Une mémoire et une culture au féminin

2022/12/02 | Par Olivier Dumas 

Il y a dix ans en décembre nous quittait l’écrivaine féministe Jovette Marchessault. D’un milieu ouvrier, cette autodidacte a conçu des univers théâtraux et romanesques pour restituer une mémoire et une culture au féminin.

En 1999 à la Bibliothèque de l’Université Laval, j’aperçois une image de la comédienne Louisette Dussault lors d’une représentation du Voyage magnifique d’Emily Carr (1990). La pièce est signée par Marchessault, un nom inscrit depuis dans ma mémoire.    

Je n’entendrai aucun écho de cette romancière, dramaturge, sculptrice et peintre jusqu’en 2008. Avec le musicien-compositeur Jean-Jacques Lemêtre, Pol Pelletier y crée alors à Québec sa dernière partition, La Pérégrin chérubinique (Leméac, 2001). Le tandem « a lancé vers les étoiles un texte vibrant de colère et d’espoir », rapporte l’ancien critique de théâtre du Soleil, Jean Saint-Hilaire.  

La Pérégrin sera entendue à l’Église Sainte-Brigide lors du FTA à Montréal en juin 2012, toujours sous la gouverne de Pol Pelletier avec, à nouveau avec elle sur scène, Lemêtre, en soutien au mouvement étudiant.   

Au même endroit, quelques mois plus tard, j’ai vu La Robe blanche de Pol Pelletier. Celle-ci dénonçait le 60e anniversaire du Théâtre du Nouveau Monde (« notre théâtre national, dirigé en plus par une femme »), où était programmé « l’Ancien Monde » écrit (et monté) que par des hommes, soit Molière, Feydeau, Shakespeare et Sophocle. Déplorant la dévotion des directrices de théâtre pour « les vieux patriarches malades », Pelletier lance furieusement : « Qui chouchoute le génie de la dramaturge Jovette Marchessault, âgée, pauvre et seule (…) dont les œuvres uniques et VÉRITABLEMENT grandes ne sont jamais montées ? »     

 

Chaos brûlant d’une cosmogonie au féminin 

Jovette Marchessault meurt le 31 décembre 2012. Cette année-là, deux universitaires états-uniennes, Roseanna Dufault et Celita Lamar, ont dirigé De l’invisible au visible l’imaginaire de Jovette Marchessault (Remue-ménage, 2012), le premier ouvrage complet collectif sur celle « qui a su réaliser son rêve de rendre visible la culture des femmes ». Admirative de son imagination revendicatrice et féconde, Lamar souligne plus tard dans le recueil d’entretiens La Scène québécoise au féminin (Pleine Lune, 2018) qu’aucune écrivaine, « d’Amérique, d’Europe ou d’ailleurs, n’est allée aussi loin dans l’exploration du féminin et de la culture des femmes que Jovette Marchessault, grâce à un mélange unique de féminisme, de spiritualité et de mysticisme ». Or, des livres de référence l’avaient occultée dont Histoire de la littérature québécoise (Boréal, 2007).  

Autodidacte déclarée, Marchessault abandonne l’école à 13 ans pour travailler dans une usine afin d’aider sa famille pauvre. L’art devient pour elle « une mémoire supraterrestre du monde », un exutoire et une nécessité. « La création est vraiment pour moi le chaos brûlant », dévoile-t-elle dans Le Devoir en 1981.  

La mort de sa grand-mère d’origine amérindienne l’incite à abandonner ses emplois pour les arts plastiques. Durant la décennie 1970, les fresques, masques et sculptures de femmes telluriques géantes (conçues notamment à partir de déchets) sont présentés dans de nombreuses expositions solos et collectives, tant au Québec qu’à l’étranger.    

En 1975, paraît chez Leméac son premier ouvrage, Comme une enfant de la terre : Le Crachat solaire. Malgré un accueil mitigé (une charge virulente de Jean Basile dans Le Devoir tandis qu’Éliette Rioux du journal féministe Les Têtes de pioches apprécie de telles « éclaircies vibrantes de chaleur »), le roman remporte le prix France-Québec l’année suivante. Par la suite, Marchessault a publié, entre autres, La Mère des herbes (Quinze, 1980), Triptyque lesbien (Pleine Lune, 1980), Des cailloux blancs pour des forêts obscures (Leméac, 1987) et une Lettre de Californie (Nouvelle Optique, 1982) à des femmes avant-gardistes de Christine de Pisan à Meridel Le Sueur.     

Cette œuvre « unique », aux dires de Claudine Potvin, autrice (Clins d’œil de la littérature au musée) et professeure émérite de l’Université d’Alberta, « n’est certes pas dépassée. Ses romans ont ouvert sur des dimensions peu travaillées à l'époque, comme des mères patriarcales aux mères telluriques, les cultures de femmes, le lesbianisme, une forme de spiritualité, l'univers autochtone. Ses pièces de théâtre, en particulier autour d'écrivaines (Germaine Guèvremont, Anaïs Nin, Violette Leduc, Gertrude Stein, Emily Carr) témoignent d'une vision et d'une écriture dramatique fortes originales.

 

Dramaturgie féministe

Pour la professeure émérite et spécialiste du théâtre québécois féminin Louise H. Forsyth, Jovette Marchessault représente l’une de nos pionnières pour son écriture dramatique explicitement féministe. Son répertoire préconise « des formes et des langages théâtraux expérimentaux », et cherche à transgresser les « pratiques, conventions, codes et traditions sexistes, misogynes même du discours théâtral ».    

L’aventure de la scène s’amorce en 1979 lors du spectacle Célébrations, pour le 8 mars, au TNM. Pol Pelletier assure la mise en scène et interprète avec une force peu commune Les Vaches de nuit, deuxième fragment du Triptyque lesbien. Dans la revue Jeu, l’écrivaine Francine Noël parle d’une date qui « ouvre toute grande la scène à une cohorte puissante et ravageante de femmes fortes ».  

Lors de ce rendez-vous mémorable, la femme de théâtre Michelle Rossignol est aussi subjuguée. Sa collaboration avec Marchessault s’amorce par sa mise en scène au TNM de La Saga des poules mouillées, une rencontre imaginaire entre quatre figures littéraires mythiques : Laure Conan, Germaine Guèvremont, Gabrielle Roy et Anne Hébert. « Ça a été un si grand bonheur pour moi », m’a-t-elle affirmé, émue, en 2016. Si des critiques émettent des réserves sur la production, le défunt journaliste Jacques Larue-Langlois encense « un spectacle éclatant d’un rare niveau d’exaltation lyrique, dosant en un équilibre parfait l’humour et l’émotion ». Pour La Terre est trop courte, Violette Leduc (sur le destin tragique de la romancière française morte en 1972) montée par Pol Pelletier au Théâtre expérimental des femmes, celui-ci titre son compte-rendu : « Un pas de géant pour le théâtre d’ici ».   

Suivent entre autres, Alice & Gertrude, Nathalie & Renée et ce cher Ernest en 1984 (sur deux couples littéraires lesbiens, « pièce riche, généreuse, qui s’adresse à l’intelligence et au cœur », écrivait Ariane Émond dans La Vie en rose), Anaïsdans la queue de la comète au Quat’sous l’année suivante (Prix du Journal de Montréal) et Le Voyage magnifique d’Emily Carr en 1990 (Prix du gouverneur général) avec, dans le rôle-titre de la peintre canadienne, Louisette Dussault au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui.  

Depuis les années 2000, Pol Pelletier et Claire Jean nous ont remémoré la grandeur de cette « déterreuse de femmes ».  

La polyvalente Julie Vincent a incarné la poétesse Renée Vivien dans Alice & Gertrude sous la direction de Michelle Rossignol. En 2014, elle a participé à un événement sur l’autrice organisé par le Centre des auteurs dramatiques. Elle confiait alors : « Jovette Marchessault est un continent, une cosmogonie, un astre qui éclaire tout autrement. Un privilège ces jours-ci pour moi de retrouver ses textes, des textes trop forts. On voudrait s’y plonger toute une année, toute une vie. » Louisette Dussault et Andrée Lachapelle (Anne Hébert dans La Saga des poules mouillées et l’écrivaine Anaïs Nin pour Anaïs) ont affirmé publiquement que leurs prestations dans des œuvres de Marchessault comptent parmi les plus importantes de leur carrière.  

À la réédition de Des cailloux blancs pour les forêts obscures (BQ, 2014), Marie-Claire Blais évoquait la bienveillance féministe de Marchessault, dont la passion « pour défendre une humanité fragile est toujours concrète et vigilante ».   

Dix ans après son départ, cette vigilance n’a rien perdu de son acuité féroce.