Pour le 50e anniversaire du décès de Martin Luther King

2018/04/02 | Par Pierre Dubuc

Pour le 50e anniversaire du célèbre discours « I Have a Dream » de Martin Luther King, nous offrons à nos lecteurs un dossier sur les grandes étapes de la lutte pour les droits civiques des années 1960 – qui a profondément inspiré le mouvement indépendantiste québécois – à partir de l’œuvre monumentale qu’a consacré l’historien américain Taylor Branch à l’Amérique des années de Martin Luther King et qui lui ont valu le Prix Pulitzer (Parting the Waters, Pillar of Fire, At Canaan’s Edge).

Martin Luther King est né en 1929 au sein d’une famille de l’élite noire de la ville d’Atlanta. Son père était le pasteur noir le mieux rémunéré de la ville. Le jeune King entreprend ses études au Morehouse du Campus Spellman, où ses parents s’étaient rencontrés et dont ses grands parents maternels étaient diplômés. Le campus devait son nom et son existence à Laura Spellman, l’épouse du magnat du pétrole John D. Rockefeller. Mme Spellman avait été très active dans le mouvement abolitionniste et sa maison de Cleveland avait servi de refuge pour les esclaves qui fuyaient les États-Unis vers le Canada. C’est pour répondre à la demande de deux de enseignantes qui avaient collaboré avec elle dans le cadre de l’« underground railroad » que Laura Spellman, devenue Mme John D. Rockefeller, incita son mari en 1882 à subventionner une institution d’enseignement à Atlanta. Rockefeller fera l’acquisition de plusieurs terrains à Atlanta pour la construction du campus et l’ampleur de ces acquisitions sera telle qu’elle aura un impact sur l’urbanisme de la ville. Ainsi, contrairement à la plupart des grandes villes américaines caractérisées par un centre-ville habité par les Noirs entouré de banlieues blanches, Atlanta se caractérise par une meilleure répartition géographique des deux populations.

Après ses études au Morehouse du Campus Spellman, Martin Luther King étudie au Crozier Theological Seminary en Pennsylvanie. Le séminaire était réputé pour son atmosphère de libre-pensée et un degré de mixité raciale, qui demeura inégalé même après le mouvement des droits civiques des années 1960. La direction faisait ouvertement la promotion de l’égalitarisme racial non seulement en paroles, mais également dans les actes. C’est ainsi que tout le personnel d’entretien des chambres des étudiants était blanc.

King étudie Gandhi, Karl Marx et plusieurs théologiens influencés par les idées marxistes. L’influence marquante sur sa pensée est celle de Reinhold Niebhur, un théologien qui exerçait son ministère auprès des travailleurs de l’automobile et des migrants de Détroit. Niebhur développe sa pensée contre l’idée de John Dewey selon laquelle l’ignorance est la cause principale de l’injustice. Pour Niebhur, l’injustice découle plutôt de « l’égoïsme prédateur » et ne peut être éliminée par les bons sentiments. Seuls les rapports de force comptent, affirme-t-il, en soulignant que la race blanche aux États-Unis n’accordera jamais de droits égaux aux Noirs tant qu’elle n’y sera pas forcée.

Ces idées ébranlent les conceptions de King et des autres étudiants noirs de Crozier éduqués dans la perspective que, s’ils performaient aussi bien que les Blancs, s’ils prêchaient l’Évangile social et aidaient les Noirs à développer autant que possible leurs talents, tout en encourageant le développement d’idées raciales progressistes chez les Blancs, ils contribueraient à la justice sociale. Si Niebhur a raison, les pasteurs noirs sont des charlatans et des profiteurs qui tirent partie de l’immense reconnaissance que leur vouent leurs fidèles, tout en propageant une fausse doctrine d’espoir. Cela dérange d’autant plus King qu’il se sent déjà coupable de jouir de privilèges face aux autres élèves de Crozier, étant le seul Noir et un des seuls étudiants à ne pas avoir à travailler pour défrayer le coût de ses études. Niebhur fait aussi l’éloge de Gandhi et prône l’adaptation de ses méthodes aux conditions américaines en suggérant des avenues pour le développement d’un mouvement noir non-violent. Bien qu’on ait souvent associé King à Gandhi, il n’y fera presque jamais référence au cours de sa vie, mais il se réclamera souvent de Niebhur,  allant même jusqu’à décrire le mouvement de Gandhi comme étant « simplement une stratégie niebhurienne de pouvoir ».

Au séminaire, les talents oratoires de King sont rapidement remarqués et il s’emploie à les développer en s’inscrivant à pas moins de neuf cours d’art oratoire. Après Crozier, King s’inscrit à l’Université de Boston et décroche un doctorat en théologie. Il y rencontre Coretta Scott qu’il épouse en juin 1953. Le 5 septembre 1954, il devient le pasteur résident de l’église baptiste Dexter de Montgomery, la capitale de l’Alabama. À Montgomery, la ségrégation et la disparité des services sont flagrantes. Noirs et Blancs ne peuvent jouer aux échecs ensemble. Quand un Noir prend l’autobus, il doit d’abord monter à l’avant pour payer son passage, redescendre et remonter à l’arrière. Il arrive que l’autobus reparte avant qu’il n’ait pu remonter. La disparité dans les services sociaux est énorme. Il y a un dentiste et trois médecins pour 50 000 Noirs, mais 43 dentistes et 144 médecins pour 50 000 Blancs.

Deux semaines avant l’arrivée de King à Dexter, la Cour suprême des États-Unis, avec l’arrêt Brown vs Board of Education, déclarait anticonstitutionnelle la ségrégation dans les écoles et procurait au mouvement des droits civiques une base légale sur laquelle le mouvement des droits civiques allait pouvoir s’appuyer. La décision de la Cour suprême était la conséquence de l’action de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), fondée en 1909 par le grand leader noir W.E.B Dubois. La stratégie de la NAACP est de provoquer une arrestation pour déclencher un procès, puis de porter la cause en appel, en espérant que la Cour suprême finira par déclarer inconstitutionnelle la ségrégation dans le lieu concerné (école, transports, restaurants, etc.) La démarche est couronnée de succès en 1946, lorsque la Cour suprême déclare illégale la ségrégation dans les autobus voyageant entre deux États et dans l’arrêt Brown de 1954.

Le 1er décembre 1955, une jeune noire de Montgomery du nom de Rosa Parks refuse d’obtempérer au chauffeur d’autobus qui lui demande de céder sa place à un Blanc. Elle est immédiatement arrêtée et emprisonnée. C’est le geste qu’attendent les militants du NAACP. Deux autres femmes noires avaient posé une action similaire auparavant, mais on avait jugé qu’elles n’avaient pas la stature pour symboliser la lutte qu’on voulait initier. Par contre, Rosa Parks est d’une moralité irréprochable et, tout en étant humble, commande le respect. Elle est également membre du NAACP.

L’action devait être purement légale, dans la tradition du NAACP, mais deux femmes noires prennent l’initiative d’imprimer clandestinement et de distribuer dans les églises noires un tract appelant au boycott des autobus le lundi suivant. À l’aube, le lundi, à la surprise générale, les autobus sont vides. Malgré le froid et leurs besoins désespérés de revenus, les Noirs ont transformé la flotte d’autobus en autobus fantômes. Le même jour, plus de 500 Noirs se présentent au tribunal pour la comparution de Rosa Parks et le soir les églises se remplissent pour former le comité d’organisation, le Montgomery Improvement Association (MIA). Parce qu’il n’est identifié à aucun des clans et parce que plusieurs craignent de se porter à l’avant-scène, Martin Luther King est nommé président du MIA, bien qu’il ne soit dans la région que depuis 15 mois.

S’adressant à une foule évaluée entre 10 000 et 15 000 personnes, King déclare : « Nous sommes réunis ici d’abord et avant tout parce que nous sommes des citoyens américains et que nous sommes décidés à faire reconnaître cette citoyenneté dans sa plénitude. Il vient un temps où le peuple est fatigué d’être écrasé par le poids de l’oppression. » Son discours soulève la foule. Les gens veulent le toucher. Un leader est né.

Une longue guerre s’enclenche alors entre les Noirs d’une part et les autorités policières, judiciaires et politiques d’autre part, une guerre où on va retrouver tous les ingrédients des luttes héroïques des années subséquentes. Tout est mis en œuvre pour casser le boycott. Pour empêcher les 18 entreprises de taxi noires d’apporter leur soutien à la lutte, le chef de police déclare qu’il fera emprisonner tous les chauffeurs de taxi qui abaisseront leurs tarifs sous le taux minimum de 45 cents. Le comité d’organisation riposte, à la suggestion de King, en mettant en place un « pool » de voitures. Plus de 150 propriétaires acceptent, dès le premier soir, de mettre leur voiture à la disposition du comité. À chaque jour, de 30 à 40 000 voyages sont l’œuvre de bénévoles. Beaucoup de gens vont à bicyclette, d’autres en carriole tirée par des mules ou encore à pied. Une collecte de chaussures est organisée par les églises noires de tout le pays.

La police s’en prend aux Noirs qui attendent sur le coin des rues qu’un bon Samaritain les fasse monter. Des dizaines de patrons se disent prêts à congédier tous les Noirs qui participent au boycott. King est l’objet d’une filature de police depuis qu’un journal local l’a identifié comme le leader et il est arrêté pour avoir circulé à 30 m/h dans une zone de 25 m/h. Des centaines de Noirs s’assemblent autour de la prison jusqu’à ce qu’il soit libéré. King convoque une assemblée publique et la foule est tellement importante que l’assemblée doit être répétée à sept reprises pour que tout le monde puisse y assister. Lorsque la maison de King est dynamitée, le chef de police déclare : « Vous avez créé le climat qui a amené la pose de cette bombe. Vous devez en accepter la responsabilité. »

Le climat est extrêmement tendu dans tout le sud des États-Unis. Des étudiants blancs provoquent une émeute pour protester contre l’admission du premier étudiant noir à l’Université de l’Alabama. Plus de 10 000 Blancs s’assemblent à l’appel du Mississipi et Alabama White Citizens Council pour réaffirmer la suprématie blanche. Au Congrès américain, 101 sénateurs et membre de la Chambre des représentants signent le « Southern Manifesto », rédigé par le raciste Strom Thurmond, qui juge « subversif » l’arrêt Brown vs Education de la Cour suprême sur l’intégration scolaire.

Lorsque King est arrêté une seconde fois, la nouvelle se propage à travers tous les États-Unis et au-delà des frontières du pays que quelque chose d’important est en train de se passer à Montgomery. Lors de son procès, King est défendu par huit avocats et des journalistes de dix pays sont présents. King profite de cette notoriété pour se rendre à New York afin de recueillir des fonds. Plus de 10 000 personnes assistent à sa conférence. Un journal new yorkais écrit qu’il a reçu un accueil digne de celui que la ville réserve habituellement aux Dodgers de Brooklin.

La popularité de King porte ombrage aux dirigeants du NAACP, qui auraient voulu garder la lutte dans un cadre purement légal, mais surtout mettre la main sur les fonds recueillis par King. Cependant, au même moment, l’attorney général de l’Alabama obtient un ordre extraordinaire de la Cour qui interdit toutes les activités du NAACP (recrutement, levée de fonds) dans l’État de l’Alabama. Privés de moyens, les dirigeants du NAACP n’ont d’autres choix que de se rallier à King.

Le 4 juin, un panel de trois juges fédéraux décrète par deux voix contre une que la ségrégation dans les autobus de Montgomery est anti-constitutionnelle. L’État de l’Alabama en appelle de cette décision devant la Cour suprême. Le 13 novembre, une semaine après la réélection d’Eisenhower à la présidence des États-Unis, la Cour suprême déclare anti-constitutionnelles les lois de l’Alabama imposant la ségrégation dans les autobus. Le conflit est terminé. Quand, après 381 jours de boycott, King est le premier à monter dans l’autobus devant une meute de journalistes, le chauffeur lui dit : « Nous sommes heureux de vous accueillir. »

Mais tous les Blancs ne sont pas de cet avis. Le 23 décembre, la maison de King est à nouveau dynamitée. Les maisons d’autres leaders noirs subissent le même sort. Quatre églises sont aussi l’objet d’attentats à la bombe. Des snipers font feu sur les autobus. Une femme enceinte est atteinte aux jambes. Deux Noirs ayant dénoncé l’inaction de la police face aux poseurs de bombes sont arrêtés et accusés d’incitation à l’émeute!

Les grands médias américains font de King une figure nationale. Le magazine Time relate les péripéties du boycott à partir d’un portrait présentant King sur un jour favorable. Le New York Times fait de même. Au réseau NBC, King est le deuxième noir à être invité à l’émission Meet The Press. Sa célébrité s’étend à travers le monde. Le président N’Krumah du Ghana l’invite à venir assister aux cérémonies marquant la fin du colonialisme.

Au Ghana, King rencontre le vice-président Richard Nixon et sollicite une rencontre avec le président Eisenhower. King avait déjà demandé une audience à Eisenhower, un président raciste, paternaliste qui n’avait jamais rencontré de délégation des droits civiques. Ce n’est qu’après le succès de la Prager Pilgrimage March de 30 000 personnes au Lincoln Memorial du 17 mai 1957, qui confirme la popularité de King, qu’Eisenhower daigne le recevoir, en juin 1958. King invite le président à se rendre dans le sud pour prononcer un discours pour appuyer les droits civiques. Il faut dire que l’actualité oblige Eisenhower à s’intéresser à la question. En 1957, il doit envoyer 1 000 soldats à Little Rock en Arkansas parce que le gouverneur de l’État a ordonné à la Garde nationale d’empêcher l’inscription de quatre étudiants noirs dans un High School blanc. Presque tous les étudiants blancs s’étaient mobilisés pour empêcher l’entrée des Noirs avec l’appui de la Garde nationale et la télévision avait retransmis pour la première fois des scènes de violence raciale.

En février 1960, quatre étudiants noirs s’assoient dans la cafétéria d’un magasin Woolworth réservé aux Blancs. Les serveuses – noires – sont embarrassées, mais personne n’ose les expulser. Le lendemain, ils sont 19. Le surlendemain, 85. Le mouvement des sit-in, inspiré de Ganthi, est enclenché et va fournir à King le moyen de pression qu’il recherche depuis le boycott des autobus à Memphis.

King décide de s’inviter dans la campagne électorale américaine et demande des rencontres avec les deux candidats à l’élection présidentielle de 1960, le Démocrate John F. Kennedy et le Républicain Richard Nixon, à la suggestion de celui qui allait devenir son principal conseiller, Stanley Levinson. Âgé de 44 ans, Levinson est avocat, mais il n’a jamais pratiqué le droit. Il s’est plutôt enrichi au moyen de transactions immobilières. Membre de l’American Jewish Congress, l’aile gauche de l’American Jewish Committee, Levinson est surtout connu pour ses accointances communistes. Il s’est spécialisé dans la levée de fonds pour des causes célèbres comme celles des Rosenberg et a été un des piliers financiers du Parti communiste américain dans les années de répression du McCarthysme. Après le jugement Brown vs Board of Education, il décide de consacrer ses énergies à l’intégration des Noirs dans les écoles.

Quelque temps avant l’investiture démocrate, John F. Kennedy, conscient de l’importance que pourrait avoir le vote des Noirs dans une course serrée, se présente à une assemblée du NAACP.  À sa surprise, Jackie Robinson, le premier noir à évoluer dans le baseball majeur – d’abord avec les Royaux de Montréal, puis les Dodgers de Brooklyn – refuse de se faire photographier à ses côtés. Robinson, comme la grande majorité des Noirs, est républicain; il est fidèle au Parti d’Abraham Lincoln, le président qui a mis fin à l’esclavage.

« Nous sommes dans le trouble avec les Noirs », déclare Robert Kennedy, qui est chef de campagne de son frère John, lorsqu’il apprend la réaction de Robinson. Désireux de trouver une explication à la réaction de Robinson, John Kennedy se rend chez le chanteur Harry Belafonte, un personnage important dans la communauté noire. Belafonte lui explique que Kennedy est un inconnu pour les Noirs et qu’il n’est pas réputé avoir manifesté un quelconque intérêt pour la cause des droits civiques. Cependant, Belafonte n’exprime aucune sympathie pour Nixon, à cause de son rôle lors de la chasse aux sorcières du McCarthysme qui s’est traduite pour les Noirs par l’emprisonnement de leur leader W.E.B. Dubois, l’exil du chanteur Paul Robeson et la mise au ban d’artistes comme Belafonte lui-même.

Belafonte s’engage à appuyer Kennedy contre Nixon et il lui recommande par-dessus tout d’établir une relation étroite avec Martin Luther King. À Kennedy qui lui demande pourquoi King est si important, Belafonte répond que le vote des Noirs n’est plus fonction de la popularité de quelques vedettes du sport ou du monde du spectacle parce que la cause des droits civiques est devenue une cause sacrée. « Oubliez Jackie Robinson, oubliez moi, déclare Belafonte. Si vous pouvez endosser la cause de King, être conseillé par lui, alors vous aurez une alliance qui fera la différence. » Immédiatement après le départ de Kennedy, Belafonte contacte King et lui recommande de faire tous les efforts nécessaires pour prendre contact avec Kennedy.

Kennedy est cependant pris dans un dilemme. Une des principales bases électorales du Parti Démocrate est le sud ségrégationniste –  précisément l’establishment auquel s’attaque King – et son colistier Lyndon B. Johnson vient du sud. Comment alors rallier le vote des Noirs sans s’aliéner les vote des Blancs du sud?

Une première rencontre entre Kennedy et King se tient discrètement le 23 juin dans l’appartement du père de Kennedy à New York. Au sortir de la rencontre, Kennedy déclare à ses proches conseillers qu’il a l’impression d’avoir accompli des progrès pour l’obtention de l’appui de King. Le pasteur déclare, lui, qu’il manque à Kennedy une compréhension profonde de la cause des droits civiques. Cependant, quelques jours plus tard, lors d’une rencontre avec un groupe de diplomates africains, Kennedy déclare qu’il « est dans la tradition américaine de se tenir debout pour la défense de ses droits, même si aujourd’hui la nouvelle façon de se tenir debout est de s’asseoir lors d’un sit-in dans un restaurant ».

Avant de rencontrer Kennedy, King avait eu l’occasion de s’entretenir avec Richard Nixon. Il l’a trouvé enthousiaste et pragmatique, ce qui signifie, selon King, qu’il appuierait la cause des droits civiques si cela ne lui nuisait pas politiquement. Plus tard, dans une lettre, King précise son appréciation de Nixon : « Je dirais que Nixon est un génie pour convaincre de sa sincérité. Lorsque vous êtes en sa présence, il vous désarme avec son apparente sincérité… Et j’en conclus que si Nixon n’est pas sincère, il est l’homme le plus dangereux d’Amérique. »

Ayant évalué les deux hommes, King croit qu’il n’y a pas de différence significative entre les deux quant aux droits civiques et il est alors enclin à demeurer neutre lors de l’élection. Cependant, son père – lui aussi un pasteur baptiste – et le leadership de l’importante Église baptiste a pris position pour Nixon. Ils avaient été éduqués dans un esprit de loyauté envers le Parti de Lincoln et le fait que Kennedy soit catholique était un facteur supplémentaire de non-adhésion au Parti Démocrate.

Le 19 octobre, Martin Luther King et un groupe de 80 militants pour les droits civiques réclament d’être servi dans huit restaurants d’Atlanta en Georgie. King et 35 étudiants sont incarcérés. Les principaux conseillers de Kennedy ne veulent pas qu’il s’immisce dans cette affaire, de crainte de perdre des appuis auprès des Blancs du sud. Mais un conseiller de Kennedy plus sensible à la question des droits civiques, Sargent Shriver, le convainc – à l’insu de ses autres conseillers – de téléphoner à Coretta King, l’épouse du leader noir, qui est enceinte, pour la rassurer. La conversation ne dure que deux minutes, mais elle aura un effet extraordinaire.

Quand Robert Kennedy apprend que des journalistes sont sur l’affaire, il est en furie contre Sargent Shriver qu’il promet de tenir « responsable de l’échec de toute la campagne ». Mais le New York Times ne rapporte l’appel de Kennedy à Coretta King qu’en page 22, tout en soulignant le refus de Nixon de commenter l’emprisonnement de King. Ce sera suffisant.

Après huit jours de prison, King est libéré et la rumeur court que c’est à la suite d’un appel téléphonique de Robert Kennedy au juge Mitchell.  Ce que ce dernier confirme à des proches en déclarant qu’il n’allait pas laisser un « ‘‘ lynch-law judge’’ ruiner la campagne de mon frère et couvrir le pays de ridicule aux yeux du monde entier ».

Dans l’équipe de Kennedy, on prend conscience du changement d’attitude phénoménal en train de se produire au sein de l’électorat noir. Sargent Shriver et ses conseillers jugent qu’ils peuvent tirer profit de la situation, considérant qu’ils ont maintenant implicitement l’aval de Robert Kennedy. Leur défi : comment rallier le vote des Noirs sans s’aliéner le vote des Blancs? Ils décident d’imprimer un dépliant qui sera distribué dans les églises de la communauté noire le dimanche précédant l’élection. Le texte ne sera publié nulle part ailleurs, même pas dans les journaux de la communauté afro-américaine pour ne pas attirer l’attention des médias blancs.

Le dépliant – qu’on surnomme la Bombe bleue – porte le titre suivant : « Un Nixon ‘‘sans commentaire’’ versus un candidat avec un cœur, le sénateur Kennedy », une référence à l’article du New York Times. Il reprend une déclaration publique de Martin Luther King dans laquelle il affirme avoir « une dette à l’égard du sénateur Kennedy, qui a joué un grand rôle pour rendre ma libération possible ».

King lui-même émet également une autre déclaration dans laquelle il explique qu’il ne peut appuyer un candidat parce que « son rôle dans l’ordre social qui émerge au sud et dans toute l’Amérique exige qu’il demeure non partisan ». Mais il ajoute que « ne voulant pas être considéré comme un ingrat, je veux dire très clairement que je suis très reconnaissant au sénateur Kennedy pour sa préoccupation véritable qu’il a exprimé lors de mon arrestation. »

Financée par des fonds secrets, acheminée aux quatre coins de l’Amérique, la « Bombe bleue » sera distribuée à deux millions d’exemplaires dans les églises de la communauté noire. Elle aura un effet considérable qui se traduira le lendemain, jour de l’élection. John F. Kennedy remporte la victoire avec une mince avance de deux dixièmes de un pour cent. Un changement de seulement 5 000 votes en Illinois et 28 000 au Texas aurait permis l’élection de Nixon.

Selon l’historien Taylor Branch, tous les analystes ont leur théorie sur ce qui a été le facteur décisif de cette élection. Mais les plus sérieux se sont rapidement rendu compte que l’élément le plus important de la victoire de Kennedy était sa marge de 40% chez l’électorat noir. En 1956, les Noirs avaient voté en faveur des Républicains dans une proportion 60%-40%. En 1960, ils ont voté pour les Démocrates dans une proportion de 70%-30%.

Ce changement de 30% dans le vote des Noirs est supérieur aux majorités obtenues par Kennedy dans nombre d’États clefs comme le Michigan, le New Jersey, la Pennsylvanie, l’Illinois et les Carolines. Clairement, Kennedy doit son élection au vote de la communauté noire.

Mais le président Kennedy est rapidement troublé par l’attention porté à l’affaire King et à son impact sur son élection. Craignant d’être perçu comme redevable aux électeurs noirs pour sa victoire – ce qui, selon lui, minerait sa capacité à gouverner un pays divisé –  Kennedy réajuste le tir quelques jours à peine après son élection en déclarant que son administration n’envisage pas de nouvelles législations en faveur des droits civiques. King n’est pas invité aux cérémonies entourant l’inauguration du président Kennedy.

Mais le mouvement des Noirs pour les droits civiques est en plein développement. Le 4 mai 1961, un groupe de jeunes Noirs et Blancs quittent Washington à bord d’un autobus pour la Nouvelle-Orléans afin d’aller contester les lois ségrégationnistes du sud. En Alabama, un foule vociférante met le feu à l’autobus et tente de bloquer ses portes pour que les voyageurs soient brûlés vifs. Un policier les fait sortir in extremis et empêche leur lynchage. Parvenus à Birmingham, les rescapés sont attaqués par des membres du Ku Klux Klan. Cette « freedom ride », comme on allait la nommer, va en inspirer plusieurs autres. Les participants sont jetés en prison, mais d’autres « freedom riders » prennent la relève au péril de leur vie, ce qui va galvaniser les Noirs du sud, particulièrement des petites villes et des campagnes traversées par ces « voyageurs de la liberté ».

S’appuyant sur ces actions, King réclame l’intervention du gouvernement fédéral et une nouvelle proclamation solennelle en faveur des droits civiques. Kennedy exprime toujours les mêmes réticences. Mais la partie se complique lorsque le gouverneur de l’État de New York, Nelson Rockefeller, qui vise l’investiture républicaine à l’élection présidentielle de 1964, appuie publiquement et financièrement le mouvement des droits civiques.

D’autre part, on assiste à l’arrivée dans le décor du directeur du FBI. J. Edgard Hoover prend pour cible Stanley Levinson, le principal conseiller de King. Il veut que l’administration Kennedy exige de King qu’il rompe ses liens avec Levinson parce que ce dernier constitue une menace à la sécurité d’État, non pas à cause de ses convictions ou de son statut de membre du Parti communiste, mais parce qu’il est un élément-clé de la tactique de l’URSS et qu’il a un lien direct avec Moscou. Les renseignements que détiendrait Hoover seraient si secrets qu’il ne peut même pas les transmettre à la Maison-Blanche. Hoover laisse même entendre à des membres influents du Congrès que King et Levinson ont un accès direct à l’attorney général Robert Kennedy, ce qui serait de nature à compromettre la sécurité d’État.

Hoover ne porte pas dans son cœur les frères Kennedy et il avait dans ses cartons de quoi les faire chanter. Il est connu aujourd’hui que Hoover savait que Frank Sinatra avait présenté à John F. Kennedy une dénommée Judith Campbell, qui était la maîtresse de San Giancana, l’héritier d’Al Capone à Chicago. Giancana est alors en lien avec la CIA et il essaie de faire assassiner Castro par le biais de ses contacts à Cuba. Judith Campbell devient la maîtresse de John Kennedy et le FBI avait les enregistrements de 70 appels logés par Mme Campbell à la Maison-Blanche. Après une rencontre avec Hoover, JFK met fin à ses relations avec Mme Campbell et Sinatra. Soulignons au passage que c’est également Sinatra qui avait présenté Marilyn Monroe aux frères Kennedy.

Le directeur du FBI détient également un dossier sur JFK qui remonte à vingt ans plus tôt alors que ce dernier était lieutenant dans la marine. Kennedy a alors eu une aventure amoureuse avec une dénommée Irva Arvad, qui avait connu Hitler, Goebbels, Goering et d’autres dirigeants nazis. Les autorités américaines ont transféré Kennedy dans un autre endroit pour mettre fin à cette relation, mais celui-ci l’a poursuivi et le FBI possède des enregistrements compromettants. Hoover a refusé d’absoudre Kennedy, même si son bon ami Joseph Kennedy, le père de John, l’a imploré de le faire.

Le FBI a aussi découvert qu’une des nouvelles maîtresses de JFK, Ellen Rometschi, avait quitté l’Allemagne en 1955 pour arriver à Washington en 1961 en tant qu’épouse d’un fonctionnaire de l’ambassade de l’Allemagne de l’est. Une affaire qui rappelle l’affaire Inga Arvad et qui est particulièrement explosive à l’époque où la Grande-Bretagne est secouée par le scandale Profumo, du nom du ministre de la Guerre britannique qui avait eu une relation avec une call girl qui entretenait des liens semblables avec un attaché politique de l’ambassade soviétique, ce qui provoqua la défaite du gouvernement conservateur.

C’est avec ces dossiers dans ses classeurs que Hoover obtient de Robert Kennedy l’autorisation de mettre Levinson sur écoute, ce qui lui permet de connaître les plans, les stratégies et les actions de King. Le directeur du FBI met par la suite suffisamment de pression sur la Maison Blanche pour que celle-ci obtienne, après des interventions personnelles de Robert et John Kennedy, que King rompe ses relations avec Levinson. Une fois cela obtenue, Hoover ne sait plus trop quels sont les plans de King depuis qu’il ne parle plus à Levinson au téléphone. Il oblige alors Robert Kennedy à lui donner l’autorisation de mettre King directement sur écoute.

Le plus étonnant pour nous aujourd’hui est que King et les autres leaders du mouvement des droits civiques considéraient à l’époque Hoover et le FBI comme des alliés contre les sudistes,  dans leur perspective d’utiliser les institutions fédérales contre les forces policières locales, d’autant plus que la très majorité des agents du FBI venaient du Nord. Mais pour Hoover et le FBI, King était l’ennemi, qui avait remplacé le Parti communiste – dont le FBI avait pris le contrôle au moyen de l’infiltration – dans la confrontation est-ouest dans le cadre de la Guerre froide.

Il faut dire que l’URSS utilisait abondamment les images des confrontations dans le sud pour peindre une image défavorable des États-Unis, particulièrement en Afrique auprès des leaders et des populations d’États nouvellement indépendants. À cet égard, les affrontements de Birmingham du printemps 1963 furent particulièrement spectaculaires. Une manifestation à laquelle participent des femmes et des enfants est l’objet d’assauts des forces policières qui utilisent des lances à eau, des gaz lacrymogènes et des chiens d’attaque. Le spectacle de manifestants lacérés par les crocs des chiens et culbutés par les jets d’eau fait le tour du monde. Plus de 3 000 personnes sont emprisonnées dont Martin Luther King. Les violences se solderont au mois de septembre par la mort de quatre adolescents dans une église baptiste et par celle de deux autres jeunes de 13 et 16 ans lors de la manifestation de protestation qui suivra. Pendant les dix semaines d’action à Birmingham, on comptabilisera 758 manifestations et 14 773 arrestations dans 186 municipalités. L’URSS diffusera 1420 commentaires sur cette crise.

Le 28 août 1963, plus de 250 000 personnes se rassembleront devant le Lincoln Memorial pour entendre Martin Luther King livré son célèbre discours « I Have a Dream ». Dans la foulée de ce discours, le magazine Time le consacre « homme de l’année » et le prix Nobel de la paix lui sera attribué l’année suivante, même si Hoover est intervenu auprès du Cardinal Spelman pour dénigrer King afin que le Pape fasse pression pour l’empêcher d’obtenir cet honneur. Hoover déclare qu’il n’a pas de preuves de l’influence communiste sur la Marche à Washington, mais que les rapports qu’il reçoit lui rappellent ceux reçus lors de la Marche de Castro sur La Havane.

Kennedy dépose en juin 1963 au Congrès sa législation sur les droits civiques, le Civil Rights Bill, qui invalide les lois Jim Crow et la discrimination raciale, mais JFK sera assassiné le 22 novembre, soit avant son adoption. Il reviendra au président Johnson de faire adopter la loi en juillet 1964.

Bien qu’originaire du Texas, Lyndon B. Johnson est un progressiste en matières sociales et un anti-raciste. Il a fait partie de l’équipe du New Deal de Franklin D. Roosevelt et il n’a pas signé en 1956 le « Southern Manifesto ». Il met tout son poids pour faire adopter le Civil Rights Bill, mais après l’avoir signé, il déclare à son secrétaire : « Je pense que nous venons de donner le sud aux Républicains ».

Toutefois cela ne se produira pas aux élections de 1964. Profitant de l’état de grâce consécutif à l’assassinat de Kennedy, L. B. Johnson gagne avec 61% des suffrages, la plus importante majorité dans l’histoire des États-Unis. 96 % des Noirs lui accordent leurs votes.

Son adversaire républicain n’est pas Nelson Rockefeller, disqualifié par son divorce et son remariage, mais le sénateur Barry Goldwater de l’Arizona dont, chose curieuse, on ne mentionnera jamais l’origine juive. À la convention du Parti Républicain qui l’a choisi, il y avait seulement 14 délégués noirs sur 1308, soit à peine 1%, le plus bas taux de l’histoire du Parti Républicain. Jackie Robinson, toujours fidèle au parti de Lincoln, déclare : « Je sais maintenant ce que cela signifiait d’être Juif dans l’Allemagne nazie. »

Malgré leur défaite, les Républicains réussissent à faire élire dix représentants dans les anciens châteaux-forts démocrates que sont les États de la Georgie, du Mississipi, de la Caroline du sud et de l’Alabama. En Californie, 65% des électeurs votent, lors d’un référendum, en faveur de la Proposition 14 dont l’objectif est d’invalider une loi contre la discrimination raciale dans l’habitation. Son principal promoteur est un acteur qui deviendra en 1966 gouverneur de la Californie et en 1980 président des États-Unis : Ronald Reagan.

À cette élection de 1964, Martin Luther King incite les Noirs à s’inscrire et à voter, mais il refuse de prendre partie officiellement pour L. B. Johnson. Il veut garder ses distances parce qu’il n’appuie pas la guerre au Vietnam.

Après l’élection, King reprend les mobilisations pour l’inscription des Noirs sur les listes électorales. Les arrestations sont si nombreuses que King peut faire paraître une annonce dans le New York Times qui affirme : « Selma, Alabama, il y a plus de Noirs en prison que sur les listes électorales. » Une marche est organisée entre Selma – où à peine 1% des habitants noirs peuvent voter, la commission d’inscription n’ouvrant ses portes que deux jours par mois selon des horaires imprévisibles – et Montgomery, sur une distance de 80 km, au cours de laquelle les manifestants doivent affronter les forces de l’ordre sudistes et les racistes blancs. Pour la première fois, la marche réunit des Noirs et des Blancs de toutes les régions des États-Unis. King devient le leader non seulement des Noirs, mais aussi de millions de Blancs. La manifestation force l’adoption du Voting Rights Bill en juillet 1965, qui rend illégales les pratiques électorales discriminatoires en vigueur dans le sud.

Après Selma, King porte son action dans les villes du nord où des émeutes ont éclaté et accorde de plus en plus d’importance à lutte contre la pauvreté et contre la guerre. Depuis la Première Guerre mondiale, des milliers de Noirs du Sud ont migré vers les grands centres urbains du Nord où, en principe, leurs droits civiques étaient respectés. Cette décision ne s’est pas produite sans débat. Levinson est hésitant : « Si on y va pas, on est fait. Si on y va, on aura des problèmes. » King tranche : « On y va. Dans le sud, nous avons toujours eu les ségrégationnistes pour rendre les choses claires. Dans le nord, les ghettos étaient invisibles tant que la violence ne les a pas rendues visibles. »

King choisit Chicago, qui était devenue la « capitale noire » des États-Unis. Mais, si la ségrégation n’existe pas en droit, elle est appliquée dans les faits. King dénonce un système d’exploitation dont il dit qu’il ressemble au colonialisme pratiqué par les Belges au Congo et dont font partie les bureaux d’aide sociale et les syndicats. À Saint-Louis, par exemple, cinq syndicats ont arrêté le travail sur l’immense projet d’arche lorsqu’un entrepreneur a embauché le premier plombier noir. À Chicago, une manifestation de 500 militants des droits civiques est « accueilli » par une contre-manifestation de 10 000 habitants (hommes, femmes et enfants) avec des drapeaux confédérés, des casques nazis et des banderoles décorées de svastikas. Les « à mort les nègres » fusent en même temps que volent briques et bouteilles. King est atteint par une pierre. Il déclare qu’il n’a jamais vu autant de haine, pas même au Mississipi ou en Alabama.

Mais le mouvement des droits civique s’étiole. Il y a l’usure propre à tout mouvement, mais surtout l’impact de la guerre du Vietnam qui se fait sentir de plusieurs façons. Il faut rappeler l’ampleur de cette guerre. Sur un territoire grand comme le Texas, l’aviation américaine a lâché des bombes d’un tonnage supérieur à ce qui a été largué sur l’Europe, l’Asie et l’Afrique au cours de toute la Deuxième guerre mondiale. Les Blancs quittent le mouvement des droits civiques et se rassemblent dans des mouvements spécifiquement dédiés à l’opposition à la guerre au Vietnam. Ils agissent comme si la lutte était terminée depuis l’entrée en vigueur du Civil Rights Act et du Voting Act.

Mais il y a surtout l’opposition de plus proclamée de Martin Luther King à cette guerre. Il proclame d’abord son intention de s’adresser personnellement à LBJ et à Ho Chi Minh pour obtenir un cessez-le-feu. De façon fort pertinente et juste – comme le démontreront les études publiées sur le sujet par la suite – King décrit Ho Chi Minh comme un nationaliste à la Tito et non comme un véritable communiste. Il rappelle l’appui de Ho Chi Minh à la Déclaration en 14 points du président Woodrow Wilson pour mettre fin à la Première Guerre mondiale, son adhésion à la Charte Atlantique de Franklin Delano Roosevelt et à la politique anti-coloniale des États-Unis au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Puis, King propose à l’ambassadeur américain à l’ONU un programme en trois points pour mettre fin aux hostilités : 1. Une pause dans les bombardements; 2. Des discussions avec le Vietcong; 3. La reconnaissance de la Chine à l’ONU. Sa proposition provoque une véritable onde de choc dans la société américaine, mais également au sein de son propre mouvement. Stanley Levinson trouve « insensée » sa proposition de reconnaître la Chine, ce qui n’est pas si surprenant étant donné la filiation idéologique de Levinson avec l’URSS, alors en conflit ouvert avec la Chine. Quelques années plus tard, le président Nixon mettra en œuvre l’essentiel du plan de King, mais en 1965 l’intervention de King provoque une rupture avec la Maison Blanche.

Le lendemain de l’assassinat de Kennedy, LBJ avait téléphoné à King : « Je vais essayer de combler tous vos espoirs ». Il accorde en effet au mouvement des droits civiques les législations demandées et il est sur la même longueur d’ondes que King pour identifier la pauvreté comme le problème fondamental de la société américaine. Mais la guerre creuse un fossé entre les deux hommes. LBJ qui n’avait pas d’atomes crochus avec J. Edgard Hoover et avait ignoré jusque là les rapports de ce dernier sur King demande maintenant au directeur du FBI d’enquêter sur la possibilité d’influences communistes à propos des positions de King sur la guerre au Vietnam. Plus tard, Hoover donnera ordre à ses agents dans le cadre du programme COINTELPRO de « révéler les forfaits, perturber, lancer dans de mauvaises directions, discréditer ou neutraliser les activités des organisations noires ».

La rupture ne touche pas que la Maison Blanche et le FBI. La Cour suprême examine la possibilité d’emprisonner King pour des actions passées. Les riches fondations, telle la Ford Foundation, coupent les fonds au mouvement noir. La presse boude King. Cela n’est évidemment pas sans effet. L’aile modérée du mouvement, représentée principalement par le NAACP, reproche à King d’avoir pris position contre la guerre et s’en éloigne progressivement.

Mais la scission la plus spectaculaire se produit avec l’aile radicale qui va s’identifier au Black Panthers, au Black Power et au recours à la violence. Pourtant, le Black Panthers Party est né comme un tiers-parti dans le sud pour favoriser l’élection de Noirs à différents paliers de l’administration. Il avait comme logo une panthère noire. Son principal leader, Stokeley Carmichael, prêche le Black Power. « La seule façon que le peuple noir du Mississipi pourra créer un état de fait où les Noirs ne se feront pas descendre comme des chiens, lance-t-il, c’est lorsque les Noirs auront le pouvoir là où ils constituent une majorité et pourront instaurer la justice ». King lui réplique vivement : « Nous ne sommes majoritaires dans aucun État. Nous constituons 10% de la population de ce pays. Ce serait fou pour moi de dire que nous obtiendrons notre liberté seuls, par nous-mêmes. »

Mais Stokeley Carmichael et le groupe de jeunes qui le suivent se radicalisent de plus en plus. Arrêté à 27 reprises et plusieurs fois battu jusqu’à l’inconscience, Carmichael déclare qu’il en a assez :  « J’arrête désormais de parler de non-violence ». Des mouvements de « vigilants » armés se créent pour l’auto-défense des Noirs. Là encore, King exprime sa réprobation : « Qui commande la Garde nationale du Mississipi? Qui contrôle la police de l’État? Dès l’instant qu’elle débutera, toute la campagne des vigilants va se retourner contre nous, pas seulement en termes militaires, mais aussi au sein de l’opinion publique. Rien ne ferait plus plaisir à nos oppresseurs. »

La publication à la fin de 1965 de l’autobiographie de Malcolm X avait déjà donné le ton. Le New York Times qui avait jusque là qualifiée la vie de Malcolm X de « ratée » trouve soudainement l’autobiographie « brillante et douloureuse » et affirme que c’est un livre important. Le succès est instantané auprès des jeunes Noirs, mais également auprès des milieux intellectuels blancs. Assassiné le 21 février 1965, Malcolm X s’était fait connaître par ses propos incendiaires et son opposition à l’approche pacifiste de Martin Luther King en l’opposant à celle de Nelson Mandela en Afrique du Sud. Il reproche à King d’avoir accepté le prix Nobel de la Paix au milieu d’une guerre. « Si vous vous achetez un Colt .45, déclare-t-il, je chanterai avec vous We Shall Overcome. Je ne m’intéresse ni aux votes ni aux balles. Je m’intéresse à la liberté. Si les Noirs peuvent obtenir la liberté sans violence, très bien. Mais c’est un rêve. Même King dit que c’est un rêve. » Malcolm X propose la création de Mau Mau américains, sur le modèle des guerriers kenyans qui ont affronté les forces britanniques en Afrique, pour agir comme forces de sécurité là où le gouvernement ne peut protéger les Noirs en soulignant que 40 églises noires ont été dynamitées.

Membre de l’organisation musulmane la Nation de l’Islam, Malcolm X est en conflit ouvert avec son chef Elijah Muhammad qu’il accuse publiquement d’avoir agressé et engrossé ses secrétaires. Elijah Muhammad craint que Malcolm X s’allie avec son fils Wallace et bénéficie d’un soutien financier de l’Arabie saoudite pour scissionner la Nation de l’Islam et fonder une nouvelle église. Malcolm X est désormais un homme traqué. Sa maison est incendiée en plein nuit et il se retrouve sur le trottoir avec sa femme enceinte et ses quatre enfants de 6 mois à 6 ans. Il sera finalement abattu pendant qu’il prenait la parole lors d’un meeting.

Douze ans plus tard, après le décès de Élijah Muhammad, son fils Wallace démantèle l’empire corporatif de la Nation de l’Islam et confesse les scandales qu’on a voulu cacher en assassinant Malcolm X. Plus tard, Louis Farrakhan reconstruira la Maison de l’Islam en s’asseyant dans le siège déifié d’Elijah Muhammad. Au début des années 1980, Farrakhan se met à insulter les Juifs et à accuser les Blancs de racisme en s’inspirant de la prose de Malcolm X. Mais les partisans de ce dernier s’empressent de lui rappeler qu’il avait fait équipe avec Elijah Muhammad contre Malcolm X. En janvier 1995, une des filles de Malcolm X sera accusée d’avoir tenté de faire assassiner Farrakhan pour venger la mort de son père.

Revenons au milieu des années 1960. Les idées de Malcolm X gagnent des franges de plus en plus importantes de la jeunesse noire. Stokeley Carmichael affirme ne plus rien vouloir savoir des Blancs et renie l’approche qui a été celle des droits civiques en lançant : « Au diable, les lois des Etats-Unis ». Il déclare que les Noirs ne devraient pas aller combattre au Vietnam. Invité spécial de Castro à Cuba, Carmichael y va de bravades d’où transpirent les idées romantiques de Che Guevara : « Nous préparons des groupes de guérilla urbaines pour la défense de nos villes ». Les médias en font une vedette. Le New York Times écrit : « Le mouvement des droits civiques a changé. Son leader est maintenant Stokeley Carmichael et son prophète Malcolm X. Son cri de ralliement est Black Power ». À Oakland sur la côte ouest, Huey P. Newton et Bobby Seale forment le Black Panther Party for Self-Defense et posent pour les caméras les armes aux poings. Sans le savoir, ils répondent aux souhaits de J. Edgar Hoover dont c’était l’intention de susciter la création de tels groupes pour justifier la répression policière.

Sans argent, avec des militants noirs essoufflés, convertis à l’idéologie du Black Power, chassant les militants blancs de leurs rangs, avec des sit-in qui se transforment en séances de consommation de marijuana, le mouvement qui a mené de si héroïques batailles n’est plus que l’ombre de lui-même. Selon plusieurs, le nom même du comité qui a coordonné les activités du mouvement pendant six ans, le Students Nonviolent Coordonating Committee (SNCC), n’est plus approprié. Il n’est plus composé d’étudiants ni non-violents, il ne coordonne plus rien et ne fonctionne plus comme un comité.

Les élections de mi-mandat témoignent du backlash anti-noir au sein de la population blanche et, plus particulièrement, dans le sud où on parle du Great White Switch. Les Démocrates ont perdu 46 représentants et trois sénateurs au Congrès, 8 postes de gouverneurs et 677 sièges dans les législatures des États. Ronald Reagan est élu gouverneur de la Californie avec 57% des voix, mais seulement 5% des voix des Noirs. En Alabama, la femme du raciste George Wallace est élue avec 63% des voix. LBJ déclare : « Je ne pense pas avoir perdu les élections, mais je pense que les Noirs les ont perdues. »

La Commission Kenner créée pour enquêter sur les émeutes dans les villes du Nord en arrive à la conclusion suivante : « Notre société évolue vers deux sociétés, l’une noire, l’autre blanche, séparées et inégales. » LBJ est tellement en furie qu’il ne peut se résoudre à signer les lettres de remerciements pour les membres de la commission. Les émeutes révèlent aux yeux des Blancs l’ampleur du phénomène de la migration des Noirs vers le Nord. Selon l’historien Taylor Branch, c’est de cette prise de conscience que date la montée du conservatisme aux Etats-Unis. Le mouvement conservateur, explique-t-il, a été créé par d’anciens libéraux ayant perdu espoir dans la résolution de la question raciale au Nord. Il cite Irving Kristol, l’ancien gauchiste devenu un des gourous du mouvement conservateur, qui déclarait : « Un néo-conservateur est un libéral qui s’est enlisé dans la réalité et il n’est pas difficile d’imaginer quelle était la couleur de cette boue ». La montée de Reagan s’explique par le même phénomène.

 

Devant cet échec du mouvement des droits civiques, de l’intégration des Noirs à la société américaine et des tactiques de non-violence, comment réagit Martin Luther King ? Avec beaucoup de sérénité. Son conseiller Levison croit que le slogan de Black Power camoufle l’absence de soutien au sein de la communauté pour ses promoteurs. « Ils vont mourir d’attrition, mais en mourant ils vont faire beaucoup de bruit. C’est un signe de leur faiblesse. » King attribue la situation à « l’atmosphère de violence » qui règne dans la société américaine et craint que les acquis du mouvement historique ne soient pas suffisamment consolidés pour s’y opposer.

Pendant que Stokeley Carmichael prend ses distances avec le communisme parce que Fidel Castro et Ho Chi Minh refusent de reconnaître un leadership noir séparé – « Le communisme n’est pas une idéologie adaptée pour les Noirs. Le nationalisme noir est notre idéologie », proclame Carmichael – la pensée de Martin Luther King évolue vers le socialisme démocratique et le marxisme. Il rend hommage à W.E.B. Dubois en déclarant : « On ne peut oublier qu’il a été un radical toute sa vie et ignorer le fait qu’il soit devenu communiste à la fin de sa vie ». W.E.B. Dubois avait pris sa carte du Parti communiste à l’âge de 93 ans en 1961.

Face aux attaques et à l’isolement, King ne se décourage pas. Il rappelle que la même chose s’est produite au début du mouvement des droits civiques. « La presse était contre moi. Les Noirs de la classe moyenne était contre moi. Tous les antiségrégationnistes étaient contre moi et personne ne prévoyait une fin heureuse ».

King juge que l’opposition à la guerre demeure importante, mais constitue une approche trop négative pour mobiliser contrairement à la lutte contre la pauvreté. Cela ne l’empêche pas de participer à des manifestations contre la guerre et de présenter une autre proposition en trois points pour y mettre un terme : 1. Une halte permanente des bombardements ; 2. Un cessez-le-feu unilatéral ; 3. Fixer une date pour le retrait des troupes américaines conformément aux Accords de Genève de 1954. Certains voudraient voir King candidat aux élections présidentielles de 1968. Mais King regarde plutôt du côté du Parti Démocrate, tout en refusant de se prononcer sur les candidatures pressenties de Eugene McCarthy et Robert Kennedy pour ne pas diviser le mouvement d’opposition à la guerre. Mais il confie à Levinson : « Il faut être réaliste, si on veut stopper LBJ, il faut RFK ».

King fait de la lutte contre la pauvreté l’axe principal de son nouveau combat. Cependant, il réalise que la lutte contre la pauvreté est plus difficile à mener que la lutte pour les droits civiques. « Il n’est pas anticonstitutionnel de mourir de faim dans ce pays », signale-t-il. King veut recréer la grande alliance des Noirs et Blancs pauvres du mouvement populiste de la fin du XIXe siècle, avant qu’elle n’éclate sous les coups de butoir du Ku Klux Klan et de la trahison des élites blanches. À ce noyau, il veut adjoindre les communautés autochtones et les immigrants. À cette fin, il organise un sommet avec 78 leaders non-Noirs dont César Chavez, le leader des Mexicains-Américains travaillant dans les vignobles de la Californie. Il met en marche la Poor People’s Campaign.

Comme action d’éclat, King propose de s’inspirer de la Bonus March de 1932. À cette occasion, 17 000 vétérans de la Première Guerre mondiale manifestèrent avec leurs familles et sympathisants – au total 43 000 personnes –  pour toucher le bonus traditionnel versé aux soldats américains pour avoir servi sous les drapeaux pendant un conflit. Les manifestants établirent leur campement à Washington. Sous les ordres du président Hoover, des régiments d’infanterie et de cavalerie commandés par le général Douglas MacArthur, avec le soutien de six blindés sous les ordres du major George S. Patton, délogèrent les vétérans et leurs familles à coups de baïonnettes et de gaz lacrymogènes. Les vétérans sont revenus à Washington pendant plusieurs années jusqu’à ce qu’ils obtiennent justice de la part du Congrès, alors que le Bonus Bill sera adopté malgré le veto du président Franklin D. Roosevelt. Le mouvement entraînera également l’adoption du G.I. Bill of Rights.

Bien qu’il réalise l’extrême difficulté d’une telle action non-violente dans un contexte où le consensus est que l’action non-violente ne fonctionne pas, King ne voit pas d’autre alternative. « Sinon, c’est la capitulation ou l’émeute », reconnaît-il. King planifie, en prenant appui sur la grève des éboueurs de Memphis, d’organiser une marche sur Washington pour la justice sociale, contre la pauvreté et la guerre au Vietnam. C’est au cours des ces préparatifs qu’il sera assassiné à Memphis le 4 avril 1968. Des émeutes éclatèrent dans plus de 100 villes.

 

Résumé de l’œuvre monumentale qu’a consacré l’historien américain Taylor Branch à l’Amérique des années de Martin Luther King et qui lui ont valu le Prix Pulitzer (Parting the Waters, Pillar of Fire, At Canaan’s Edge).

 

Publié dans la revue L’Apostrophe en septembre 2009