Lepage APLP de l’année

2019/05/06 | Par Pierre Jasmin

Controverses

Robert Lepage suscite bien des jalousies par ses succès internationaux. Est-ce l’unique explication de la controverse qui tente de rebondir, suite à sa nomination comme Artiste pour la Paix de l’année ? Non pas. Mais malgré les contorsions du pagayeur dans la photo ci-dessus, tirée de sa pièce Kanata présentée à Paris, les fortes vagues anti-Lepage de l’été dernier semblent s’être apaisées et le prix pour la paix y a peut-être contribué…

Sur le site des Artistes pour la Paix, daté du 25 avril[1], fait exception un commentaire de Nicolas Renaud, chargé de cours à l’Université de Concordia (dont des étudiantEs ont déployé la belle banderole s’opposant à la haine et au racisme à plusieurs reprises justifiées ; mais une fois de trop, lors d’une manifestation anti-projet de loi 21, organisée par des islamistes adoubés par l’Arabie Saoudite, tel Adil Charkaoui ; cette parenthèse mériterait d’être développée).  M. Renaud : « Où peut-on trouver la liste des membres du jury? Y avait-il des autochtones et des personnes de couleur sur ce jury décernant un «prix pour la paix» à Robert Lepage? Autrement, c’est une farce coloniale cynique… »

 

Répliquons à cette diatribe que

1- le prix fut remis par notre président national, André Michel, un peintre ethnographe qui depuis bientôt 50 ans consacre sa vie à mieux faire connaître les Autochtones d’ici et d’ailleurs ; lors d’une exposition à Leningrad (1987), inaugurée par le directeur de l’Ermitage, Boris Piotrovsky, il revendiquait ainsi son action : « Plus on parle d’un peuple, plus il sera difficile de le faire disparaître. » André Michel est le co-fondateur des trois musées de Sept-Îles, dont deux mettent en valeur la nation Innue, en particulier le Shaputuan, musée du peuple Innu (1998) dont tous les employés étaient et sont des Innus. Il a aussi construit à Saint-Hilaire La Maison des cultures amérindiennes (2000) avec l’appui de son ami Jean-Paul Riopelle, une institution administrée par un conseil d’administration exclusivement autochtone de nations différentes. C’est un lieu multi nations d’échanges, de partage, de lutte anti-raciste et de rapprochements interculturels.

2- la remise du prix s’est déroulée sous l’œil complice de Jean-Daniel Lafond, directeur général de la Fondation Michaëlle-Jean qui encourage des productions artistiques redonnant la parole et leur place dans la société aux jeunes de 17 à 30 ans victimes d’exclusion, en particulier aux autochtones et jeunes noirs, les plus stigmatisés.

 

Hélène Choquette avec Robert Lepage Photo courtoisie Filmoption international

 

Un film paru cette semaine  

Le film d’Hélène Choquette Lepage au Soleil : à l’origine de Kanata apaisera-t-il la controverse, puisqu’il « s’intéresse avant tout à la trentaine de comédiens du Théâtre du Soleil, compagnie française fondée par Ariane Mnouchkine[2], qui confiait pour la première fois les rênes d’une production à un autre metteur en scène. C’est à cette troupe venue des quatre coins du monde - d’Irak jusqu’à l’Australie - que la cinéaste donne la parole, en faisant des parallèles entre leurs cultures, leurs vécus, et celle des Autochtones. » On se réfèrera à Odile Tremblay pour les aspects plus positifs du film.

Car suis-je seul à constater que Lepage a vu trop grand et semble dépassé par son sujet ? D’ailleurs la pièce à la Cartoucherie (Paris) a réduit ses trois volets pressentis à un seul, trop peu pour « retracer l’histoire du Canada à travers sa relation avec les Autochtones », et ce sans l’aide d’aucun comédien autochtone ! Le film confie en outre sa bande sonore à un brillant musicien, mais ici complètement à côté de la plaque, avec son piano nostalgique boulevardier. Or il n’y a rien de nostalgique ni de parisien lorsqu’on veut refléter une horrible tragédie, lorsqu’une autochtone raconte la gorge nouée l’enquête en cours sur le millier de femmes disparues et assassinées et, auparavant, les pensionnats religieux ayant décimé un grand nombre de familles qui se sont jetées dans l’alcool. Ces témoignages poignants sont accueillis, comme il se doit, par un silence dramatique de la troupe du Soleil, bouche bée. Quel malaise incommensurable lorsque le film fait suivre ces scènes bouleversantes par un acteur vieillissant qui se maquille en se félicitant de pouvoir se rajeunir habilement pour incarner …Robert Picton, le meurtrier en série d’une trentaine d’Amérindiennes du district mal famé de Vancouver. Féliciter la jeune première ministre néozélandaise d’avoir choisi d’effacer le nom et l’image de l’assassin raciste des deux mosquées meurtries de son pays est sans doute une forme de blâme à l’égard de Lepage qui a envisagé de faire de Picton un personnage, même maléfique. Les deux femmes autochtones du film, aidées des formidables actrices afghanes et arméniennes, auraient dû interpeller avec vigueur le metteur en scène, tout génial soit-il dans l’évocation des canots et des danses podorythmiques amérindiennes, pour imposer le sujet brûlant inévitable car historique du massacre de femmes, féminisme oblige.

 

Pseudo-racisme de Lepage dans SLAV ?

Les Blancs ont l'immense liberté de « ne pas voir la couleur »,
 si tel est leur désir,
mais les personnes de couleur ne peuvent pas en faire autant.

Antoine Leclerc, concepteur-rédacteur, slameur et DJ, a bien dissipé l’impression abusive que Lepage était raciste, en écrivant l’été dernier : « Ceci n'est pas un billet portant sur la controverse entourant le spectacle «SLĀV» de Betty Bonifassi et Robert Lepage. Il ne s'agit pas non plus d'un commentaire sur la légitimité de son annulation. Vos fils d'actualité Facebook contiennent suffisamment d'opinions virulentes sur ces sujets, et je présume que vous n'avez sans doute pas besoin d'en inclure une autre à votre journée. Non, en fait, ici, je désire m'exprimer sur un élément du discours qui a suivi cette gigantesque tempête socio-médiatique: la prétention de ne point voir la couleur.

Certes, je sais que l'expression ne doit pas être prise de manière littérale. Je saisis parfaitement ce qu'on cherche à exprimer en disant cela: le sort d'un individu dans une société donnée ne devrait jamais dépendre de la couleur de sa peau. C'est noble en soi. En effet, le tout paraît empreint d'une volonté de progrès social qu'on se doit bien de reconnaître. Cependant, je suis d'avis que cette déclaration comporte un certain manque de perspective. Je m'explique.

Avez-vous déjà entendu quelqu'un d'assez fortuné dire que l'argent n'est pas vraiment important à ses yeux? Ça peut paraître contre-intuitif, mais c'est plausible. On peut très bien toucher un excellent salaire et ne pas faire de son portefeuille une véritable obsession, en choisissant plutôt de se concentrer sur le bien-être de sa famille, ou alors de pratiquer une discipline sportive ou artistique, par exemple. Or, même si je ne doute pas de la sincérité des riches qui disent ne pas penser à l'argent outre mesure, je me permets un constat: c'est lorsqu'on possède de l'argent qu'on a la liberté de ne pas trop y penser. Une personne vivant sous le seuil de la pauvreté n'a pas ce loisir. L'argent occupe inévitablement une place prépondérante dans sa vie, puisqu'elle doit s'assurer d'en avoir assez pour manger, se loger. Pour vivre, quoi. C'est un souci constant. Le riche a le choix de penser ou pas à ses moyens financiers. Un pauvre, non.

Vous voyez sans doute où je veux en venir. Les Blancs ont l'immense liberté de «ne pas voir la couleur» si tel est leur désir. Mais les personnes noires, qui tout au long de leur histoire ont dû faire face à une oppression systémique, ne peuvent pas en faire autant. Qu'elles le veuillent ou non, ces personnes se feront rappeler qu'aux yeux de beaucoup, la couleur de leur épiderme précède tout autre attribut qui caractérise leur humanité. C'était résolument vrai durant l'époque de la traite d'esclaves, notamment dans les balbutiements de l'histoire des États-Unis. Or, tristement, il reste encore des traces de ce douloureux passé aujourd'hui.

Les policiers américains tuent des Noirs en pleine rue, sans subir la moindre conséquence juridique. Les Noirs sont également du côté faible du fameux «wealth gap». Leur accès à l'emploi et au logement est souvent court-circuité par des préjugés honteux. Leur représentation à l'écran est souvent problématique. Et avec la récente montée de la droite identitaire à l'échelle mondiale, les personnes noires ont toutes les raisons de croire qu'on ne leur veut pas nécessairement du bien. Certes, on n'est plus à l'époque de l'esclavage, mais il serait naïf de croire que la fin du racisme systémique est derrière nous.

Pour des Blancs qui n'ont jamais fait l'expérience personnelle du racisme systémique, il paraît sans doute parfaitement possible de, par exemple, choisir des chanteuses pour un spectacle sur l'esclavagisme «en ne voyant pas la couleur». Mais peut-on blâmer des personnes noires de sentir qu'on aurait peut-être pu demander leur avis avant de mettre en scène les fruits de la souffrance de leurs ancêtres? Rappelons-le, cette souffrance existe encore aujourd'hui dans de nouvelles formes.

Les Noirs d'aujourd'hui en ont malheureusement hérité, comme en témoignent les exemples cités plus haut. Ainsi, les Noirs de ce monde voient nécessairement la couleur, ils n'ont pas le choix, parce qu'on leur rappelle trop souvent que la leur ne plaît pas à certains. C'est pour cette raison que leur perspective (celle de Webster, par exemple) est résolument pertinente.

Autrement dit, ne pas voir la couleur est un privilège dont seuls les Blancs peuvent jouir. Certes, il serait formidable de vivre dans un monde où personne ne tient compte de la couleur, où tous agissent également envers tous, sans que personne ne soit victime de discrimination sur la base de la couleur. Or, nous n'en sommes pas là. Le racisme existe encore. Conséquemment, les victimes existent encore elles aussi, et si nous désirons progresser socialement, leur point de vue doit faire partie du dialogue.

Plutôt que de se camper dans ses bonnes intentions, je crois qu'il faut tendre l'oreille et écouter. Plutôt que de systématiquement passer en position défensive, cherchons à comprendre le malaise d'autrui. Ça ne veut pas dire qu'on doit tout prendre pour du cash. J'abhorre les extrémistes autant qu'un autre. Ça veut seulement dire qu'on gagnerait à faire preuve d'une certaine empathie les uns envers les autres.

Car c'est en se parlant qu'on va réussir à mieux vivre ensemble. »

 

L’Aut’Journal s’est porté à la défense de la liberté de l’artiste

Il y eut plusieurs articles. Celui de Jean-François Thibaud sur SLAV : « Jeudi dernier, c’était la première d’un spectacle présenté dans le cadre du festival de Jazz au Théâtre du Nouveau Monde et qui portait sur les chants d’esclaves noirs. Un show que la chanteuse Betty Bonifassi cogite depuis quinze ans dans son sous-sol et que le grand Robert Lepage a mis en scène en lui donnant une portée plus large et contemporaine. Des activistes sont venus avec des pancartes devant le Théâtre du Nouveau Monde pour demander l’annulation pure et simple du spectacle pour cause d’appropriation culturelle. Des Noirs, mais aussi pas mal de jeunes blancs scandaient « Pintal, maîtresse de plantation ! » Pintal c’est la directrice du théâtre. (…) Moi, je ressentais tout un  malaise parce que ce concept d’appropriation culturelle, j’en ai eu ras le bol dès la première minute où j’en ai entendu parler. Je pensais à Frank Zappa qui se retournait dans sa tombe. (…) Dans les reportages à la télé, un des leaders des manifestants, un jeune trans black français affichait son arrogante et abyssale stupidité tout en sourire pepsodent. Dans les jours qui ont suivi, un choc générationnel s’est manifesté sur les réseaux sociaux entre les « inclusifs » à tout crin qui défendaient les manifestants et les autres qui exprimaient leur étonnement avec dépit. Comme il fallait s’y attendre, Radio-Cadenas et le Devoir ont donné la parole avec la condescendance qu’on leur connaît aux « experts » de « l’appropriation culturelle » et le Journal de Montréal a campé la posture réactionnaire dans une flopée de chroniques. »

Un deuxième article par Robin Philpot s’est exclamé :

«  Dans la campagne contre SLAV, on réduit les 2 créateurs et 4 autres choristes à la couleur de leur peau. Or, ces 6 personnes ne sont pas que blanches, elles sont aussi québécoises. Avec l’annulation de SLAV, n’est-il pas désolant de constater où nous sommes rendus 50 ans, presque jour pour jour après que Michèle Lalonde ait récité pour la première fois son poème Speak White, poème qui fait le tour de Watts County à Little Rock en passant par le Congo, qui va de Saint-Henri à Saint-Domingue, et d’Alger au Vietnam, et qui se termine par le couplet plein d’espoir : « Nous savons que nous ne sommes pas seuls ».  Cause commune! Se peut-il que les deux créateurs aient été inspirés par le même souffle que Michèle Lalonde et autres Pierre Vallières? Dans cette ère de politique identitaire à mille et une déclinaisons, l’idée de cause commune ressemble peut-être à un deus ex machina. Et pourtant… »

Un article[3] troisième (la chronologie est-elle respectée?) offrait de la part de Mohamed Lotfi la plus ferme réponse aux objections de Nicolas Renaud : en 1988, quelques jours après avoir croisé Pierre Vallières dans une manifestation de solidarité avec la première Intifada palestinienne, Lotfi reçoit de sa part cadeau de la seule copie qui lui restait de son célèbre Nègres blancs d’Amérique. La même année, il manifeste avec ce grand militant de la souveraineté du Québec contre l’apartheid en Afrique du sud et pour la libération de Nelson Mandela. « 30 ans plus tard, conclut mon ami Mohamed[4],  force est de constater la nette régression du commun effort. Ce qui relevait jadis d’un devoir commun de solidarité Ta cause, c’est ma cause, ressemble aujourd’hui davantage à une lutte pour l’identité Touche pas à ma cause. Chacun, dans sa communauté, construit son monde meilleur. C’est le règne du communautarisme, celui d’une crispation identitaire qui n’a pas fini, apparemment, de semer division et confusion. »

L’éditorialiste Pierre Dubuc[5] a renchéri par une solide analyse politique, alors que son journal était en pleine relâche d’été, preuve de l’importance de la polémique : « Tout, en fait, est une question de perspective. C’est aussi une impression de perspective biaisée qui se dégage du débat entourant les productions Slav et Kanata. Que la minorité noire soit victime de racisme est indéniable. Tout comme le fait que les Autochtones aient été et soient toujours colonisés. Que les deux groupes aient profité de l’absence physique de membres de leur communauté dans les deux productions théâtrales pour intervenir sur la place publique est explicable. Inadmissible, cependant, d’avoir injurié les spectateurs et la directrice du TNM en la qualifiant de « maîtresse de plantation ». Tout aussi inadmissible, que les deux producteurs, le Festival de Jazz de Montréal, dans le premier cas, et des producteurs américains, dans le second, aient capitulé devant la campagne menée dans les réseaux sociaux.

Les relations entre la nation québécoise, la minorité noire et les Autochtones n’ont jamais été simples. Elles ont été traversées par des tensions, des contradictions internes et des conflits idéologiques. Sean Mills en fait une analyse fouillée dans son livre Contester l’empire. Pensée postcoloniale et militantisme politique à Montréal, 1963-1972 (Hurtubise). Il rappelle le dynamisme des militants et intellectuels noirs, qui ont accueilli à Montréal, en 1968, « le plus grand congrès du Black Power à se tenir à l’extérieur des États-Unis ». Il souligne également l’événement marquant qu’a été l’occupation du centre informatique de l’université Sir George Williams, en 1969, pour dénoncer la discrimination raciale dans la notation des étudiants. Sean Mills soutient « qu’à Montréal, les idées progressistes traversaient les frontières linguistiques et ethniques, et que les groupes protestataires profitaient des analyses des uns et des autres ».

Enfin Gilles Simard vient de bien récidiver dans l’Aut’Journal[6] :

« L’orage Slav éclate en début d’été et Kanata suit peu après ; c’est le déluge ! Un raz-de-marée déferle et une gigantesque foire d’empoigne sur l’appropriation culturelle, la liberté d’expression et les droits des minorités secoue le Québec en entier pendant des mois, au point d’avoir des résonances jusqu’en en Europe. Génie intouchable pour les uns, le créateur et dramaturge Robert Lepage est honni par les autres…

Au début de l’affaire, bien campés sur notre page Facebook respective, moi et Modji, un ami québécois issu de l’immigration africaine, nous restons stoïques, et cela même si les invectives et les procès d’intention pleuvent dru autour. Nous parlons même d’écrire un texte conjoint pour exhorter les différentes parties à « respirer par le nez ». Nous convenons que, devant le même ennemi, soit le néo-libéralisme et ses suppôts, tous les progressistes auraient intérêt à laisser de côté les chicanes de ruelles pour se recentrer sur le combat prioritaire… La vraie lutte, celle pour l’environnement et contre le grand capital, laquelle devrait nous valoir quelques bonnes victoires, à défaut du grand soir. »

 

Betty Bonifassi, une victime quelque peu oubliée

Nos grands alliés ont-ils oublié la principale victime, Betty Bonifassi, que Guy Nantel a défendue, sans la nommer et sous couvert d’ironie, son arme d’humoriste :

En passant, si jamais l'équipe Spectra qui organise le festival de jazz souhaite concrètement améliorer le sort de la communauté noire d'ici, je leur suggère fortement d'en engager quelques-uns dans leurs bureaux. Il y en a 0 dans la haute direction et la photo d'équipe ci-jointe est plutôt blanche. Cette solution me paraît plus honorable que de censurer les artistes qui rendent justement hommage à la culture noire; un geste inutile qui n'aide absolument personne et qui ne fait que polariser les individus.

L’été dernier, j’avais ajouté : « Et pourtant, les prémices du beau projet musical longuement mûri par l’ardente chanteuse française sont pertinents et exacts. Avec le cours Musique, idées et société donné à l’UQAM, je faisais entendre l’air traditionnel les bateliers de la Volga, chant accompagnant les efforts pénibles des esclaves halant des péniches …russes et les jeunes étudiantEs percevaient immédiatement le lien indéniable avec le blues, créé par les esclaves noirs des champs de coton. D’ailleurs, Gershwin, né à Brooklyn de parents exilés de Russie en 1895, Moïse Gershowitz et Rose Bruskin, créera son opéra Porgy and Bess qui contient l’immortel chant Summertime, à écouter préférablement (mais non exclusivement, cf. Janis Joplin) avec les voix d’Ella Fitzgerald ou de Billie Holiday. »

 

Le vibrant mea culpa incontournable de Robert Lepage

 « Peu importe de quel côté on a pu se ranger pendant la controverse entourant le spectacle SLĀV, force est d’admettre qu’elle aura au moins eu pour effet de susciter au Québec une réflexion nécessaire qui s’imposait depuis longtemps. (…)  J’avais le sentiment que la durée d’une entrevue accordée à un journal télévisé ou dans le cadre d’une tribune radiophonique est toujours insuffisante pour traiter d’une question délicate comme l’appropriation culturelle, à laquelle s’ajoutent, dans le cas de SLĀV, les enjeux non moins complexes de la représentativité sur scène des minorités et de la décolonisation des arts.

(…) À la fin de l’automne, après plusieurs mois d’hésitation et de scepticisme, j’acceptais l’invitation du groupe « Slāv Résistance » à aller les rencontrer en personne. Prenant mon courage à deux mains, je me rendais dans un lieu déterminé à leur convenance, résolu à me faire embrocher et à rôtir à feu vif. Mais, contrairement aux irascibles militants d’extrême gauche dépeints par certains médias, j’étais accueilli par des gens qui faisaient preuve d’une grande ouverture et qui se sont avérés très sensibles, intelligents, cultivés, articulés et pacifiques. Prévenu à tort par quelques personnes que j’allais probablement avoir affaire à une bande d’« anglos radicalisés de l’Université Concordia », tout mon argumentaire avait été préparé en anglais. Mais quand j’ai compris que la grande majorité d’entre eux étaient francophones et que la discussion allait se dérouler principalement dans la langue de Molière, je dois avouer que je me suis retrouvé démuni et balbutiant.

Étaient présentes une quinzaine de personnes afrodescendantes, dont Lucas Charlie Rose et Ricardo Lamour[7]. Ces personnes, pour la plupart des artistes ou actrices de changement dans leurs communautés, se trouvaient rassemblées autour d’un même engagement social qui, au cours de l’été, semblait les avoir beaucoup éprouvées. Malgré le fait que leur geste de contestation ait eu pour effet de faire retirer notre spectacle de l’affiche du Festival international de Jazz de Montréal, leur attitude était loin d’être triomphante et leur prise de parole leur avait valu d’être démonisés par l’opinion générale. Leurs interventions devant le Théâtre du Nouveau Monde avaient généré un emportement qu’elles n’avaient pas soupçonné. Elles affirmaient être désormais associées à une violence qu’elles n’avaient jamais souhaitée et dont elles n’étaient pas responsables. Certaines d’entre elles avaient même perdu leur emploi, tandis que d’autres avaient vu s’évanouir de précieuses collaborations. Continuellement harcelées et insultées par des groupes d’extrême-droite, certaines avaient même été la cible de menaces de mort. Et tout comme moi, toutes ces personnes avaient perdu des amis.

Durant la rencontre, notre premier constat était aussi frappant que désarmant; nous ne ressemblions, ni d’un côté ni de l’autre, aux portraits que l’opinion générale et les médias avaient faits de nous. Malgré nos divergences d’opinions, nous rencontrer plus tôt aurait eu pour effet de mieux nous comprendre, tout en s’évitant bien des égratignures.

Dans ce climat d’ouverture et de transparence, il était plus facile pour moi d’admettre mes maladresses et mes manques de jugement et de tenter d’expliquer le bien-fondé de notre démarche. Il m’était également important d’admettre que la version de SLĀV que nous avions présentée en juin dernier était loin d’être aboutie et que ce n’était peut-être pas par hasard que les problèmes dramaturgiques dont souffrait le spectacle correspondaient exactement aux problèmes éthiques qu’on lui reprochait. Si nous avions pu jouer plus longtemps, nous aurions sûrement pu faire mieux, mais bon… D’ailleurs, j’aimerais mentionner ici que depuis juin dernier, le contenu de SLĀV a été soumis à une réécriture et à une révision complète de son contenu.

Pendant les quatre heures de notre discussion, parsemée de témoignages émouvants et de nombreux éclats de rire, nous nous sommes écoutés attentivement, dans un respect mutuel. Nous en sommes arrivés à la conclusion que, bien que nous n’allions pas résoudre tous les tenants et aboutissants des problèmes liés à la question de l’appropriation culturelle, une ouverture au dialogue venait de s’opérer. À la fin de la rencontre, il m’est apparu évident que, de tous ceux présents à cette rencontre, j’étais le seul qui ait la visibilité, le pouvoir et les moyens de poser les premiers gestes réparateurs. J’ai donc senti l’importance de me commettre sur certains engagements afin de continuer à faire évoluer notre réflexion. D’abord, inviter l’un ou l’une d’entre eux à venir assister aux répétitions de SLĀV avant sa reprise en janvier afin de témoigner des nombreux changements apportés au spectacle. De plus, leur offrir une tribune afin d’échanger avec le public et les artistes à la suite de certaines représentations. Enfin, opérer des changements structurants à l’intérieur même de l’organisation Ex Machina et assurer une représentation significative de la communauté afrodescendante de Québec au sein de la programmation du futur Diamant.

En ce début d’année 2019, je me propose d’essayer de faire mieux. Mais il est évident que ces résolutions n’arriveront jamais à satisfaire tout le monde. Elles me semblent tout de même être quelques pas dans la bonne direction afin de signifier qu’à travers tout ce vacarme, il nous est possible de dialoguer calmement. »

 

LE DEVOIR a contribué au problème mais aussi à sa solution

Son inénarrable correspondant « parisien » de droite Christian Rioux, capable du pire et rarement du meilleur (son beau texte sur Albert Camus !), a vilipendé Robert Lepage pour ce qu’il a dénoncé comme un lamentable mea culpa politically correct. Heureusement Marie-Andrée Chouinard avait dès le 29 décembre 2018 écrit un éditorial intitulé « le geste réparateur de Lepage ». Les chroniqueuses culturelles Caroline Montpetit et Odile Tremblay ont produit deux articles, dont celui mi-figue mi-raisin de cette dernière qu’on retrouve sur

https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/552855/lepage-en-amont-et-en-aval-de-kanata    

Les propres lecteurs du quotidien ont débusqué les ambiguïtés de la chroniqueuse émérite avec brio, mais aussi hélas, dans la tradition des réseaux sociaux, avec une agressivité qu’elle ne mérite vraiment pas. Écoutons-les mettre un point final (?) à la controverse :

Un Robert Lepage très magnanime

C’est le moins que l’on puisse dire dans les circonstances!
Pierre Vadeboncoeur aurait qualifié de « Grands Imbéciles » ceux et celles qui s’en sont pris à SLAV et Kanata. Appropriation culturelle vous dites? Ignorance crasse, ou simplement pour faire de la bullshit? Les instigateurs de ces deux controverses et les médias qui les ont supportés, ne pouvaient pas faire mieux pour nuire à ces deux communautés. Bien que non visibles, les dommages sont bien là... Certains chroniqueurs voudraient malgré tout, encore faire porter le bonnet d'âne à Robert Lepage. Ils devraient se garder une petite gêne! Raynald Rouette

En lien avec le commentaire de M. Rouette, il faudrait rajouter que madame Tremblay utilise ici une plume résolument moralisatrice et cynique, pleine de sous-entendus. Des propos tels ''On a le tour au Québec de rester camper sur nos positions sans écouter l'autre, faut dire...'' ou encore '' Prix ou pas, l'ombre de la polémique suivra l'homme de théâtre longtemps'' sont abjects. Mais il y a la sortie du film, heureusement. Enfin, on pourra voir un document qui nous permettra d'entrer dans l'univers d'une œuvre, de nous faire découvrir son contenu et la portée de la réflexion de Kanata sur les autochtones. Voilà l'aspect fondamental. Jean De Julio-Paquin

Comme toujours, les mêmes rengaines et séances de lavage de cerveau. J’ai comme l’impression, Madame Tremblay, que vous interprétez votre réalité personnelle comme étant une vérité sociale. Ce qui se cache dans la débandade de SLÃV et Kanata, c’est l’infiltration par des agents corrupteurs et socialement pathogènes désireux de se faire entendre là où ils n’ont pas leur place. Vous cherchez à mettre, sournoisement, sur le dos de Robert Lepage et son théâtre, une mise en scène qui ne lui appartient pas. Vous êtes comme un objecteur de conscience journalistique qui tente de se faire valoir en contaminant différents groupes communautaires et culturels en les désinformant. (…)Gilles Tremblay

Un concept capitaliste. L'appropriation culturelle applique de manière mesquine le principe de propriété privée à la culture et aux arts. Tout ce qu'on a pu lire à ce sujet - par-delà le discours de victimisation - se ramène à ça. Je n'ai rien lu sur ce concept qui dépasse la culture du profit chère au capitalisme. Cette pensée de profit et de marchandise me parait malsaine, tueuse de la spiritualité et du don de soi qui vient avec la transmission culturelle. Notre culture ne nous appartient pas, c'est nous qui appartenons à notre culture. Gilbert Turp

Blâmer la victime "Nul n’aurait dû le traiter de raciste, mais il aurait gagné à mieux affûter ses antennes." Ah! Bon! Bravo Madame. Vous êtes tout à fait dans l'air du temps! Yves Ménard

On ne se voit pas aller ! « On a le tour de camper sur nos positions au Québec sans écouter le point de vue de l’autre, faut dire. » Vous ne pouviez mieux dire au sujet de votre propre position. Aucun créateur n'a à donner une voix au chapitre à qui que ce soit. C'est fondamentalement ce que vous ne comprenez pas. Il n'y a pas eu de débat artistique, mais bien de l'énervement de gens qui cherchaient à se mettre en vedette. Jacques Gagnon

 

En conclusion

Bien dit, messieurs Gagnon, Ménard et Turp! Car sans le créateur Lepage, nos idées en faveur d’une représentation accrue des Noirs et des Autochtones  s’exprimeraient-elles et seraient-elles publiées ?!Haut du formulaire

 


[2] L’illustre metteure en scène est aussi à l’origine de l’action de paix la plus spectaculaire des Artistes pour la Paix en 1995, pour, grâce à Gérard Pelletier et Marie-Hélène Falcon, sauver Sarajevo du sort infligé à Srebrenica par les troupes serbo-bosniaques dont le Festival d’Avignon, à l’initiative de Mnouchkine, s’était indigné par une grève.

[7] L’acteur, quelque temps membre du C.A. des Artistes pour la Paix, a été invité avec son groupe par le Musée des Beaux-Arts et par Jean-Daniel Lafond à la fin de semaine Les arts, armes de paix. Lire http://lautjournal.info/20180223/le-pouvoir-des-arts-trois-jours-memorables