La pandémie, les travailleurs et la nouvelle Guerre froide

2021/04/30 | Par Pierre Dubuc

La pandémie a frappé durement les classes ouvrière et populaire. Le virus a tué et continue de tuer des millions de personnes à travers le monde. Les plus exposés sont les travailleuses et travailleurs « essentiels » de la santé, de l’éducation, des usines, des services à la clientèle, etc. Le recours au télétravail – dix millions d’heures sur ZOOM à la fin 2019 contre 300 millions d’heures quatre mois plus tard – a amplifié les différences déjà présentes entre deux catégories de travailleuses et travailleurs : ceux dont le travail se déroule devant un écran à domicile et les autres, souvent non diplômés et issus des minorités ethniques. L’entrevue avec Patrick Gloutney du SCFP démontre que le sort des premiers n’est pas aussi enviable qu’on nous invite à le croire. D’autant plus que certains analystes prédisent que le télétravail va encourager la télémigration, c’est-à-dire la délocalisation du travail de bureau vers les pays à bas salaire, engendrant chez les classes moyennes des bouleversements sociaux et politiques plus importants que la désindustrialisation.

Si la pandémie a accentué les écarts entre les riches et les pauvres dans les pays avancés, elle a aussi mis en évidence les énormes disparités entre les pays développés et les autres. La vaccination est un excellent révélateur. La majorité de la population d’Israël est vaccinée, le Royaume-Uni et les États-Unis ne sont pas loin derrière. À l’autre extrémité du spectre, plus de 130 pays n’avaient pas encore reçu une seule dose de vaccin le 24 février dernier, selon l’UNESCO.

 

La nouvelle Guerre froide et le Québec

Selon des chercheurs, les effets macro-économiques des pandémies persistent en moyenne pendant 40 ans. Des analystes soutiennent que la pandémie actuelle est un événement aussi déterminant que les deux guerres mondiales et la chute de l’URSS. Chose certaine, la Chine, voyant les pays occidentaux s’empêtrer dans leur gestion de la crise, pavoise en proclamant la supériorité des « valeurs asiatiques » qui privilégient le groupe plutôt que l’individu.

Au cours des quarante dernières années, il s’est produit un formidable transfert industriel et technologique des États-Unis, de l’Europe et du Japon vers la Chine, qui permet aujourd’hui à Pékin de contester ouvertement la suprématie de Washington dans les domaines économique, politique, diplomatique, militaire, technologique.

Nous sommes devant l’imminence d’une nouvelle Guerre froide à la différence que, contrairement à l’époque de l’URSS alors que les deux marchés, socialiste et capitaliste, avaient peu de liens entre eux, les économies chinoise et américaine s’interpénètrent.

Le découplage entre les deux économies ne sera pas facile. Mais il est en cours. Dans cette perspective, l’administration Biden mise sur le Canada et le Québec pour remplacer des matières premières stratégiques sur lesquelles la Chine exerce actuellement un quasi-monopole. Pensons aux terres rares et autres métaux essentiels dans les batteries et le numérique. Déjà, le gouvernement Legault a inventorié 22 minéraux critiques et stratégiques dont il encourage l’exploration et l’exploitation.
 

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Les États-Unis comptent aussi sur l’hydro-électricité québécoise. Le projet GNL-Saguenay en est un exemple. Son objectif était d’exporter du gaz naturel de l’Alberta et des États-Unis vers l’Allemagne pour remplacer le gaz naturel russe et torpiller le projet Nord Stream II. Le projet GNL n’était pas sans coût pour le Québec. Des experts ont calculé qu’il nécessiterait 4,6 TWh d’électricité (soit l’équivalent de la consommation d’environ 200 000 maisons), ce qui aurait fait plus que doubler les besoins additionnels d’approvisionnements de long terme. Pour les rencontrer, les Québécois auraient dû assumer une importante augmentation des tarifs d’électricité. Le projet est sur la glace, mais l’appétit des États-Unis pour l’hydro-électricité et les minéraux québécois se révélera insatiable.

 

Le retour de l’État-providence ?

De toute évidence, les États-Unis ont réalisé qu’ils sont en voie de perdre la bataille contre la Chine. Aussi, l’administration américaine effectue un virage à 180 degrés. Sous la bannière de la défense des droits de l’homme, elle lance une campagne idéologique classique contre la Chine (« le génocide des ouïghours ») et contre son allié russe (Poutine, « un tueur »). Mais l’essentiel est ailleurs.

Elle relègue aux poubelles le Consensus de Washington de 1989 concocté par le FMI, la Banque mondiale et le Département du Trésor américain, qui imposait aux pays occidentaux un nouveau credo économique : réforme fiscale, réduction des dépenses publiques, privatisation, déréglementation, etc. Aux oubliettes la lutte à l’inflation ! Priorité à l’emploi, à lutte contre la pauvreté, proclament les économistes nouvellement convertis à l’État-providence. Wall Street se met de la partie. Le patron de sa plus grosse firme, JP Morgan Chase, prescrit des augmentations de salaire pour les bas salariés. Le président Biden double le salaire minimum fédéral, encourage la syndicalisation et soumet au Congrès l’American Rescue Plan d’un montant faramineux de 1,9 billion de dollars américains.

Au Canada, le gouvernement Trudeau emboîte le pas. Il hausse le salaire minimum fédéral à 15 $, propose, sous les applaudissements des milieux d’affaires, un programme de garderies de 38 milliards $ et un plan de relance de 101 milliards $.  Toutes ces mesures trouvent grâce aux yeux du magazine néolibéral The Economist, la bible des milieux d’affaires, dans un dossier spécial sur « l’avenir de l’emploi » dans son édition du 10 avril.

Comment expliquer ce retournement ? Il faut se rappeler que l’État-providence a été mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour contrer l’influence de l’Union soviétique sur les populations des pays occidentaux et que son démantèlement a débuté avec Thatcher et Reagan au début des années 1980, quand il était devenu évident que l’URSS ne représentait plus une menace.

Aujourd’hui, le contexte n’est plus le même et les mesures sociales n’auront pas la même ampleur. En 1945, les États-Unis avaient gagné la guerre sans l’avoir subi sur leur territoire. Ils étaient en pleine ascension économique. Ils dépeçaient à leur profit les empires coloniaux britannique et français. Aujourd’hui, l’Amérique est en déclin. Elle reconnaît avoir perdu la guerre en Afghanistan, aimerait quitter le Moyen-Orient sans pouvoir le faire, et voit la Chine profiter de la pandémie pour récupérer Hong-kong sans pouvoir intervenir. La stratégie géomilitaire américaine avec ses 800 bases militaires dans 177 pays est coûteuse et elle n’arrive pas à contrer la progression de la stratégie géoéconomique de la Route de la soie de la Chine.

D’autre part, la Chine ne suscite pas le même attrait que l’URSS autrefois, malgré ses indéniables et considérables succès économiques et sociaux. Ses milliardaires, sa pollution, ses 176 millions de caméras de surveillance (en 2016), la « pensée Xi Jinping », le « socialisme à caractéristique chinoise », la non-reconnaissance du droit à l’autodétermination des nations ouïghoure et tibétaine, la négation des valeurs universelles et un parti communiste ne comptant que 35 % d’ouvriers et de paysans n’ont rien pour enthousiasmer la classe ouvrière et les progressistes. Nous y reviendrons.