Exutoire contre les guerres injustes

2023/09/27 | Par Olivier Dumas

Valérie Sibout conjugue ses passions pour l’écriture et les illustrations dans son premier livre, Larmes d’Ukraine (Station T, 2023), réalisation aussi saisissante qu’inoubliable.

«Comment écrire après Auschwitz», s’interrogeait l’écrivaine Madeleine Gagnon au début du millénaire dans le mémorable ouvrage Les Femmes et la guerre (VLB Éditeur, 2000), «sinon en donnant son encre, comme d’autres leur sang»? 

Deux décennies plus tard, l’artiste multidisciplinaire (qui publie ici sous le nom de Vava Sibb) pourrait faire sienne cette philosophie. Troublante, l’œuvre donne envie de s’y replonger plus d’une fois pour ressentir toute la charge émotive.    

Née en France, Valérie Sibout a étudié la philosophie, la littérature et les arts plastiques avant d’amorcer sa carrière en publicité. Montréalaise depuis une trentaine d’années, elle s’est depuis démarquée comme directrice auprès d’agence de communication et designer graphique, notamment pour Radio-Canada et Télé-Québec. 

Son amie de longue date Maryse Parent, qui a publié le roman Le Train s’arrête toujours quelque part  aux éditions de la Pleine Lune en 2022, lui permet d’intégrer le milieu littéraire. L’artiste conçoit entre autres pour cette maison d’édition trois couvertures avec sa touche singulière : Les Anges de Sarajevo, de Danielle Dubé, Bonne nuit, Lucette!, de Monique Le Maner et Cimetière avec vue, de Françoise Cliche.    
 

Secousse inévitable 

Le 24 février 2022 reste un jour sombre pour l’humanité. La menace redoutée se réalise lorsque le président russe Vladimir Poutine annonce à la télévision une opération militaire pour, selon ses dires, « démilitariser et dénazifier l’Ukraine ». Peu après son discours, la Russie lance une offensive majeure pour s’emparer de la capitale du pays, Kiev. Le même jour, le gouvernement ukrainien confirme que les forces russes ont pris le contrôle de Tchernobyl, théâtre de la pire catastrophe nucléaire de l’histoire survenue le 26 avril 1986.   

Valérie Sibout souligne avoir été rapidement bouleversée par cette guerre, notamment en raison de la proximité géographique des «champs de bataille» avec le continent européen (d’où est originaire sa famille). «Nous espérions que Poutine n’irait pas aussi loin. Nous pensions croire que la paix régnerait. Pourtant existaient des signes avant-coureurs que nous ne voulions pas voir (écho à l’invasion de la péninsule de la Crimée en Ukraine menée par la Russie en 2014).»

Perspicace, la créatrice perçoit l’esprit de vengeance du «guerrier qui n’a jamais digéré la dissolution de l’URSS (26 décembre 1991). Cet ex-officier supérieur et ancien espion du KGB a été rejeté de plusieurs postes.» Le maitre du Kremlin, au grand mépris des valeurs de démocratie et de liberté, «assouvit et exerce ainsi sans gêne sa vengeance». 

«Cela a remué mes valeurs fondamentales. Le conflit a réveillé rapidement quelque chose en moi», confie la citoyenne au bout du fil. Celle-ci évoque également à quel point les deux premières guerres mondiales «ont eu des conséquences directes et malheureuses pour mes ancêtres». 

Par ailleurs, ces Larmes d’Ukraine ont permis à cette «orpheline» de concrétiser un acte de transmission avec ses origines. «Je n’ai plus de famille. Le dernier membre est décédé il y a deux ans et demi. Je n’ai ni frère ni sœur. Puisque je n’ai pas d’enfant, je peux me rattacher à mon passé.»  Soulignons que le recueil est dédié «à feue ma famille : Marie-Louise Pénicaud, ma grand-mère, Arlette Dorgère, ma mère, Jean Sibout, mon père.» 

La dédicace manifeste son désir d’inscrire sa mémoire personnelle avec celles des autres victimes antérieures ou actuelles de la guerre.  En guise de solidarité, nous lisons dans cette même page la liste des pays attaqués depuis le début du 21e siècle : Mali, Afghanistan, Soudan, Tchad, Syrie, Israël, Irak, Philippines, Ossétie et Libye. 
 

Exutoire créateur 

Le récit s’ouvre avec une citation éclairante de l’auteur français Jacques Prévert (1900-1977) : «Quelle connerie la guerre». Valérie Sibout témoigne que ce poète occupe une place importante depuis ses années de jeune écolière. «Nous l’étudions en classe. J’appréciais déjà son style d’écriture contemporaine, simple, pure, engagée.»    

Après quelques expériences en autoédition, l’autrice-illustratrice allie enfin ses deux passions, soit les mots et les images. Aborder un sujet aussi dramatique constitue pour elle un «exutoire» et une occasion de «se révolter contre les injustices occasionnées par les conflits meurtriers qui perdurent depuis la nuit des temps. Nous ne savons jamais ce que l’humanité nous réserve. C’est inéluctable.»  

Les trois couleurs distinctes présentes tout au long des Larmes d’Ukraine se répercutent dans l’œil en trois couleurs (noire pour la sclérotique, blanche pour l’iris, rouge pour la pupille) qui orne le centre de la couverture rouge vif, et qui est entouré de larmes blanches. «J’adore créer des contrastes à l’image de la guerre qui n’est jamais nuancée, jamais douce.» L’opposition marquée entre le noir («la guerre»), le rouge («le sang») et le blanc («la paix espérée») rend le propos encore plus percutant et tangible.     

La réalisation visuelle du recueil a été conçue après l’écriture «surréaliste», venue intuitivement comme «un cri cœur». L’écrivaine voulait sonder les «pensées pas toujours cohérentes (dans des situations aussi graves et inquiétantes) des individus en état de survie. Une telle expérience cathartique m’a libérée!» 

Parmi les images les plus saisissantes, je retiens celle où nous apercevons une imposante tête de chien noire au-dessus du corps d’une personne, elle aussi en noir, (toute petite en comparaison de l’animal) avec un œil à la place de la tête. À gauche, des larmes en rouge accentuent ce sentiment de détresse et d’encerclement. Valérie Sibout apprécie celle où des individus quittent une ville, «scrutés par l’œil de Moscou». 
 

Culture comme miroir et mémoire

Parmi ses sources d’inspiration, se trouvent la bande dessinée Blast (Dargaud) (qui se décline en quatre tomes), du Français Manu Larcenet et le travail du Québécois Lino (La Chambre de l’oubli (Les 400 cents coups) «pour ses collages contrastés». Un film «virtuose» est évoqué : À l’Ouest, rien de nouveau, du réalisateur Edward Berger (d’après le roman d’Erich Maria Remarque) «où nous suivons un jeune soldat allemand dans les tranchées lors de la Première Guerre mondiale. Rarement nous avons été autant an cœur d’un conflit.» Par ailleurs, l’hymne québécois Quand les hommes vivront d’amour, de Raymond Lévesque s’avère «la plus belle chanson, celle qui prend au cœur».  

Valérie Sibout estime nécessaire de rappeler le courage des artistes ukrainiens, «des porte-paroles qui se battent eux aussi au front, qui se tiennent debout et qui tentent de retisser le lien social. Malgré les bombes, certaines et certains se produisent à Kiev (et ailleurs). Dans la capitale ukrainienne, le metteur en scène Ivan Uryvskyi a monté une version actualisée de la pièce Caligula (sur l’empereur tyrannique romain), d’Albert Camus où un parallèle est exposé avec le (despotique) président russe actuel.»

Observatrice sensible, l’autrice-illustratrice prépare un second livre, cette fois-ci sur l’envahissement technologique dans nos sociétés. Elle rejette le pessimisme: «L’espoir existe malgré tout. Mais tant que Poutine sera au pouvoir, l’inquiétude perdure».