Incarner le Québec qui s’américanise

2024/04/26 | Par Simon Rainville

Disons-le d’emblée : la série documentaire Québec Rock : Offenbach vs Corbeau, écrite et réalisée par Félix Rose, vaut le détour. Ce n’est même pas tant pour l’histoire très bien racontée de la rivalité entre Offenbach et Corbeau que pour la qualité du propos derrière la querelle légendaire entre les deux groupes rock les plus en vue des années 1970-1980 au Québec.

On doit au réalisateur l’excellent film Les Rose sur le FLQ et on sent, dès le début du documentaire, le même intérêt pour l’histoire du Québec et de ses acteurs. On retrouve la même qualité de montage, la même mise en scène, le même travail d’archives impeccable, auxquels Rose ajoute cette fois-ci des dessins d’une grande beauté qui recréent certaines scènes importantes de l’histoire des deux groupes.

On retrouve surtout la même capacité à établir un lien de confiance avec les gens qu’il interviewe. Je croyais que le fait qu’il interroge, dans Les Rose, des gens qui ont connu son père Paul expliquait en bonne partie les confidences de ses interlocuteurs. Mais c’est surtout sa méthode d’entrevue informelle qui permet d’entrer en contact avec ses sujets et de laisser le documentaire prendre forme, comme il le montre encore ici.

Comme dans son documentaire sur le FLQ, Rose présente des travailleurs, des hommes simples – et Marjo, bien sûr-, qu’il ne glorifie pas, mais à qui il rend justice, avec leurs qualités et leurs défauts. En demeurant loin du documentaire à l’américaine qui fait comme si le chemin vers le statut de vedette était tracé dès l’enfance, il montre des personnes qui besognent, qui font ce qu’elles peuvent avec ce qu’elles ont, mais qui, en aucun cas, ne s’apitoient sur leur sort. Ces musiciens sont en action, contre vents et marée, entre hésitations, défaillances, contradictions et succès. Ils parlent mal, ils sont des « pas propres », mais ils sont tellement vivants.

Se compromettre ou poursuivre sa voie

Rose m’explique en entrevue que l’idée de la série lui est venue en rencontrant Pierre Harel, qui est le premier à avoir filmé son père Paul dans le documentaire Taire des hommes. Il a découvert le rôle pivot d’Harel dans la rivalité entre les deux groupes, mais aussi la figure complexe du musicien-cinéaste. Harel s’est joint à Offenbach avant de quitter le groupe et de fonder quelques années plus tard Corbeau, avec des anciens d’Offenbach, comme Jean Millaire, et Marjo.

Mais Harel a aussi laissé ce groupe. Alors que plusieurs lui reprochent d’abandonner ses projets et ses amis, Harel réplique que ce sont des raisons d’intégrité artistique qui l’ont poussé à chercher un autre chemin. Rose dit se reconnaitre dans tout ça : « Je me pose les mêmes questions en tant qu’artiste : jusqu’où je suis prêt au compromis pour rejoindre un plus grand public ? »

On peut dire que Corbeau a fait le choix du compromis en étant résolument radiophonique, là où Offenbach a davantage suivi sa volonté de garder un son plus brut, malgré quelques incursions dans la pop. Mais, en fin de compte, c’est Offenbach qui est reconnu comme le grand groupe de l’époque, comme quoi la voie artistique est souvent plus profitable que celle du compromis quand on veut marquer un peuple plus que faire de l’argent.

Quoi qu’il en soit, la rivalité entre les deux groupes sert de prétexte à la série, mais elle explore des pans plus intéressants encore. L’une des trames de fond du documentaire vise à comprendre comment Offenbach a fini par devenir ce groupe mythique, un peu par hasard, mais surtout grâce à son acharnement.

Rose retrace l’histoire des frères Boulet – Denis et Gerry – qui passent du groupe formaté des années 1960, les Gants blancs, à un groupe de blues rock avec l’arrivée de plusieurs collaborateurs dont Michel « Willie » Lamothe, Jean « Johnny » Gravel et Roger « Wèzo » Belleval. Offenbach décide de chanter uniquement en anglais et ce nom de groupe est choisi parce que « ça se dit bien en anglais comme en français », selon Denis Goulet.

Entre l’anglais et le français

C’est Pierre Harel qui incitera le groupe à chanter en français. C’est là la deuxième trame de fond : la valse-hésitation des membres du groupe entre l’acceptation de leur statut de vedettes québécoises et la volonté de certains de percer le marché anglophone. Chose de plus en plus rare en cette ère de politiquement correct et de jugement de tout ce a trait au passé, Rose montre sans juger, comme devrait le faire le cinéma documentaire. C’est peut-être ce qui explique que les intervenants lui répondre sincèrement.

À propos de l’insistance de certains membres d’Offenbach à faire de la musique en anglais, Rose affirme en entrevue : « Je ne suis pas d’accord, mais je comprends ça, je comprends cette réalité-là. J’ai grandi autour de gens qui pensaient comme ça. Je ne juge pas, c’est sa réalité à lui [Denis Goulet] ».

Et c’est là que la série prend encore plus de valeur : c’est en fait une partie du Québec qui est coincé, dans ces années cruciales entre la fin des années 1960 et la fin des années 1980, entre la volonté d’affirmer sa québécitude et son vieux rêve d’être reconnu en Amérique Nord, surtout avec l’arrivée de Breen Leboeuf et John McGale de North Bay. On peut même dire que c’est l’américanité du Québec qui est revendiquée par le groupe. Il faut donc inventer une façon d’être francophone en Amérique : ce sera d’être québécois!

Selon Leboeuf, qui l’affirme deux fois dans le documentaire, Offenbach est un phénomène socioculturel plus que musical. Le groupe a davantage été le projet du Québec que des différents musiciens qui se sont succédé dans l’histoire du groupe. À mon avis, la réussite d’Offenbach s’explique parce que le groupe a incarné le Québec qui s’américanise, entre le français et l’anglais, en hésitant sans cesse entre s’assumer pleinement et se fondre dans le grand tout anglo-saxon.

S’assumer en Québécois

C’est pourquoi la série a encore a beaucoup à nous dire aujourd’hui. En passant par tous les grands événements de la carrière d’Offenbach – le spectacle Bulldozer, la messe noire à l’Oratoire, le premier spectacle au Forum par un groupe québécois, etc. –, Rose montre que le groupe dérange, qu’il est inclassable et que c’est petit à petit que le Québec va l’adopter. Et notamment parce qu’il va finir par assumer de chanter dans la langue québécoise – et non française.

Mais l’insistance à vouloir chanter en anglais a failli faire dévier le groupe de ce statut mythique. En disant se tenir loin de la politique, ils ont failli, à un moment donné, perdre leur soutien. Par exemple, ils ont sorti l’album anglophone Never too tender… quelques semaines avant l’élection du premier gouvernement Lévesque en 1976. Ils ont récidivé avec Rock bottom… au moment du référendum de 1980.

Le Québec a fini par les forcer à revenir au français. C’est pourquoi on voyait d’innombrables drapeaux du Québec pendant leurs spectacles, même si les membres n’étaient pas politisés et hésitaient à assumer leur identité. Corbeau a choisi le français dès le départ et s’en est tenu à cette langue. À ceux et celles aujourd’hui qui retournent à cette tentation du tout à l’anglais, la série rappelle qu’il vaut mieux être un groupe mythique en son pays qu’un feu de paille dans le pays voisin. Car on se condamne à n’être qu’une pâle copie si on s’obstine à jouer sur le terrain de la culture américaine. Alors, pourquoi ne pas assumer notre culture québécoise?

Disponible sur la plateforme Vrai