Qui a peur des islamophobes ?

2011/11/23 | Par Bernard La Rivière

Voici deux positions opposées sur la laïcité, sur l’Islam politique et même, parfois, sur le féminisme. Il s’agit de la position exposée par Djemila Benhabib dans Les soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident (vlb éditeur, Montréal, 2011) et de celle que Françoise David exprime dans deux courts textes. Le premier a pour titre «Des convictions et des doutes» et a été publié dans le recueil intitulé Le Québec en quête de laïcité (Écosociété, Montréal, 2011). Le second est le chapitre «Parler avec elles» que l’on trouve dans son livre De colère et d’espoir (Écosociété, Montréal, 2011) lancé à la fin d’octobre dernier.

Dans son premier texte, la porte-parole de QS souligne d’abord l’agressivité et même la haine de certains laïques qui se manifestent dans le débat sur la laïcité. Dans le second, son point de départ est la «douceur», la «tendresse» et l’«intelligence» de l’ancienne porte-parole de Présence musulmane qu’elle a rencontrée. En fait, toutes les femmes musulmanes voilées qu’elle a rencontrées sont peu préoccupées de politique, sinon pour dénoncer les pays où les femmes sont asservies à la loi islamique. Ce qui les guide dans leurs pensées et leurs actions, c’est plutôt leur foi religieuse. Devant cela, Françoise David avoue qu’elle «baisse les bras».

Djemila Benhabib aborde les choses d’une façon moins sentimentale quoique souvent très personnelle. Elle sait qu’on la considère «agressive» et elle se plait à noter qu’au Québec, trop souvent, «le moindre échange d’idées un peu vif est vécu comme un drame, une bavure et une offense». Elle n’hésite pas à dire que plusieurs intellectuels québécois déblatèrent sans «aucune connaissance des sujets [ni] aucune méthode rationnelle». Elle donne en exemple la «lettre grotesque de Benoit Renaud, secrétaire général de Québec solidaire» qui réduit la laïcité à de la xénophobie et à du fanatisme. Quant à elle, elle aborde l’islamisme en le décrivant minutieusement comme courant politique et en racontant méticuleusement son histoire.

Au danger de l’islamisme décrit par Benhabib, Françoise David oppose le danger du fondamentalisme chrétien qui l’«inquiète bien davantage». La laïcité, qui a déjà fait de grands progrès au Québec, nous gardera, selon elle, de ces interventions du religieux dans le politique. L’important, c’est que l’État ne consacre pas de fonds publics pour entretenir, par exemple, des écoles et autres institutions religieuses. Pour le reste, la religion est «un fait de société» et il faut s’en accommoder du mieux qu’on peut. Si certaines immigrantes portent des signes religieux et se destinent à des emplois dans la fonction publique, devrait-on les refouler chez elles et les ghettoïser sous prétexte de laïcité, demande-t-elle. Est-ce cela la laïcité? La laïcité, en fait, cela est différent d’un pays à l’autre et nous devons inventer le modèle québécois.

Après l’examen de l’Islam politique en Égypte et en Iran, Djemila Benhabib en vient à la situation québécoise. On a dit d’elle qu’elle était catastrophiste. Rassurons-nous, elle ne prédit pas une république islamique aux prochaines élections. Cependant, elle raconte et analyse ce qui s’est passé, écrit et dit au Québec depuis la commission Bouchard-Taylor. Elle remarque surtout comment on victimise les femmes voilées pour culpabiliser les Québécois. Elle signale toutefois qu’il ne s’est pas écrit seulement des textes qui vont dans ce sens. Elle cite un texte paru dans le Devoir du 26 février 2007 et signé par des femmes immigrantes musulmanes qui en fournit un bon exemple. C’est un texte qui n’a pas eu tout l’écho qu’il méritait à l’époque. Ces femmes écrivaient :

Nous affirmons que les arrangements et les accommodements raisonnables, contraire au principe d’égalité entre les sexes, réalisés par certaines institutions québécoises avec des éléments intégristes ou non issus de minorités religieuses, ne sont pas […] représentatifs de l’ensemble des communautés culturelles et religieuses concernées et des femmes qui en font partie.

Il est souvent question de la FFQ et de QS dans ce chapitre sur le Québec. Et les citations abondent. Je n’en retiens qu’une, frappante. On se souvient du mot d’ordre de la FFQ à propos du voile : «ni obligation religieuse, ni interdiction étatique». Or, Djemila Benhabib rappelle que, dans une entrevue de l’émission Enjeux en 2007, Alain Gravel pose à Tariq Ramadan une question sur le voile islamique et ce dernier répond : «Il est interdit islamiquement d’imposer à une femme de porter le foulard et il est interdit de lui imposer de l’enlever». Quel hasard tout de même.

Selon Françoise David, les jeunes sont en général plus tolérants que bien des gens de sa génération sur la question du voile. Elle trouve aussi que la FFQ a une position somme toute très nuancée sur le port du voile. De plus, elle remarque que les signes religieux sont déjà présents dans la fonction publique sans que cela ne cause de problème. Elle doute que des citoyens ou citoyennes puissent s’en formaliser puisque le plus souvent ils ou elles ont déjà connu des fonctionnaires «non neutres». Par exemple dans la personne de différents professeur-e-s rencontré-e-s durant leurs études. Bref, la question des signes religieux a été exagérément montée en épingle alors que la laïcité ne se réduit pas à cela. L’important dans cette question des signes religieux, c’est de protéger les femmes qui pourraient payer le prix par leur exclusion de la fonction publique —donc, pas d’interdiction. Et la même solidarité, selon elle, demande de «soutenir des femmes ou des jeunes filles qui seraient obligées ici même de se soumettre à des règles religieuses qu’elles n’auraient pas choisies —alors, pas d’obligation.

Sur le féminisme, Djemila Benhabib rappelle que certaines femmes de pouvoir n’ont pas automatiquement favorisé leurs «sœurs» un peu turbulentes. Elle signale Hasina Wajed contre Taslima Nasreen au Bengladesh, Claire Fontana militante chrétienne française contre l’avortement, Benazir Buttho favorisant les talibans au Pakistan. C’est ainsi que, parlant de Françoise David, elle écrit :

Parmi celles qu’elle considère comme des «sœurs» et qu’elle ne veut pour rien au monde offenser, il y en a qui sont au service d’une idéologie totalitaire, responsable de l’oppression de millions de femmes dans les sociétés arabo-musulmanes et de l’enfermement, en Occident, de jeunes filles telle qu’Aqsa Parvez [étranglée par son père le 10 décembre 2007].

Pour illustrer jusqu’où l’Islam politique peut aller dans l’oppression des femmes, Djemila Benhabib rappelle l’existence de la charia et des tentatives faites pour l’implanter au Canada. En 2005, l’Assemblée nationale rejeta unanimement une telle implantation. À cette occasion, une porte-parole de Présence musulmane, Nadia Touami, a préconisé pour les Québécois, selon Djemila Benhabib, «une thérapie collective pour sortir des clichés, des tabous et des peurs.» Espérons que Présence musulmane, avec la douce, tendre et intelligente Asmaa, a changé de position sur la charia… et les Québécois.

Pour finir, Françoise David souhaite que le débat se poursuive sereinement. Elle est d’accord pour qu’on inscrive la laïcité dans la Charte des droits et liberté. Surtout, elle «souhaite que le gouvernement du Québec entende la voix de la raison et qu’il initie enfin une vaste consultation sur la laïcité». Ce serait l’occasion, écrit-elle, pour montrer que «les positions de QS et du CSF sont assez proches, sauf sur la question du port de signes religieux dans les services publics». Comme on l’a vu, de toute façon, cette question des signes religieux dans la fonction publique n’est pas fondamentale pour elle.

À propos de ce refus d’interdire les signes religieux dans la fonction publique, Djemila Benhabib ironise (peut-être) en rappelant ce désaccord entre Louise Beaudoin et Françoise David où cette dernière répétait que :

[S]i jamais il fallait passer une loi pour interdire les signes religieux dans la fonction publique et les services publics ce seront probablement les catholiques du Québec qui protesteront parce qu’on leur interdira de porter une croix très visible qui réfère à une Église très patriarcale qui a asservi les femmes et qui domine les femmes depuis des siècles. On n’en sort pas.

Ce n’est donc pas surtout, ou seulement, à cause des femmes voilées que la porte parole de QS s’oppose à l’interdiction des signes religieux portés par les fonctionnaires, c’est aussi à cause d’une éventuelle opposition des catholiques.

Bref, tout le monde est prêt, les laïques et les partisans et partisanes de toutes les religions, pour une vaste consultation sur la laïcité.

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