurand était trop diplomate pour être, en politique, un véritable héritier de Papineau; mais, citoyen éclairé, il suivra les traces du grand républicain en se faisant le champion de l’instruction obligatoire. En cela, il était fidèle à son milieu. Son cousin Joseph Doutre (1825-1886), qui l’initia à la profession d’avocat, comptait parmi les grandes figures de l’Institut canadien. Son beau-père, Félix-Gabriel Marchand (1832-1900), premier ministre libéral du Québec, fit adopter par l’Assemblée législative, en janvier 1898, un projet de loi visant à mettre sur pied un ministère de l’Instruction publique, malgré la violente opposition de l’archevêque de Montréal, Mgr Paul Bruchési. Dandurand se fait un devoir de nous raconter cette affaire qu’il suivit avec passion.

Mgr Bruchési 0 plus catholique que le pape

Mgr Bruchési, craignant l’érosion des privilèges du clergé dans le domaine de l’éducation, avait noirci les libéraux devant le pape. Alertée par Marchand et par le lieutenant-gouverneur Adolphe Chapleau (pourtant conservateur), Rome ne s’y laissa pas prendre. Malgré la réserve qu’exige le pontificat, Léon XIII était plus moderne que Mgr Bruchési ! Néanmoins, les conservateurs, majoritaires au Conseil législatif, rejetèrent le projet de loi, sous l’influence des ecclésiastiques les plus obscurantistes, qui, à cette époque, donnaient franchement le ton. En forgeant l’expression « être plus catholique que le pape », le génie populaire n’avait jamais été si bien inspiré.

Le Québec est la province du Dominion qui compte le plus grand nombre d’analphabètes. Ému par cette situation tragique, Dandurand donne, en 1918, une conférence, à Montréal, au club de Réforme, sur les écoles primaires et l’instruction obligatoire. Peu après, devant Mgr Bruchési toujours aussi ombrageux, il rappelle que dans un pays catholique, comme le royaume de Belgique, éloigné des principes impies de la France républicaine, l’instruction obligatoire a déjà force de loi. Il souligne également que l’épiscopat catholique, aux États-Unis, s’accommode très bien de la législation scolaire de ce grand pays pluraliste, où le nom de Dieu est sur toutes les lèvres.

Les éboueurs du père Lalande

Mais Dandurand ne peut empêcher le père Hermas Lalande, jésuite très écouté, professeur de philosophie célèbre, de dire publiquement qu’imposer l’école aux enfants, de l’âge de six à quatorze ans, entraînerait la catastrophe; puisque, la société devenant trop intellectuelle, il n’y aurait plus de manœuvres, de charretiers et d’éboueurs, à moins, précise-t-il, que nos juges et nos parlementaires soient prêts à mettre la main à la pâte pour arrondir leurs fins de mois. Après tant d’esprit, faut-il s’étonner que l’État du Vatican instaure l’instruction obligatoire avant le Québec ? En 1929, dès que l’Italie reconnaît la souveraineté du minuscule territoire, Pie XI sanctionne ce principe. Le Québec attendra jusqu’en 1943, sous le libéral Godbout, pour faire de même. Avant cela, il fallait se contenter d’une loi artificieuse, promulguée en 1919, par le gouvernement libéral de Lomer Gouin, qui interdit l’engagement d’enfants de moins seize ans révolus qui ne savent ni lire ni écrire, loi contre laquelle s’éleva, bien entendu, le journal L’Action catholique.

Comme nos collèges classiques comptent trop de professeurs aussi subtils que le père Lalande, Dandurand rêve d’un lycée français, purement laïque. Mais devant la résistance ecclésiastique, il a tôt fait de se raviser. Son rêve se réalise, en 1938, à Outremont, sous la forme d’une école catholique, dirigée par des prêtres français, filiale du fameux collège Stanislas de Paris. Ce nouvel établissement suscite encore la méfiance et la jalousie de notre clergé. On y voit même un repaire de socialistes. Imaginez, des professeurs, comme Guy et Jeannette Boulizon, chrétiens de gauche, qui lisent la revue Esprit ! Le jéciste Gérard Pelletier et le père Ambroise sont dans les parages. Stanislas reflète bien notre confusion et notre goût du neuf. L’atmosphère qui y règne se rapprochera de l’esprit de Cité libre, mais influencera également des élèves comme André d’Allemagne, président fondateur du R.I.N., et, bien sûr, Jacques Parizeau…

Quelle héroïque servilité !

Dandurand, le réformiste prudentissime, reste incapable de dépasser l’élitisme, même le plus fragile. Sa fierté patriotique, son sens du progrès et son ouverture au monde fléchissent devant sa monstrueuse courtoisie, qui, nourrie d’une ambition toute contenue, le pousse à un extraordinaire masochisme, presque émouvant de naïveté. Que de patience chez cet homme qui eut toute sa vie à traiter avec les Anglais ! Quelle héroïque servilité ! Délégué du Canada à la Société des Nations, il résiste avec beaucoup d’élégance aux Britanniques qui voient d’un fort mauvais œil le Canada parler en son nom propre, à la place de la Grande-Bretagne, tête de l’Empire, et donner le ton aux autres dominions, moins puissants et, le plus souvent, moins audacieux.

Élu, en 1925, président de l’Assemblée générale de la Société des Nations, Dandurand, sujet du roi d’Angleterre, confirme, par ce seul fait, que la S.D.N. est la rivale de l’empire britannique et montre, sans mot dire, que la première appartient à l’avenir, alors que le second relève du passé. Juste après son élection, il traite d’un sujet brûlant 0 le sort des minorités et étonne le monde entier (y compris les Britanniques) en citant en exemple le Québec où, dit-il, la minorité anglaise et protestante jouit de libertés sans égales, au sein de la majorité française et catholique.

La locomotive vivante

« Où est-il, le Canadien ? », s’écriait sans cesse, lors d’un grand dîner à deux cents couverts, Anna de Noailles, l’amie intime de Proust et de Rostand, la reine du Tout-Paris. Il faut dire qu’un petit billet froissé circulait d’un convive à l’autre, où l’on pouvait lire, évidemment en français 0 « Demain, l’Assemblée choisira comme président un Canadien pacifique. » Cette locomotive vivante fascinait la célèbre poétesse, entichée des libérateurs des peuples, si bien que, plus tard, elle s’exclamera 0 « Je quitte Genève avec deux grandes passions dans l’âme 0 pour Benès, le Tchécoslovaque, et Dandurand, le Canadien. » Le président de l’Assemblée générale de la Société des Nations ne s’était jamais imaginé aussi révolutionnaire.

Dandurand s’est fait, sur la scène internationale, le champion de l’indépendance du Canada; mais il se serait contenté de l’instruction obligatoire pour le Québec, rien de plus. Saint-Laurent, Trudeau et Chrétien ne le contrediront pas.

Raoul Dandurand, Mémoires (1861-1942), P.U.L. et I.Q.H.E.I., 2000.