Entre la fronde des Rouges et l’affirmation nationale

Le portulan de l’histoire

2016/11/15

Les deux figures emblématiques des Bleus et des Rouges du Québec ont plusieurs points en commun. Louis-Adolphe Chapleau et Honoré Mercier ont toujours été de redoutables adversaires politiques. Sans toutefois être des ennemis jurés comme peut l’être le mauvais génie écossais d’Ottawa pour le chef du Parti national. 

Chapleau a du panache et il a toujours mené grand train. Mercier a de l’âme et il vit au-dessus de ses moyens. En formant un gouvernement de coalition, Mercier a réussi là où Chapleau avait échoué. Avant de quitter pour Ottawa, il s’était appliqué à rallier, en vain,  les castors de droite à ce projet. Maintenant, c’est l’autonomisme de Mercier qui effrite la confiance des libéraux de gauche. 

Comme dans une tragédie romantique, tous les éléments du drame sont en place pour précipiter le destin du héros. Son instrument est déjà là : Angers attend patiemment son heure. Il en est de même pour le Cassandre de service qui s’apprête à prévenir Mercier des dangers qui le menacent. Il se nomme Calixte Lebeuf.  Il a été de toutes les batailles libérales depuis au moins dix ans. Il préside le Club national de Montréal. Il est de ceux qui, avec Honoré Beaugrand, se réclament du radicalisme rouge des Doutre et des Dorion, n’acceptant pas l’alliance contre nature des libéraux avec les castors. 

Lebeuf n’est pas un inconditionnel de Mercier. II ne l’a jamais été. Il est rouge avant d’être merciériste. C’est dans cet esprit qu’il sonne le tocsin dans une dénonciation publique, publiée dans La Patrie d’Honoré Beaugrand, en avril 1889. Elle ne s’adresse pas directement à Mercier, mais à Pacaud et sa bande qui mènent Mercier à sa mort politique. C’est une bombe !

Ernest Pacaud est directeur de L’Électeur de Québec. C’est un vieil ami de Wilfrid Laurier et l’organisateur d’Honoré Mercier. Pacaud n’est ni ministre ni député mais, depuis l’arrivée au pouvoir du Parti national, c’est lui – et lui seul – qui place et déplace les fonctionnaires, accepte et refuse les candidatures, distribue les commandes aux entrepreneurs, endosse les chèques, escompte les traites et règle les comptes du Premier ministre.

Le petit Pacaud rend service avec une camaraderie inlassable et un porte-monnaie qui se regarnit miraculeusement. II est celui par qui le patronage arrive. Pacaud est l’intermédiaire universel, le guichet unique et le percepteur de la contribution obligatoire. 

Quand le Grand Argentier et le Chef ratissent trop large, la troupe en prend ombrage. Elle se vexe d’être négligée. Lebeuf est encore plus explicite dans une lettre personnelle à Pacaud que dans sa lettre ouverte à La Patrie. « Es-tu sérieux, Ernest, quand tu dis que les partisans de Monsieur Mercier sont unis ? Je ne sais pas ce qui se passe à Québec ni dans les autres villes, mais je connais parfaitement ce qui se passe, ce qui se dit et ce qui se fait dans la ville de Montréal et dans les environs. Et  je vais te le dire franchement pour que tu ne puisses pas l’ignorer ». 

Son diagnostic traduit implacablement la réalité. « Ici, on accuse le gouvernement Mercier d’être composé d’incapables, d’ignorants et de têtes de linotte. Tout le monde s’accorde là-dessus. Unanimité unanime ! Il n’y a pas de gouvernement, répète-t-on, il n’y a que Mercier ! »

Voilà pour les généralités !  Passons maintenant au vif du sujet. La corruption ! « On trouve que Mercier et toi vous menez une vie d’un faste scandaleux. On trouve que Mercier, qui était pauvre, est devenu riche trop vite et que son salaire ne lui permettait pas de s’enrichir aussi vite que cela. On en dit à peu près autant de toi et de ceux qui entourent Mercier. Ce sont vos meilleurs amis personnels apolitiques qui parlent ainsi et tout bas. Tu serais surpris si je te disais les noms ».

Lebeuf insiste. Il n’invente rien. Il ne fait que rapporter. La grogne augmente avec l’écœurement ! « On dit tout haut que cette administration est la plus corrompue qui ait souillé les lambris du palais législatif. Que tout s’y vend ! Qu’il n’y a pas de principes, pas d’honnêteté, pas de parole, pas d’honneur ! »

On peut tolérer l’appétit et la gourmandise, mais pas la gloutonnerie. « Les libéraux, les vrais, les honnêtes, les indépendants sont dégoûtés. Ils ne veulent plus endosser la responsabilité de vos actions. Ils ne veulent plus vous défendre et ils sont sur le point de vous dénoncer ». La lettre ouverte dans La Patrie n’est qu’un début, parce que la menace d’une révolution de palais est dans l’air. « Ils s’organisent. Ils voudraient bien ne pas entrer en guerre. Ils voudraient bien sauver le gouvernement malgré lui. Mais ils sont résolus à sauver le Parti libéral et ses grandes et honnêtes traditions, dût le gouvernement périr ».

 « Il faut que tout cela cesse de suite. Il faut que Monsieur Mercier se rappelle qu’il n’y a pas dans le Parti que des Pacaud, des Langelier, des Beausoleil et des Préfontaine ! » Il en va de la vie et de l’existence mêmes du Parti. Et ça urge ! Le patronage n’est pas tout ! Pour gagner des élections, ça prend des militants ! « Vous n’avez pas été les seuls à la peine pendant vingt-cinq ans et vous n’êtes pas la sagesse du Parti. Vous entourez seuls le Premier ministre, et tant et si fort que vous l’étouffez. Vous le conseillez mal. Vous lui faites faire des bêtises. Vous le compromettez et vous le rendez odieux. Sur ce point-là, tout le monde s’accorde ici ! »

Un changement s’impose ! Ce n’est pas un conseil ou une menace. C’est l’évidence même. « La politique du gouvernement est rétrograde et antilibérale. Il faut que Monsieur Mercier se débarrasse de l’étreinte de boa des castors et qu’il se rappelle que ce sont les libéraux qui l’ont fait ce qu’il est et qui l’ont porté là où il est. Si vous l’avez oublié, nous, on s’en souvient ! Le jour où il nous plaira de le faire descendre de son piédestal, il en descendra plus vite qu’il n’y est monté ! »

Tout n’est pas irrémédiablement perdu. Il est toujours temps de faire un examen de conscience. « Écoute, Ernest, si les honneurs, les faveurs et les richesses ne t’ont pas rendu sourd. Écoute les grognements d’indignation et de colère qui vont toujours grossissant autour de toi et de Mercier, et tâche de réfléchir. Pour te rendre service, à toi et à Mercier, je t’ai montré un peu ce qui se passe derrière le rideau ». 

Lebeuf est un idéaliste. Seul le Parti importe ! « En cela, je n’ai d’autres intérêts que de sauver Mercier s’il en est encore temps. Il a perdu la confiance de ses meilleurs amis et qu’a-t-il gagné en échange ? Maintenant, la balle est dans le camp de Pacaud. Je m’arrête là pour aujourd’hui. Sans rancune. Ton ami, Calixte Lebeuf. » 

Les intentions de Lebeuf ne sont pas au-dessus de tout soupçon. Il a pris le soin de faire circuler, sous le manteau, sa lettre « personnelle ».  Avec des amis pareils, qui a besoin d’ennemis ? Mais la question demeure. Mercier a des obligés. A-t-il encore de vrais amis ? Le chef du Parti national a toujours aimé donner des leçons. Il n’apprécie guère en recevoir. Question de nature ! Puisqu’il a raison, il ne peut avoir tort !

Face à l’impétuosité et à l’indiscipline de ses jeunes libéraux fédéraux, l’approche de Wilfrid Laurier est tout autre, comme il l’écrit au même Ernest Pacaud, qui est également son organisateur au Québec. « Tu es l’aîné, il t’appartient d’être le plus généreux. Il faut  laisser un peu de latitude à nos jeunes amis et leur permettre quelques divergences d’opinion. Quand il leur arrivera d’avoir des différends, au lieu de leur tomber dessus comme tu l’as fait déjà, quelques paroles d’explication personnelle éviteront probablement une plus large brèche ».

Honoré Mercier ne l’entend pas de cette oreille. Il fait donner sa garde prétorienne contre Calixte Lebeuf. L’attaque est menée tambour battant par le frère de Mercier et Raoul Dandurand. En deux temps trois mouvements, le prophète de malheur a été remplacé à la présidence du club national par le gendre de Mercier, Lomer Gouin. C’est un garçon discret et ambitieux. Adolescent, il a déjà arrêté son choix de carrière. « Moi aussi, je serai Premier ministre un jour ! » confiait-il alors à son cousin, l’ancien Premier ministre John J. Ross.

Obnubilé par sa vision d’un Québec autonome, Mercier n’a pas voulu écouter le message de Lebeuf. Il a préféré sacrifier le messager. Il s’en repentira !

À la mi-mai, le gouvernement Mercier annonce des élections générales pour la mi-juin 1890. Le chef du Parti national professe-t-il sa foi autonomiste au détriment de son parti  politique ? «  Il y a des gens qui voudraient que je manque de parole à l’égard des conservateurs nationaux. Je ne ferai pas cela. Mon gouvernement sera national. Je suis libéral, mais entendons-nous sur ce mot. Je suis libéral dans le sens d’homme de progrès ».

Pour Lebeuf et Beaugrand, Mercier fait illusion. Il n’est plus un libéral ! La riposte de l’intimé retourne l’accusation. C’est Beaugrand qui vous leurre. Il n’est pas un libéral, mais un radical. Et devant un auditoire plus conservateur, Mercier ajoute : « Et un franc-maçon ! » (Ce qui est vrai.)

Un résultat électoral convaincant peut permettre à Mercier de croire que son programme national a obtenu l’appui de la population : 42 candidats élus contre 27 conservateurs, 1 du Parti ouvrier  et 6 indépendants. 

Pour L’Électeur de Pacaud, la fronde ultralibérale a perdu sa pertinence. « Cette élection scelle d’une manière définitive l’alliance des libéraux et des conservateurs nationaux ». 

Le Canadien d’Israël Tarte s’avère plus clairvoyant. «  Quiconque a suivi attentivement le Premier ministre ne saurait se tromper sur sa pensée intime. Il ne croit pas à la Confédération, ni à la durée du lien colonial. Il est d’avis que la Confédération se brisera bientôt. Et il prend les devants. Il va emprunter autant que le crédit de la Province le permettra pour faire des grands travaux. Cette politique d’aventure a pris dans l’opinion publique ».

Enivré par sa victoire, Mercier, pour sa part, abat effrontément son jeu, sans avoir une carte dans sa manche. « Le triomphe du gouvernement signifie aussi le triomphe de l’autonomie des provinces. Nous n’avons plus maintenant pour réussir qu’à renverser le parti qui nous gouverne à Ottawa ».