Un syndicat qui tient tête à une multinationale

2018/04/16 | Par Pierre Dubuc

La solidarité syndicale est à l’œuvre. De nombreux syndicats, de toutes allégeances, viennent apporter un soutien financier et moral aux travailleurs d’ABI.

Attablé au Pub Le Cochon Fumé à Bécancour, Clément Masse jette un coup d’œil furtif sur l’écran de son cellulaire où apparaissent les fluctuations des cours du marché de l’aluminium. « 2117 $ la tonne, en hausse de 93 $ aujourd’hui », me lance-t-il. C’est un geste qu’il pose régulièrement, conscient de l’impact du prix de l’aluminium sur les décisions de la direction d’Aluminerie Bécancour Inc. (ABI) – contrôlée à 75 % par Alcoa et 25 % par Rio Tinto –, l’entreprise qui a jeté sur le pavé les 1030 travailleurs de l’usine dans la nuit du 11 janvier dernier.

« Le prix tournait autour de 3 000 $ la tonne en 2008 », se rappelle le président de la section locale 9700 du Syndicat des Métallos. Comment expliquer cette chute draconienne des prix ? En grande partie, par l’action de la Chine dont la production a explosé, passant de 3,4 à 38 millions de tonnes depuis 2001. Elle est responsable de 92 % d’une augmentation de 68 % de la production mondiale entre 2006 et 2015.

La baisse des prix a durement affecté les usines vieillissantes américaines, qui ont survécu à la grave crise de l’énergie en Californie au début des années 2000 – qui a emporté une dizaine d’alumineries – et à la crise financière de 2008, responsable de quatre autres fermetures.  Entre 2001 et 2016, la production américaine a fondu de moitié, passant de 3 à 1,6 million de tonnes par année. C’est ce déclin catastrophique du secteur de l’aluminium primaire aux États-Unis que Donald Trump invoque pour imposer des droits compensateurs de 10 % sur les importations. La Chine est pointée du doigt, mais elle exporte peu d’aluminium primaire aux États-Unis. Cependant, elle fait baisser les prix mondiaux en inondant les marchés de métal blanc. Mais, bonne nouvelle, à cause de la pollution générée par les alumineries, le gouvernement chinois a été obligé d’en fermer plusieurs dernièrement.

Les dix alumineries canadiennes – dont neuf sont installées au Québec – exportent près de 80 % de leur production aux États-Unis, soit 2,3 millions de tonnes en 2016. Cela représentait en 2016  54 % des importations américaines. C’est beaucoup ! Mais moins que 71 % cinq ans auparavant, malgré une augmentation des exportations de 400 000 tonnes au cours de la même période. La concurrence provient surtout de l’aluminium recyclé – l’aluminium est un produit qui se recycle à l’infini – qui répondait en 2015 à la moitié des besoins américains.

Il est peu probable que le Canada se voit imposer des tarifs sur l’aluminium par l’administration Trump, d’autant plus que le président américain a invoqué la sécurité nationale des États-Unis pour justifier sa position. La production canadienne est intégrée dans le dispositif de défense des États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale.

Toutefois, bien que les alumineries canadiennes aient mieux résisté à la chute des prix principalement en raison de la faiblesse du dollar canadien et des bas tarifs d’électricité (moitié moins élevés qu’aux États-Unis), mais également à cause des gains de productivité et de l’introduction de nouvelles technologies, elles n’en font pas moins face, dans ce contexte de surproduction mondiale, à une compétition féroce. Cette concurrence expliquerait, selon Clément Masse, la volonté d’ABI de réduire ses coûts de production en ciblant les tarifs d’électricité et les coûts de la main-d’œuvre.

Les Québécois privés de 600 000 $ par jour

Historiquement, les alumineries se sont installées au Québec pour profiter de l’abondance des ressources hydro-électriques, tout en bénéficiant d’avantageux contrats d’approvisionnement. Au Québec, Alcoa possède trois usines, à Bécancour, Deschambault et Baie-Comeau, et le tarif fixé pour l’achat d’électricité à Bécancour est, selon le président du Syndicat, plus élevé que dans les autres alumineries du Québec. « Il est à se demander, se questionne-t-il, si Alcoa ne cherche pas à obtenir une réduction des tarifs en échange de la fin du conflit. »

« D’autant plus, enchaîne-t-il, que le lock-out affecte les revenus d’Hydro-Québec et, par le fait même, touche tous les Québécois. Le contrat intervenu entre Hydro-Québec, le gouvernement et la compagnie lui réserve un bloc d’énergie de 735 MWh l’hiver et de 730 MWh l’été, qu’elle l’utilise ou pas. ABI devrait normalement verser environ 600 000 $ par jour à Hydro-Québec, ce qui représente 220 millions par année. De plus, si la production passe sous la barre de 380 000 tonnes – elle était de 440 000 tonnes en 2017 – elle doit payer une pénalité. »

Le Syndicat des Métallos a confié à un expert indépendant l’évaluation de cette pénalité. « Celle-ci s’élève à près de 42 millions $ par année, précise Clément Masse. Cependant, une clause du contrat spécifie que la pénalité ne s’applique pas en cas de ‘‘force majeure’’ et le lock-out est considéré comme un cas de ‘‘force majeure’’ » !!!

Et Hydro-Québec ne peut allouer ce bloc d’énergie à d’autres fins puisque le Québec nage dans les surplus d’électricité.

Les mouvements de main-d’oeuvre

Juste avant qu’ABI décrète le lock-out, les négociations achoppaient sur le régime de retraite et le respect de l’ancienneté dans les mouvements de main-d’œuvre. Le Syndicat avait accepté de considérer un nouveau régime de retraite où le risque serait assumé par les travailleurs plutôt que par l’employeur. C’était une concession majeure.

Par contre, il refusait de remettre en question le principe de l’ancienneté dans les mouvements de personnel. « Plusieurs travailleurs partiront à la retraite au cours des prochaines années et l’employeur veut empêcher le ‘‘bumping’’ parce qu’il trouve que les formations coûtent cher. Il nous a laissés entendre qu’il voulait engager des travailleurs venant de l’extérieur à moitié prix », raconte Clément Masse.

Les médias ont également rapporté qu’Alcoa vient de faire modifier son inscription au Registre des lobbyistes du Québec pour demander le retrait, dans le projet de réforme de la Loi sur les normes du travail, de l’obligation de verser le même salaire aux travailleurs employés par des agences de placement.

Selon le dirigeant syndical, l’entreprise vise les cadres, les secrétaires et les ingénieurs. « Mais ils vont peut-être aussi vouloir recourir aux agences de placement pour les remplacements pendant les vacances », soupçonne-t-il. L’hypothèse est d’autant plus pertinente qu’une décision doit bientôt être rendue par la Commission des droits de la personne et de la jeunesse dans une cause de discrimination sur le statut des étudiants embauchés l’été pour les remplacements. Ils touchent 85 % du plus bas salaire de l’usine. « Cela faisait partie de l’offre globale de l’entreprise en 1994 qu’on a malheureusement été forcé d’accepter, reconnaît le dirigeant syndical. Les étudiants ont porté plainte et on les a accompagnés dans cette démarche. »

 

Tactiques d’intimidation

Au début du mois d’avril, ABI a déposé une poursuite de 19 millions $ contre le syndicat pour avoir, selon elle, causé des bris, provoqué des ralentissements de travail et enfreint une injonction avant le lock-out.

« Ça fait partie de leur campagne d’intimidation. Leur jeu est clair. Après 8 semaines de conflit, lors d’une rencontre avec le médiateur, le 8 mars dernier, la compagnie nous annonçait qu’elle déchirait sa dernière offre, celle que nous avons refusée le 10 janvier dernier. Après 12 semaines, c’est le grief. La prochaine étape, ce sera une proposition inacceptable », raconte, imperturbable, un Clément Masse qui en a vu bien d’autres depuis la signature de la première convention collective en 1992.

Mais la plus grande provocation de l’employeur est le maintien d’un tiers de la production par des cadres assistés, fort probablement, par des briseurs de grève. « Le conflit a été planifié. Un mois avant le lock-out, on formait des cadres. Et il y a assurément des scabs. Ils entrent en autobus. C’est difficile de les attraper sur le fait. L’inspecteur du gouvernement doit annoncer sa visite. Une fois à l’usine, il doit suivre un cours de sécurité avant de visiter les lieux. Ça leur donne le temps de cacher les scabs. Dans le conflit, chez Delastek, quand la Cour a autorisé la visite d’inspecteurs tous les jours, le conflit s’est immédiatement réglé. La loi anti-scab a besoin d’être modernisée. »

« Au mois de mai, nous serons une centaine de travailleurs à l’assemblée des actionnaires d’Alcoa à Pittsburgh », de nous dire Clément Masse avant de partir faire la tournée des lignes de piquetage pour rassurer les lockoutés au sujet de la poursuite de 19 millions $. « C’est quelque chose qui va être abandonné, lors du règlement du conflit », nous confie-t-il avec une belle assurance.