La Troisième Guerre mondiale a commencé

2023/01/13 | Par Emmanuel Todd

Pro­pos re­cueillis par Alexandre De­vec­chio et publié dans Le Figaro du 13 janvier 2023
 

LE FIGARO. - Pourquoi publier un livre sur la guerre en Ukraine au Japon et pas en France ?

Emmanuel TODD. - Ici, j’ai la réputation absurde d’être un « rebelle destroy », alors qu’au Japon je suis un anthropologue, un historien et un géopoliticien respecté, qui s’exprime dans tous les grands journaux et revues, et dont tous les livres sont publiés. Je peux m’exprimer là-bas dans une ambiance sereine, ce que j’ai d’abord fait dans des revues, puis en publiant ce livre, qui est un recueil d’entretiens. Cet ouvrage s’appelle « La Troisième Guerre mondiale a déjà commencé », avec 100 000 exemplaires vendus aujourd’hui.

Pourquoi ce titre ?

Parce que c’est la réalité, la Troisième Guerre mondiale a commencé. Il est vrai qu’elle a commencé « petitement » et avec deux surprises. On est parti dans cette guerre avec l’idée que l’armée de la Russie était très puissante et que son économie était très faible. On pensait que l’Ukraine allait se faire écraser militairement et que la Russie se ferait écraser économiquement par l’occident. Or il s’est passé l’inverse. L’Ukraine n’a pas été écrasée militairement même si elle a perdu à cette date 16% de son territoire; la Russie n’a pas été écrasée économiquement. Au moment où je vous parle, le rouble a pris 8% par rapport au dollar et 18% par rapport à l’euro depuis la veille de l’entrée en guerre.

Il y a donc eu une sorte de quiproquo. Mais il est évident que le conflit, en passant d’une guerre territoriale limitée à un affrontement économique global, entre l’ensemble de l’occident d’une part et la Russie adossée à la Chine d’autre part, est devenu une guerre mondiale.
 

N’exagérez-vous pas ? L’Occident n’est pas directement engagé militairement…

Nous fournissons des armes quand même. Mais il reste vrai que nous, Européens, sommes surtout engagés économiquement. Nous sentons d’ailleurs venir notre véritable entrée en guerre par l’inflation et les pénuries.

Poutine a fait une grosse erreur au début, qui présente un immense intérêt sociohistorique. Ceux qui travaillaient sur l’Ukraine à la veille de la guerre considéraient ce pays, non comme une démocratie naissante, mais comme une société en décomposition et un « failed state » en devenir. On se demandait si l’Ukraine avait perdu 10 millions ou 15 millions d’habitants depuis son indépendance. On ne peut trancher parce que l’Ukraine ne fait plus de recensement depuis 2001, signe classique d’une société qui a peur de la réalité.

Je pense que le calcul du Kremlin a été que cette société en décomposition s’effondrerait au premier choc, voire même dirait « bienvenue maman» à la sainte Russie. Mais ce que l’on a découvert, à l’opposé, c’est qu’une société en décomposition, si elle est alimentée par des ressources financières et militaires extérieures, peut trouver dans la guerre un type nouveau d’équilibre, et même un horizon, une espérance. Les Russes ne pouvaient pas le prévoir. Personne ne le pouvait.
 

Longtemps, vous n’avez pas cru à l’invasion de l’Ukraine par la Russie…

J’avoue avoir été cueilli à froid par le début de la guerre, je n’y croyais pas. Concernant les ressorts profonds qui ont conduit au conflit, je partage l’analyse du géopoliticien « réaliste » américain John Mearsheimer. Ce dernier faisait le constat suivant : l’Ukraine, dont l’armée avait été prise en main par des militaires de l’OTAN (américains, britanniques et polonais) depuis au moins 2014, était donc de facto membre de l’OTAN, et les Russes avaient annoncé qu’ils ne toléreraient jamais une Ukraine membre de l’OTAN. Ces Russes font donc (ainsi que Poutine nous l’a dit la veille de l’attaque) une guerre de leur point de vue défensive et préventive. Mearsheimer ajoutait que nous n’aurions aucune raison de nous réjouir d’éventuelles difficultés des Russes parce que, comme il s’agit pour eux d’une question existentielle, plus ça serait dur, plus ils frapperaient fort. L’analyse semble se vérifier. J’ajouterais un complément et une critique à l’analyse de Mearsheimer.
 

Lesquels ?

Pour le complément : lorsqu’il dit que l’Ukraine était de facto membre de l’OTAN, il ne va pas assez loin. L’Allemagne et la France étaient, elles, devenus des partenaires mineurs dans l’OTAN et n’étaient pas au courant de qui se tramait en Ukraine sur le plan militaire. On a critiqué la naïveté française et allemande. Certes, mais parce qu’ils ne savaient pas qu’Américains, Britanniques et Polonais pouvaient permettre à l’Ukraine d’être en mesure de mener une guerre élargie. L’axe fondamental de l’OTAN maintenant, c’est Washington-Londres-Varsovie-Kiev.

Maintenant la critique : Mearsheimer, en bon Américain, surestime son pays. Il considère que, si pour les Russes la guerre d’Ukraine est existentielle, pour les Américains elle n’est au fond qu’un « jeu » de puissance parmi d’autres. Après le Vietnam, l’Irak et l’Afghanistan, une débâcle de plus ou de moins… quelle importance…? L’axiome de base de la géopolitique américaine, c’est : « On peut faire tout ce qu’on veut parce qu’on est à l’abri, au loin, entre deux océans, il ne nous arrivera jamais rien. » Rien ne serait existentiel pour l’Amérique. Insuffisance d’analyse qui conduit aujourd’hui Biden à une fuite en avant. L’Amérique est fragile. La résistance de l’économie russe pousse le système impérial américain vers le précipice. Personne n’avait prévu que l’économie russe tiendrait face à la « puissance économique » de l’OTAN. Je crois que les Russes eux-mêmes ne l’avaient pas anticipé.

Si l’économie russe résistait indéfiniment aux sanctions et parvenait à épuiser l’économie européenne, tandis qu’elle-même subsisterait, adossée à la Chine, les contrôles monétaire et financier américains du monde s’effondreraient, et avec eux la possibilité pour les États-unis de financer pour rien leur énorme déficit commercial. Cette guerre est donc devenue existentielle pour les États-unis. Pas plus que la Russie, ils ne peuvent se retirer du conflit. C’est pour ça que nous sommes désormais dans une guerre sans fin, dans un affrontement dont l’issue doit être l’effondrement de l’un ou de l’autre. Chinois, Indiens et Saoudiens, entre autres, jubilent.
 

Beaucoup d’observateurs soulignent que la Russie a le PIB de l’Espagne ; ne surestimez-vous pas sa puissance économique ?

En effet, le PIB de la Russie et de la Biélorussie représente 3,3% du PIB occidental, pratiquement rien. On peut se demander comment ce PIB insignifiant peut faire face et continuer à produire des missiles. La raison en est que le PIB est une mesure fictive de la production. Si on retire du PIB américain la moitié de ses dépenses de santé surfacturées, puis la « richesse produite » par l’activité de ses avocats, par les prisons les mieux remplies du monde, puis par toute une économie de services mal définis incluant la « production » de ses 15 000 à 20 000 économistes au salaire moyen de 120 000 dollars, on se rend compte qu’une part importante de ce PIB est de la vapeur d’eau.

La guerre nous ramène à l’économie réelle, elle permet de comprendre ce qu’est la véritable richesse des nations, la capacité de production, et donc la capacité de guerre. Si on revient à des variables matérielles, on voit l’économie russe. En 2014, nous mettons en place les premières sanctions importantes contre la Russie, mais elle augmente alors sa production de blé, qui passe de 40 millions à 90 millions de tonnes en 2020. Alors que, grâce au néolibéralisme, la production américaine de blé, entre 1980 et 2020, est passée de 80 millions à 40 millions de tonnes. La Russie est aussi devenue le premier exportateur de centrales nucléaires. En 2007, les Américains expliquaient que leur adversaire stratégique était dans un tel état de déliquescence nucléaire que bientôt les États-unis auraient une capacité de première frappe sur une Russie qui ne pourrait répondre. Aujourd’hui, les Russes sont en supériorité nucléaire avec leurs missiles hypersoniques.

Les États-unis sont maintenant plus de deux fois plus peuplés que la Russie (2,2 fois dans les tranches d’âges étudiantes). Reste qu’avec des proportions par cohortes comparables de jeunes faisant des études supérieures, aux États-unis, 7 % font des études d’ingénieur, alors qu’en Russie c’est 25%. Ce qui veut dire qu’avec 2,2 fois moins de personnes qui étudient, les Russes forment 30 % de plus d’ingénieurs. Les États-unis bouchent le trou avec des étudiants étrangers, mais qui sont principalement indiens et plus encore chinois. Cette ressource de substitution n’est pas sûre et diminue déjà. C’est le dilemme fondamental de l’économie américaine : elle ne peut faire face à la concurrence chinoise qu’en important de la main-d’oeuvre qualifiée chinoise. L’économie russe, quant à elle, a accepté les règles de fonctionnement du marché, mais avec un très grand rôle de l’État, et elle tient aussi sa flexibilité des formations d’ingénieurs qui permettent les adaptations, industrielles et militaires.
 

Certains pensent, au contraire, que Vladimir Poutine a profité de la rente des matières premières sans avoir su développer son économie…

Si c’était le cas, cette guerre n’aurait pas eu lieu. L’une des choses marquantes dans ce conflit, et qui le rend si incertain, c’est qu’il pose (comme toute guerre moderne), la question de l’équilibre entre technologies avancées et production de masse. Il ne fait aucun doute que les États-unis disposent de certaines des technologies militaires les plus avancées, et qui ont parfois été décisives pour les succès militaires ukrainiens.

Mais quand on entre dans la durée, dans une guerre d’attrition, pas seulement du côté des ressources humaines mais aussi matérielles, la capacité à continuer dépend de l’industrie de production d’armes moins haut de gamme. Et nous retrouvons, revenant par la fenêtre, la question de la globalisation et le problème fondamental des Occidentaux : nous avons délocalisé une telle proportion de nos activités industrielles que nous ne savons pas si notre production de guerre peut suivre. Le problème est admis. CNN, le New York Times et le Pentagone se demandent si l’Amérique arrivera à relancer les chaînes de production de tel ou tel type de missile. Mais on ne sait pas non plus si les Russes sont capables de suivre le rythme d’un tel conflit. L’issue et la solution de la guerre dépendront de la capacité des deux systèmes à produire des armements.
 

Selon vous, cette guerre est non seulement militaire et économique, mais aussi idéologique et culturelle…

Je parle ici surtout en tant qu’anthropologue. Il y a eu en Russie des structures familiales plus denses, communautaires, dont certaines valeurs ont survécu. Il y a un sentiment patriotique russe qui est quelque chose dont on n’a pas idée ici, nourri par le subconscient d’une nation famille. La Russie avait une organisation familiale patrilinéaire, c’est-à-dire dans laquelle les hommes sont centraux et elle ne peut adhérer à toutes les innovations occidentales néoféministes, LGBT, transgenres…

Quand nous voyons la Douma russe voter une législation encore plus répressive sur « la propagande LGBT », nous nous sentons supérieurs. Je peux ressentir ça en tant qu’occidental ordinaire. Mais d’un point de vue géopolitique, si nous pensons en termes de soft power, c’est une erreur. Sur 75% de la planète, l’organisation de parenté était patrilinéaire et l’on peut y sentir une forte compréhension des attitudes russes. Pour le non-occident collectif, la Russie affirme un conservatisme moral rassurant. Quand on fait de la géopolitique, on s’intéresse aux rapports de force énergétiques, militaires, etc. Mais il y a aussi le rapport de force idéologique et culturel, ce que les Américains appellent le « soft power ».

L’URSS avait une certaine forme de soft power, le communisme, qui influençait une partie de l’Italie, les Chinois, les Vietnamiens, les Serbes, les ouvriers français… Mais le communisme faisait au fond horreur à l’ensemble du monde musulman par son athéisme et n’inspirait rien de particulier à l’Inde. Or, aujourd’hui, la Russie telle qu’elle s’est repositionnée comme archétype de la grande puissance, non seulement « anticolonialiste », mais aussi patrilinéaire et conservatrice des moeurs traditionnelles, peut séduire beaucoup plus loin. Les Américains se sentent aujourd’hui trahis par l’Arabie saoudite qui refuse d’augmenter sa production de pétrole, malgré la crise énergétique due à la guerre, et prend de fait le parti des Russes : pour une part, bien sûr, par intérêt pétrolier. Mais il est évident que la Russie de Poutine, devenu moralement conservatrice, est devenue sympathique aux Saoudiens dont je suis sûr qu’ils ont un peu de mal avec les débats américains sur l’accès des femmes transgenres (définies comme mâles à la conception) aux toilettes pour dames.

Les journaux occidentaux sont tragiquement amusants, ils ne cessent de dire : «La Russie est isolée, la Russie est isolée.» Mais quand on regarde les votes des Nations unies, on constate que 75% du monde ne suit pas l’Occident, qui paraît alors tout petit. On voit alors que ce conflit, décrit par nos médias comme un conflit de valeurs politiques, est à un niveau plus profond un conflit de valeurs anthropologiques. C’est cette inconscience et cette profondeur qui rendent la confrontation dangereuse.
 

*Emmanuel Todd est anthropologue, historien, essayiste, prospectiviste, auteur de nombreux ouvrages. Plusieurs d’entre eux, comme « La Chute finale », «L’illusion économique» ou « Après l’empire », sont devenus des classiques des sciences sociales. Son dernier ouvrage, « La Troisième Guerre mondiale a commencé »  est paru en 2022 au Japon et s’est écoulé à 100 000 exemplaires.