L’agression contre Salman Rushdie et les logiques d’État

2022/08/17 | Par Gilles Kepel

Cet article est paru dans l’édition du journal Le Monde datée du 17 août.
 

Le 14 février 1989, à la veille du retrait de l’Armée rouge d’Afghanistan, l’ayatollah Khomeyni, Guide suprême de la République islamique d’Iran, émit la fatwa condamnant à mort Salman Rushdie, au motif que son roman Les Versets sataniques [1988, Viking] aurait blasphémé le Prophète. La date choisie par le dirigeant chiite avait pour objet d’obnubiler aux yeux du monde musulman la victoire attendue de ses rivaux sunnites, soutenus par la CIA et financés par l’Arabie saoudite et les pétromonarchies, qui allaient bouter hors de la terre d’islam afghane les forces de l’athéisme communiste qui l’avaient envahie une décennie plus tôt.

Dans l’immédiat, le scandale mondial déclenché par la fatwa – un ayatollah iranien condamnant à mort un citoyen britannique sur le sol même du Royaume-Uni, du jamais-vu à l’époque – eut l’effet escompté : Khomeyni avait tiré le tapis sous les pieds de l’islamisme sunnite qui escomptait se prévaloir de la défaite soviétique pour apparaître comme le héraut et le héros des musulmans « humiliés et offensés » à travers la planète. Pas grand monde ne remarqua sur l’instant la défaite soviétique, qui aurait des conséquences géopolitiques décisives – entraînant, le 9 novembre 1989, la chute du mur de Berlin et la mort du communisme.

L’ayatollah avait remporté la guerre médiatique, et ce fut pour reprendre la main face à cette rivalité dans l’hégémonie sur l’islamisme révolutionnaire qu’Ayman Al-Zawahiri (qui a été tué fin juillet par un missile américain à Kaboul, où les talibans ont fait leur retour après le retrait des Etats-Unis, cette fois, il y a un an) avait théorisé, dans son manifeste de 1996, Cavaliers sous la bannière du Prophète, la nécessité de frapper le grand coup du djihadisme sunnite que serait « la double razzia bénie » du 11 septembre 2001. Laquelle permettrait à Al-Qaida de monopoliser l’actualité au détriment des rivaux de Téhéran en semant la mort en Occident, à Washington et New York.

Pourtant, la fatwa poursuivit ses effets ravageurs après le décès de Khomeyni, survenu en juin 1989 : elle serait même reprise et prolongée par ses rivaux sunnites, avec leur condamnation à mort des caricaturistes danois qui publièrent des dessins jugés blasphématoires du Prophète dans un quotidien, en septembre 2005, repris ultérieurement par Charlie Hebdo, ce qui aboutirait au massacre du 7 janvier 2015 perpétré par les frères Kouachi, pierre angulaire de Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique] en Europe et début du mouvement de départ de milliers de jeunes musulmans français pour le Cham – l’appellation islamique du Levant.

C’est dire l’extrême sensibilité de cet enjeu de la « défense de l’honneur du Prophète » pour tous les mouvements islamistes qui tentent, grâce à cela, de mobiliser leurs coreligionnaires dans un djihad universel contre l’Occident judéo-chrétien – ou « sioniste-croisé » (sahiou-salibi) dans leur idiome.
 

« Djihadisme d’atmosphère »

On en a connu les plus récents soubresauts en septembre 2020, lorsque la republication des caricatures par la rédaction de l’hebdomadaire à l’ouverture du procès des tueries de janvier 2015 se traduisit par trois nouvelles actions meurtrières : la première [le 25 septembre] lorsque le Pakistanais Zaheer Hassan Mahmood, au vu de manifestations gigantesques dans son pays natal réclamant la décapitation des « blasphémateurs », acquit une feuille de boucher et frappa deux personnes devant l’ancien siège de Charlie; la deuxième [le 16 octobre] avec la décapitation par le Tchétchène Anzorov du professeur Samuel Paty devant son collège des Yvelines à la suite de la mise en ligne de messages de haine le ciblant ; et la troisième [le 29 octobre] lorsqu’un immigré clandestin tunisien poignarda trois fidèles catholiques dans la basilique Notre-Dame de Nice le jour de l’anniversaire du Prophète.

À cette occasion, l’auteur de ces lignes a proposé une analyse de ces actions ultimes en termes de « djihadisme d’atmosphère » : des « entrepreneurs de colère » (selon l’expression du professeur Bernard Rougier) dénoncent des cibles sur les réseaux sociaux, sans qu’il soit besoin même d’une quelconque organisation ou réseau donnant des ordres à des exécutants, contrairement à ce qu’avaient mis en œuvre Al-Qaida, puis Daech. Nourris de ces stimuli numériques, socialisés dans des milieux partageant une culture de séparatisme islamiste d’avec les sociétés occidentales, dont les valeurs sont exécrées au nom d’une lecture extrémiste du Coran, de la sunna et de leurs exégèses, des individus passent à l’action criminelle, convaincus d’être les vecteurs de la rédemption de la communauté des croyants (oumma), de promouvoir l’islamisation de l’univers et d’assurer pour eux-mêmes et leur famille une place de choix au paradis.

Ce « djihadisme d’atmosphère » – pour lequel l’extermination des blasphémateurs supposés constitue le déclic par excellence déterminant le passage à l’acte – est d’autant plus aisé à mettre en œuvre dans le sunnisme, car cette confession majoritaire de l’islam contemporain (environ 85 %) ne connaît pas de clergé hiérarchisé ni sacramentel doté d’infaillibilité. Il s’avère ainsi particulièrement poreux au Web et aux réseaux sociaux, où se constituent des clusters d’individus qui s’autoconvainquent de la véracité de leurs croyances, aussi fantasmagoriques fussent-elles.
 

« Une balle qui trouvera sa cible »

Le chiisme, a contrario, dispose de structures ecclésiales strictement hiérarchisées marquées par l’obéissance aux grands ayatollahs faisant référence (marja’al-taqlid). Tous ne sont pas d’accord entre eux. Le magistère de Khomeyni et celui de son successeur, le Guide iranien Khamenei, inspirent également le Hezbollah dominant dans le chiisme libanais, communauté dont est issu le suspect de l’attaque au poignard contre Rushdie, Hadi Matar, né en Californie de parents immigrés. En Irak en revanche, l’ayatollah Al-Sistani est fortement opposé à cette instrumentalisation politique de la croyance.

Néanmoins, la capacité des actuels dirigeants iraniens à enrégimenter leurs adeptes, et à mobiliser l’appareil de leur État à cette fin, reste très forte. Les présidents réformistes qui ont siégé brièvement à Téhéran, Mohammad Khatami (1997-2005) et Hassan Rohani (2013-2021), ont fait savoir sous diverses formes que la fatwa du 14 février 1989 n’était plus d’actualité. Mais eux-mêmes ont disparu de la scène politique, remplacés par l’ancien procureur Ebrahim Raïssi, qui envoya à la mort de très nombreux opposants. Le véritable pouvoir demeure aux mains du Guide, Ali Khamenei, pour lequel ladite fatwa « est comme une balle qui trouvera inéluctablement sa cible ». Les commentaires de la presse de Téhéran la plus proche de sa ligne ont applaudi à l’acte « héroïque » de l’agresseur de Rushdie, et voué aux gémonies celui-ci, musulman de naissance, qualifié d’apostat de l’islam et donc passible d’exécution.

Pourtant, la tentative de meurtre de l’écrivain britannique d’origine indienne – alors qu’il s’apprêtait à donner une conférence sur la liberté d’expression et l’Amérique comme terre d’accueil par excellence des artistes exilés – semble paradoxale par rapport aux intérêts du régime iranien, désireux d’obtenir la conclusion de l’accord nucléaire le concernant lors de l’Assemblée générale de l’ONU en septembre, à laquelle M. Raïssi avait annoncé sa présence. On imagine mal que pareil acte criminel, à l’immense retentissement symbolique, puisse favoriser l’aboutissement de la négociation et la réintégration de l’Iran dans la communauté internationale.

Même si des voix dans le monde musulman profèrent que l’exécution d’un « blasphémateur » est beaucoup plus licite que celle d’Al-Zawahiri à Kaboul ou du général iranien Ghassem Soleimani, chef de la force extérieure des gardiens de la révolution (pasdarans), liquidé par l’armée américaine le 3 janvier 2020 à l’aéroport de Bagdad, pareil argument n’est recevable ni aux États-Unis ni en Europe, et certainement pas par un président américain affrontant une délicate échéance électorale en novembre.

De même que le djihadisme sunnite, financé lors de la guerre d’Afghanistan, durant la décennie 1980, par les pétromonarchies de la péninsule arabique, équipé et instrumentalisé par la CIA, avait échappé à ceux qui l’avaient réchauffé en leur sein lorsqu’il déclencha des attentats sanglants en Arabie saoudite puis les massacres du 11 septembre 2001 à New York et Washington, le djihadisme chiite a-t-il dépassé les logiques d’État de ses concepteurs iraniens ?

Les premiers éléments de l’enquête ont fait apparaître que la page Facebook du suspect, accessible jusqu’aux heures suivant l’attentat contre Rushdie, faisait l’apologie des gardiens de la révolution, du général Soleimani et du Hezbollah en général. Cet homme de 24 ans, né aux Etats-Unis neuf ans après la fatwa, a-t-il baigné dans un « djihadisme d’atmosphère » du chiisme radical où les réseaux sociaux, le groupe de sociabilité, contaminés par des phénomènes similaires se produisant en milieu sunnite, l’ont emporté sur la stricte obéissance aux instructions des maîtres de Téhéran ?

La procédure judiciaire apportera en son temps des réponses, mais nous sommes d’emblée confrontés à l’ubiquité et à la résilience d’un phénomène djihadiste multiforme sur le sol même des pays démocratiques de l’Occident. Cette menace récurrente plaide pour une vigilance accrue face aux logiques séparatistes qui s’efforcent de scinder nos sociétés en déchirant leur tissu selon des lignes de clivage confessionnelles et exclusives, dont l’aboutissement s’est traduit par une longue série de violences et de crimes, dont la fatwa du 14 février 1989 constitue le point de départ et l’emblème. Issue du chiisme politique le plus radical, elle a muté dans les mouvements combattants sunnites les plus extrêmes, à l’instar d’Al-Qaida puis de Daech, et fait désormais retour, après l’épuisement militaire et politique de ceux-ci, vers son milieu d’origine.
 

Gilles Kepel est professeur à l’université Paris sciences et lettres. Il dirige la chaire Moyen-Orient – Méditerranée à l’École normale supérieure. Il a publié « Le Prophète et la pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère » (Gallimard, 2021)