Mathilde est revenue

2024/01/17 | Par Olivier Dumas

Dans sa réédition de Mathilde Brabant, Isabelle Doré nous fait tomber (ou retomber) en amour avec un inoubliable personnage. 

« Je songeais à un être petit moralement et grand physiquement. Or, sans chercher à comprendre, mon imagination a bifurqué vers l’inverse (soit une personne grande en humanité et petite quant à sa taille) », raconte l’écrivaine.  

Paru une première fois en 2011 aux Éditions Michel Brûlé, le roman renaît une décennie plus tard (Pleine Lune 2023) dans une version grandement « revue, corrigée, reformulée et resserrée », mais avec la même histoire poignante.  

Pour la passionnée d’Alexandre Dumas (« mon préféré », dont certaines allusions notamment aux Trois Mousquetaires et à la brioche à trois étages, l’une de ses inventions culinaires, pimentent l’intrigue) et de George Sand (présente dans sa pièce de théâtre La Compagnie des petites personnes, publiée en 2019 à la Pleine Lune), retrouver Mathilde l’a permis « d’être séduite à nouveau » par cette personnalité singulière.   

Les lectrices et lecteurs tomberont sous le charme de cette orpheline atteinte de nanisme qui ne baisse jamais les bras devant l’adversité. En 1940, celle-ci se retrouve à l’orphelinat, «une atmosphère glauque », dirigée par la rigoriste sœur Sainte-Honorine. 

Dotée du sens du spectacle, elle imite La Bolduc (« elle a appris par cœur le répertoire complet de la turluteuse ») qu’elle entend quotidiennement de la radio de mademoiselle Picot qui s’occupe d’elle. La « jeune écervelée », aux dires de sœur Sainte-Honorine après une prestation sur la chanson Je m’en vais (« deux minutes cinquante-quatre secondes de pur bonheur ») devra repriser les coiffes des religieuses comme punition.  

L’ouvrage d’Isabelle Doré (qui a brossé avec brio les portraits des membres de sa famille l’an dernier dans le recueil Ramenez-moi à la maison, aussi à la Pleine Lune, en plus d’avoir signé les pièces César et DranaLe Soir de la dernière et Drana) nous entraîne avec des allers-retours entre les décennies 1940 et 2000.  
 

Au cœur de la création  

Le récit débute en 2008 alors que Mathilde amorce la 100e représentation de son solo Le Grand mensonge, mis en scène par son ami le « grand girafeau » Antoine Rompré et qualifié par la critique « d’autobiographie théâtrale non autorisée », où Mathilde, s’inspirant « de sa vie et se résignant à jouer toute seule, les personnages bien sûr, mais aussi les foules, les marionnettes, les bruits, les ambiances et même les objets »! 

Des similitudes existent entre l’autrice et Mathilde. Toutes deux se préoccupent de l’équité des femmes artistes (Mathilde lors d’une réunion insolite de l’Union des artistes, Isabelle en dirigeant l’ouvrage Femmes en scène, également à La Pleine Lune). Elles ont connu les débuts de la télévision québécoise, section jeunesse. Le père d’Isabelle Doré, Fernand, a été l’un des fondateurs de la section jeunesse de Radio-Canada. Sa mère, Charlotte Boisjoli, a été la voix derrière la marionnette Pépinot dans l’émission Pépinot et Capucine (1952-1955). Lors de sa prestation dans Le Grand Mensonge, Mathilde est accompagnée « d’une marionnette géante aux longs cheveux ».   

Après des succès dans les radioromans (dont Bing Bang enregistré au Bœuf à Montréal), la résiliente et persévérante Mathilde incarne pendant des décennies la voix du personnage de Brimborion (« petit garçon espiègle ») dans la série télévisée à succès Brimborion et Fleur de sel (émission fictive, mais inspirée de Pépinot et Capucine aux dires de l’écrivaine). Par ailleurs, l’expression rare à notre époque brimborion, soit objet de peu de valeur, provient de l’abondante correspondance de George Sand.  
 

Nuits de Montréal 

Parmi les pages les plus poignantes de Mathilde Brabant figurent celles où nous croisons son amie Brenda, sa voisine de palier qu’elle rencontre en 1949, danseuse noire anglophone qui performe soir après soir au club Blue Sky. Cette dernière tombe enceinte par accident avant de connaître une fin tragique. Mathilde prendra en charge pour un certain temps son fils Paul-Kim. 

Pour Isabelle Doré, écrire sur cette époque mythique lui a permis de replonger dans ses souvenirs, comme ses visites au Black Bottom, club de jazz situé dans le Vieux-Montréal entre 1968 et 1981. « Beaucoup de musiciens noirs y ont joué, dont Miles Davis et Duke Ellington. J’y ai passé des soirées, voire des nuits, à écouter des trios ou des quartets. » 

Par ailleurs, les scènes au Blue Sky évoquent une période où la métropole québécoise était la Mecque des divertissements nocturnes avec ses nombreux clubs lors de la prohibition. « Pour les touristes, surtout des États-Unis, le meilleur moyen de boire de l’alcool était de venir fêter à Montréal. N’oublions pas la notoriété d’artistes de jazz comme Oliver Jones ou Oscar Peterson. » 

Pour un portrait plus juste de son personnage (jamais misérabiliste), l’autrice a pris contact avec l’Association québécoise des Personnes de Petite Taille (AQPPT). «J’ai y vu toutes les formes de nanisme.» Elle y a rencontré notamment Nancy Duguay (qui a participé à des lectures publiques des deux versions du roman) à qui est dédié l’ouvrage («une grande personne elle aussi»). Deux autres femmes de l’association ont lu l’œuvre au moment de son élaboration.  

Toutes ont apprécié la rigueur acharnée de l’artiste. « J’ai lu les biographies de Mimie Mathy (actrice et humoriste française atteinte d’achondroplasie) et de Piéral (l’un des comédiens français de petite taille les plus connus du cinéma de l’Hexagone). »  

Par ailleurs, Isabelle Doré garde des souvenirs mémorables de son implication auprès de l’AQPPT. « J’ai connu un jeune garçon « qui se promenait toujours avec son chien imposant. Quand il sortait seul dans la cour de récréation ou se promenait dans les corridors de son école, d’autres élèves le bousculaient tout le temps. Avec son inséparable compagnon à ses côtés, personne n’osait l’intimider. J’ai eu alors l’idée du parapluie que Mathilde ouvre durant son spectacle pour s’avancer devant le public. » 
 

Entre ironie et résilience 

Malgré les épreuves, l’humour surgit à bien des occasions. Inspirée d’un incident survenu à Charlotte Boisjoli, la scène où Rachel (meilleure amie de Mathilde qui rappelle la comédienne Françoise Graton, marraine de l’écrivaine) incarne Elvire dans la pièce Don Juan de Molière demeure d’une drôlerie absurde.

Certaines expressions (« spaghettis collés dans le cerveau », « haute comme quinze raisins ») démontrent l’esprit vif et caustique d’Isabelle Doré qui a également participé comme scénariste aux séries télévisées Pop Citrouille (1979-1983) et La Fricassée (1976), et comme actrice-autrice dans la troupe la Quenouille bleue (Ni professeur, ni gorille) au cours des années 1970.  

Mathilde Brabant s’impose encore davantage par la personnalité de son héroïne, qui « vit une double discrimination comme femme et comme personne de petite taille, une situation impitoyable dans le milieu artistique qui mise tant sur l’apparence physique des femmes. Les hommes, eux, ont la permission de vieillir à l’écran (rappelons le congédiement brutal de la journaliste Louise Arcand par Radio-Canada à l’âge de 40 ans en 1984). » Un amant refuse même de se montrer avec elle publiquement.  

Mais la ténacité de Mathilde triomphe pour notre plus grand bonheur, entre autres lorsqu’elle lance à Geneviève Liénard, une comédienne qu’elle admire tant : « la vie est difficile, madame Liénard, le théâtre est seulement pareil ».