L’aut’journal a 40 ans !

2024/05/01 | Par Pierre Dubuc

Je me suis récemment entretenu avec des étudiants en journalisme sur la pertinence d’un journal de gauche comme L’aut’journal.

Je leur ai d’abord raconté le contexte de sa création en 1984. Au cours des années 1980, trois groupes de presse contrôlaient les médias écrits traditionnels. Power Corporation, propriété de la famille Desmarais, possédait La Presse et ses accointances avec le Parti Libéral étaient bien connues.

Unimédia, propriété de Conrad Black, détenait Le Soleil de Québec, Le Quotidien du Saguenay, Le Nouvelliste de Trois-Rivières, Le Droit d’Ottawa et La Tribune de Sherbrooke. Actionnaire principal de l’Iron Ore, Black avait été le patron de Brian Mulroney, qui allait devenir, quelques mois plus tard, premier ministre du Canada.

Québecor, propriété de Pierre Péladeau, publiait Le Journal de Montréal aux sympathies souverainistes assumées et assurait la survie du Devoir par des prix à rabais pour son impression et sa distribution.

À gauche, c’était le désert. Québec-Presse (1969-1974) était un lointain souvenir et les journaux « m-l » étaient disparus avec les groupes dont ils étaient l’émanation.

À cette époque, les médias traditionnels se finançaient par la publicité des grandes corporations, les petites annonces et la publicité gouvernementale. Boycotté par les grandes corporations et les gouvernements, le journal indépendantiste Le Jour (quotidien de 1974 à 1976 et hebdomadaire de 1977 à 1978), fondé par Yves Michaud, René Lévesque et Jacques Parizeau, a rendu l’âme par manque de fonds, malgré des campagnes de financement populaire.
 

L’« objectivité » journalistique

À mes interlocuteurs étudiants, je soulignais qu’il fallait tenir compte que les Desmarais et Black étaient à la tête de conglomérats présents dans plusieurs secteurs de l’économie, ce qui avait une influence certaine sur le contenu de leurs médias. J’aimais, à l’époque, donner l’exemple de la privatisation de la santé. La Presse se gardait bien de la condamner. La famille Desmarais était propriétaire des deux plus importantes compagnies d’assurance au Canada, la Great-West et la London Life, deux entreprises qui tiraient profit de la privatisation en proposant des assurances complémentaires.

Aujourd’hui, la publicité ayant migré vers les réseaux sociaux, les médias traditionnels sont en crise. La famille Desmarais a largué La Presse et ses autres médias, mais en s’assurant que le Parti Libéral du Canada adopte une loi permettant à La Presse – et à un nombre restreint de médias – de remettre par le biais d’une fondation spécifiquement créée à cette fin des reçus pour déductions fiscales. Cette mesure s’ajoute à de généreux crédits d’impôt pour les salaires des journalistes. Conséquemment, la survie des médias traditionnels est assurée par un soutien de plus en plus important de l’État canadien et québécois. C’est une nouvelle dépendance.

Les étudiants m’ont rétorqué que L’aut’journal avait, lui aussi, un biais idéologique, étant donné qu’une bonne partie de son financement provenait des milieux syndicaux. C’est un biais assumé, leur ai-je répondu. Ce n’est pas un hasard si le premier numéro du journal a été publié le Premier Mai, fête internationale des travailleuses et des travailleurs. Nous affirmions notre parti pris progressiste.

Qu’en est-il alors de l’« objectivité » journalistique? En fait, il n’y a pas de « pure objectivité ». Il y a des classes sociales et des groupes d’intérêt dans la société. Et, de façon générale, les médias représentent tel ou tel groupe d’intérêt et se font un devoir de ne pas trop mettre le nez dans les affaires de leurs propriétaires et commanditaires, mais de scruter à la loupe les activités des groupes rivaux souvent avec professionnalisme et « objectivité » journalistique.
 

Trois exemples

La mission de L’aut’journal est de représenter le point de vue des classes ouvrière et populaire et les intérêts de la nation québécoise sur toutes les questions d’actualité. Donnons quelques exemples.

Dans le contexte de la présentation du budget fédéral, tous les éditorialistes critiquent le gouvernement Trudeau pour ne pas avoir présenté de plan pour atteindre l’objectif fixé par l’OTAN de 2% du PIB au chapitre des dépenses militaires. Mais d’où vient réellement cet objectif de 2%? De Donald Trump! À qui profite-t-il? Au complexe militaro-industriel américain. Quel est l’intérêt de la classe ouvrière que ses impôts servent à acheter de la quincaillerie militaire pour des guerres étrangères, alors que ces milliards seraient plus utiles pour acheter des avions-citernes pour combattre notre véritable ennemi : les feux de forêt. Et à l’encontre des va-t-en-guerre, L’aut’journal défend la tradition pacifiste de la nation québécoise.

Autre exemple : la langue. Le dernier recensement a documenté le déclin du français au Québec. Le constat a fait l’unanimité… un certain temps. Puis, subitement, le déclin du français ne serait plus incontestable. Des concepts fondamentaux comme la langue maternelle et la langue d’usage à la maison ne seraient plus pertinents. La Presse et Le Devoir ont trouvé leur « champion » de la bonne santé du français en Jean-Pierre Corbeil.

Depuis 20 ans, dans nos pages, le mathématicien Charles Castonguay débusque ces âneries – voir son article – et donne l’heure juste sur l’évolution des langues au Québec et au Canada.

Autre exemple : l’immigration. Le sujet est extrêmement inflammable et le tandem Trudeau-Legault joue négligemment avec des allumettes. Anne Michèle Meggs est aujourd’hui une référence sur le sujet. Elle a réussi, depuis sa première chronique, il y a quatre ans, à démêler pour nos lecteurs cet écheveau et à proposer des pistes de solution qui respectent les intérêts des immigrants, de la classe ouvrière et du Québec (voir son article).
 

L’équipe de collaboratrices et collaborateurs

Nos autres chroniqueuses et chroniqueurs partagent la même approche. Que ce soit le billet de Michel Rioux et son alter ego le caricaturiste Boris depuis 15 ans; ou des chroniques provenant de l’antre de la bête des députés bloquistes Monique Pauzé et Gabriel Ste-Marie; de l’actualité québécoise revue par Sylvain Martin, syndicaliste à la retraite qui a été directeur québécois des TCA-Québec, directeur adjoint d’Unifor-Québec et adjoint à l’exécutif de la FTQ; du monde syndical québécois avec les entrevues d’Orian Dorais et international avec Luc Allaire; du domaine de la culture avec Olivier Dumas et l’artiste pour la paix Pierre Jasmin; du mouvement des femmes avec Marie-Claude Girard, retraitée de la Commission canadienne des droits de la personne; des régions minières, avec Marc Nantel, porte-parole du Regroupement Vigilance Mines Abitibi-Témiscamingue. Et, enfin, du rédacteur-en-chef adjoint Simon Rainville, qui analyse, décortique et critique, à travers les essais, la pensée politique québécoise.

Nous profitons de l’occasion pour remercier tous nos collaborateurs et collaboratrices présents et passés qui, par leurs contributions au cours de ces 40 ans, ont permis au journal de se développer. Nous saluons leur militantisme, car nos chroniqueuses et chroniqueurs ne touchent aucune rémunération pour leurs écrits.
 

L’équipe technique

 Les 8 500 exemplaires des dix éditions annuelles de L’aut’journal, les mises à jour bihebdomadaires de notre site Internet, les livres et les carnets que nous publions, rien de cela ne verrait le jour sans les inestimables contributions de l’infographiste Réjean McKinnon, du bédéiste et graphiste Simon Banville, du coresponsable de la gestion du site Internet Mathieu Roy, de l’adjoint administratif Vyvyan Dorais et surtout de l’homme aux nombreux chapeaux (cogestion du site, correcteur d’épreuves, secrétaire de rédaction, coordonnateur), la cheville ouvrière du journal, Louis Bourgea.

Et nous nous n’oublions pas Jean-Claude Germain, dont nous avons eu, pendant 25 ans, l’immense privilège d’avoir pu bénéficier de ses judicieux conseils aux plans technique et journalistique, tirer profit de sa vaste érudition, de s’être émerveillé à la lecture de ses chroniques, mais surtout de s’être délecté de sa jovialité, sa pétulance, son enthousiasme et de son amitié. Merci Jean-Claude.

Dans un ouvrage qui vient de paraître, La question nationale, une question sociale (Liber, 2024), Michel Roche souligne le lien nécessaire entre le national et le social pour atteindre l’indépendance. Libération nationale et émancipation sociale, c’est ce qui guide, depuis sa fondation il y a quarante ans, l’action de L’aut’journal et de ses collaboratrices et collaborateurs.