El pueblo, unido…

2018/08/29 | Par Pierre Jasmin

Le réalisateur américain Spike Lee à Beverly Hills le 8 août 2018/photo Mario Anzuoni/Reuters

L’auteur est artiste pour la paix

L’opposition nuancée à des œuvres artistiques abordant trop superficiellement le racisme ne mérite pas son violent rejet comme « une volonté de censure » ; car c’est précisément à cause de la censure sociale et permanente que la majorité des peuples et des gens ont été et sont encore considérés inférieurs, à cause de leur couleur en premier lieu de bêtise, mais aussi à cause de leur différence d’orientation sexuelle ou de langue, de condition sociale, de système politique et de religion, comme on l’a illustré dans un article précédent à propos du regretté Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan.

 

MUSIQUE  - THÉÂTRE

À moins d’avoir passé l’été en vacances à l’extérieur du pays, nous avons tous été témoins de la vive polémique qui s’est enclenchée à propos de SLĀV de Betty Bonifassi et Robert Lepage dans le cadre du Festival international de Jazz de Montréal. Et pourtant, les prémices du beau projet musical longuement mûri par l’ardente chanteuse française sont pertinents et exacts. Avec le cours Musique, idées et société donné à l’UQAM, je faisais entendre l’air traditionnel Les bateliers de la Volga, chant accompagnant les efforts pénibles des esclaves hallant des péniches… russes et nos jeunes percevaient immédiatement le lien indéniable avec le blues, créé par les esclaves noirs des champs de coton. Gershwin, né à Brooklyn de parents exilés de Russie en 1895, Moïse Gershowitz et Rose Bruskin, a créé son opéra Porgy and Bess qui contient l’immortel chant Summertime à écouter préférablement (mais non exclusivement, cf. Janis Joplin) avec les voix d’Ella Fitzgerald ou de Billie Holiday.

Si le terme d’appropriation culturelle ne s’applique pas à la musique - les sons n’ayant aucune frontière en pénétrant nos oreilles - il n’en est pas de même des mots qui ont leur langue écrite et des pièces et récits qui ont leur contexte social ou historique. Le directeur Ken McDonough de la troupe théâtrale multiculturelle Teesry Duya a écorché l’œuvre présentée au Théâtre du Nouveau-Monde, comme exemple de mauvaise foi chez un Lepage tendant une oreille empathique aux protestations, tout en justifiant sa façon originale de faire. Ne pouvant me prononcer sur cette « odyssée théâtrale à travers les chants d’esclaves afro-américains recueillis par les ethnomusicologues John et Alan Lomax dans les années 1930 », je peux comprendre, tout en regrettant l’interruption de ses représentations, que sa distribution rassemblée hâtivement puisse avoir posé problème. Jean-François Thibaud[1] a eu le mérite d’avoir partagé très tôt ses réflexions fortes (quoique désabusées) dans le débat national qui s’est poursuivi par les intéressantes réactions contradictoires de Lepage lui-même, du blogueur Antoine Leclerc, concepteur-rédacteur, slameur et DJ et de Robin Philpot[2] : ce dernier a posé le premier l’urgente question réitérée par le toujours pertinent Mohamed Lotfi (voir conclusion).

 

ART

En art, l’exposition PICASSO et l’ART AFRICAIN au si bien dirigé par Nathalie Bondil Musée des Beaux-arts de Montréal mérite des félicitations entières. On y illustre l’ouverture entière des Gauguin et Picasso face aux sculptures africaines et calédoniennes, devenues influences marquantes de leurs propres œuvres dès la fin du XIXème siècle, même s’il a fallu attendre 1948 pour qu’Aimé Césaire, membre du parti communiste français, voie son DISCOURS SUR LE COLONIALISME proposer enfin la première vraie réponse idéologique aux guerres mondiales du XXe siècle (et du XXIe, pourrait-on dire face aux guerres du pétrole. 1948 avait eu lieu le premier Congrès Mondial des Intellectuels pour la Paix à Wroclaw, en Pologne, où la communication du carribéen Césaire aurait d’abord séduit l’Africain Leopold Senghor, puis Paul Éluard et Pablo Picasso. S’il faut décrier le totalitarisme militaire de l’URSS face à l’Ukraine avant la Seconde guerre, puis face à la Hongrie, la Tchécoslovaquie et l’Afghanistan, on ne peut oublier la contribution du communisme, par exemple aux idées généreuses de Jean Vidal appliquées au Festival d’Aix-en-Provence et à ses mises en scène auxquelles notre premier président Jean-Louis Roux a tout de suite adhéré.

Rassembler des artistes sous le thème de la paix est vu de nos jours comme simpliste ou naïf : ce sont des peintres naïfs qui ont accepté la belle invitation du Musée international d’art naïf de Magog adressée par Jacques Dupont en 2015. Quant aux trois jours de Jean-Daniel Lafond et de la Fondation Michaëlle-Jean en avril dernier au MBAM, ils ont été à peu près ignorés par la presse officielle[3]  !   

 

CINÉMA

Ces jours-ci, BlacKkKlansman de Spike Lee présente une histoire vraie d’un policier noir, Ron Stallworth, qui fit à la fin des années 1970 plier le Ku Klux Klan et le raciste toujours actif David Duke : très jouissif de rire de leur bêtise tout au long du film ! Une polémique trop sérieuse s’élève à propos de l’idéologue communiste Angela Davis, qui ne peut se résoudre à appeler les policiers autrement que pigs, alors que son jeune amant lui révèle plus tard être policier ; or, le film ne tranche pas mais présente des faits qu’il faut méditer. Face aux manifs à la mémoire de Fredy Villanueva ou à celle des filles et femmes autochtones victimes de policiers abuseurs en Abitibi, il faut être inconditionnellement solidaires de leurs détresses, à l’instar du comédien Ricardo Lamour. Mais il faut se garder de nourrir les haines inévitables engendrées par ces injustices flagrantes (facile à dire de la part d’un blanc favorisé par le système…).

Le poing levé au dernier Festival de Cannes (merci à Odile Jacob du DEVOIR pour l’anecdote), le cinéaste afro-américain Lee traita le président Trump de fils de pute, qui mérite le compliment en s’immisçant dans la politique intérieure de l’Afrique du sud en dénonçant les méchants Noirs qui veulent une répartition des terres plus équitable. Voici un exemple de plus de racisme ignorant. Car en Afrique du Sud, cette répartition agricole est encore à la remorque d’une législation datant de 1913, appelée "Natives Land Act" n'accordant à la majorité noire que 7% des terres sud-africaines, la proportion étant toujours très défavorable aux Noirs, même depuis l’accession au pouvoir de Nelson Mandela.

Le film se termine sur une partie documentaire illustrant les émeutes de Charlottesville dont on vient de commémorer le premier anniversaire : Lee y présente comme pièce à conviction le discours du président Trump défendant les suprémacistes blancs, dont l’un d’eux a tué une jeune femme antiraciste en fonçant sur la foule avec sa voiture. Le mouvement Black lives matter prend évidemment de l’ampleur face au racisme présidentiel, souligné en outre par une de ses anciennes conseillères, l’Afro-Américaine Omarosa Manigault-Newman, dans son livre Unhinged.

 

CONCLUSION PAR UNE CHANSON

Toutes les luttes de libération se rejoignent dans leur commun effort pour construire un monde meilleur.

Cette déclaration de Mohamed Lotfi reprenant des mots utilisés par Robin Philpot et par Che Guevara serait sûrement appuyée par Spike Lee, dont une scène du film présente un émouvant vieux sage relatant à de jeunes intellectuelles noires l’intolérable récit du supplice d’un activiste antiraciste des années soixante. Et il y a choisi comme pilier Harry Belafonte, l’ex-co-président des Performing Artists for Nuclear Disarmament (avec Liv Ullman) en 1983. C’était l’année de naissance des Artistes pour la Paix quand Margie Gillis et Raoûl Duguay se sont joints à PAND à Hambourg pour un gigantesque happening devant cent mille personnes espérant un monde sans mur.

Mohamed Lotfi raconte qu’en 1988, quelques jours après avoir croisé Pierre Vallières dans une manifestation de solidarité avec la première Intifada palestinienne, il reçoit de sa part cadeau de la seule copie qui lui restait de son célèbre Nègres blancs d’Amérique. La même année, il se retrouve avec ce grand militant de la souveraineté du Québec à manifester contre l’apartheid en Afrique du sud et pour la libération de Nelson Mandela.

30 ans plus tard, force est de constater la nette régression du commun effort. Ce qui relevait jadis d’un devoir commun de solidarité Ta cause, c’est ma cause, ressemble aujourd’hui davantage à une lutte pour l’identité Touche pas à ma cause. Chacun, dans sa communauté, construit son monde meilleur. C’est le règne du communautarisme, celui d’une crispation identitaire qui n’a pas fini, apparemment, de semer division et confusion, conclut Mohamed[4].

À mon avis de militant, il faut surtout éviter de nous blâmer entre nous pour le sabotage effectué par l’argent polluant du MIMAC[5] des efforts d’unité pour la paix des années 70 et 80, l’unité des pacifistes opposés aux bombes nucléaires et à la guerre du Vietnam[6], des féministes, des LGBTQ, des Noirs, des Kurdes, Palestiniens et Arméniens etc., enfin des Amérindiens, tous représentés alors au sein de groupes comme PAND et les APLP.

S’il est exclu de revenir à cette époque, tous les groupes de pression démocratique doivent au moins être conscients de leur responsabilité de bâtir des ponts entre eux en s’unissant :

El pueblo, unido, jamas sera vencido![7]

 


[5]MIMAC ou Military-Industrial-Media-Academic Complex – Sur ce sujet, lire Jan Oberg du TFF (Transnational Foundation for Peace and Future Research), organisme créé en Suède en 1986 et qui n’a hélas pas empêché la montée de l’extrême-droite dans ce pays, que le courageux auteur Stieg Larsson avait dénoncée dans sa fabuleuse trilogie Millénium.

[6] On célèbre cette semaine un des protagonistes de la guerre, John McCain, fait prisonnier par le Vietnam du Nord. On loue son courage indéniable face aux mauvais traitements (torture?) de ses geôliers, mais pourrait-on rappeler les morts civiles et la destruction des récoltes causées par ses bombes au napalm de pilote de bombardier?

[7] Chanson chilienne du groupe Quilapayún, composée par Sergio Ortega et enregistrée dès juillet 1973. Ce chant épique est devenu un symbole d'unité et de solidarité populaire envers les citoyens opprimés de tous les pays luttant pour la liberté et l'égalité.