Le Québec à l’heure de l’État-business

2023/12/13 | Par Michel Rioux

L’auteur est syndicaliste et chroniqueur.
 

Le Québec a été gouverné pendant plusieurs années par une cohorte de médecins : le docteur Yves Bolduc, le docteur Gaétan Barrette, le docteur Philippe Couillard, le docteur Roberto Iglesias, secrétaire général du gouvernement Couillard. On voit ce que la chose a donné : le Québec n’en finit plus de se relever d’une maladie qui a quasiment tout détruit sur son passage et qu’on a nommée l’austérité.

Nous sommes maintenant sous la coupe de comptables, que Lysiane Gagnon avait appelés à l’époque le Merveilleux monde des affaires (MMA) : le comptable en chef, François Legault, le comptable à la Santé et aux Services sociaux, Christian Dubé, le comptable à l’Économie, Pierre Fitzgibbon.

Les indices étaient nombreux, mais le chat est finalement sorti du sac. Dans La Presse du 8 décembre, on pouvait lire ceci : « Mais pour le premier ministre, il est incontournable d’assouplir les conventions collectives pour donner de nouveaux pouvoirs aux gestionnaires dans les réseaux de la santé et de l’éducation. Des gestionnaires qui, par ailleurs, deviennent davantage imputables et devront “donner des résultats” en vertu des réformes Dubé et Drainville, a-t-il plaidé. “C’est comme ça que ça marche au privé, et c’est comme ça que ça devrait marcher dans le secteur public”, a proclamé le premier ministre dans sa profession de foi. »

Il semble en mission et, comme il sait que son avenir est derrière lui, il livre la commande à ses commanditaires.

Le ministre Dubé vient de faire adopter samedi dernier, sous le bâillon, son projet de loi 15. Une incroyable opération de centralisation qui sera dirigée par une agence, Santé Québec. Le ministre a déjà indiqué ses couleurs : Santé Québec sera dirigée par des top guns du secteur privé, à qui on versera des salaires qui dépasseront de beaucoup ce qui se paie dans le secteur public, a-t-il dit.

Nous voici donc revenus 37 ans en arrière, alors qu’un autre comptable, Paul Gobeil, ministre du second gouvernement de Robert Bourassa, soutenait, en 1986, qu’il fallait « “runner” l’État comme une business », ouvrant ainsi la porte à ce qu’on a appelé alors l’État-Provigo, entreprise d’où provenait ce comptable, en lieu et place de l’État-providence.

Gobeil préconisait l’abolition de plusieurs organismes administratifs, comme la Régie du logement, le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) et la Commission de protection du territoire agricole. S’il avait donné suite au rapport de son ministre, Robert Bourassa aurait privatisé Radio-Québec. Dans le secteur de la santé, il aurait cédé les hôpitaux de petites ou de moyennes tailles à des intérêts privés. Il aurait aussi haussé les droits de scolarité à l’université, augmenté la charge de travail des enseignants et financé les écoles à partir de bons d’études, qui auraient permis aux parents de choisir entre l’école publique et l’école privée.

Heureusement pour le Québec et ses institutions, Robert Bourassa avait un certain sens de l’État, ce qui l’avait amené à tabletter cette entreprise de démantèlement de l’État québécois. Et Paul Gobeil est retourné dans le secteur privé, cette fois chez Metro…

Avec le gouvernement Legault, le BAPE n’a pas été aboli. Mais le projet de batteries en Montérégie a été soustrait à son regard. Pierre Fitzgibbon a pris la relève de Paul Gobeil ! Il vous « runne » lui aussi les affaires de l’État comme une business, ayant cumulé à son dossier trois manquements à l’éthique, comme l’a constaté la commissaire à l’éthique et à la déontologie, Ariane Mignolet.

C’est comme si le premier ministre lui avait dit : « Vas-y, Pierre! Amuse-toi! » Sauf que les bonbons qu’il a dans les mains sont les taxes et impôts des contribuables.

C’est le même ministre qui, passant outre aux recommandations qui lui avaient été faites, a nommé à Investissement Québec un autre comptable, qui empoche plus d’un million de dollars par année, soit le double de son prédécesseur.

En 2015, reprenant un cri du coeur du poète Hector de Saint-Denys Garneau, «Nous ne sommes pas des comptables!», l’écrivain Yvon Rivard publiait dans Le Devoir un texte percutant : « Apprendre à compter autrement ». « Nous croyons que le Québec peut devenir un pays juste, différent et solidaire s’il résiste aux slogans, aux mots creux derrière lesquels se cachent tous les comptables qui prétendent nous sortir de la crise économique et sociale qu’ils ont créée et qui les sert bien ; nous croyons que, chaque fois que nous entendons les mots “excellence”, “compétitivité”, “croissance continue”, “État de droit”, “mondialisation”, “équilibre budgétaire”, “majorité silencieuse”, il faut se boucher les oreilles ou, mieux, se demander : qui parle ainsi et pour qui ? Qui nous invite à sabrer les programmes sociaux, à travailler plus, à faire notre “juste part” ? Pour qui travaillent tous ceux qui affirment que l’État doit se soumettre aux cotes de crédit, aux lois du marché, à la rationalisation de la production? »

Si nous ne sommes pas des comptables, force est de constater que, malheureusement, l’esprit de géométrie habite ces comptables qui sont aujourd’hui aux commandes de l’État!