« On n’est pas un dépanneur »

2024/03/20 | Par Orian Dorais

Après m’être entretenu avec Lisa Courtemanche, présidente du Syndicat des employés.es de magasins et de bureaux de la SAQ (SEMB-SAQ, affilié CSN), je constate encore une fois qu’un milieu de travail soi-disant idéal ne l’est pas vraiment. Presque tous les syndicalistes que je rencontre me disent que leurs conditions étaient excellentes à une certaine époque, mais se dégradent depuis. C’est également le cas dans les sociétés d’État du Québec, et c’est pourquoi les plus de 5 000 membres du SEMB-SAQ se sont dotés d’un mandat de grève de quinze jours, début mars 2024. Coup d’œil sur ce conflit.

Orian Dorais : Lisa, vos membres sont sans convention depuis un an et les négos sont loin d’être terminées. Diriez-vous que l’employeur s’est trainé les pieds durant les discussions?

Lisa Courtemanche : C’est certain que ça étire en longueur, malgré les signaux positifs qu’on croyait percevoir dès 2021. L’employeur a répété plus d’une fois avoir hâte de négocier. Début janvier 2023, avant même la date d’échéance de la dernière convention, la table a été mise par le syndicat pour conclure rapidement une entente de principe. C’est un peu surprenant et décevant que, quinze mois plus tard, on doive recourir au débrayage pour faire avancer les choses.

O. D. : Dans vos publications, il est souvent question de la précarité à la SAQ, est-ce qu’il s’agit de votre plus gros enjeu ?

L. C. : Chez nous, 70% des collègues sont à temps partiel. Pour la majorité de nos gens, il n’y a pas de permanence, pas de temps plein et pas d’heures garanties d’une semaine à l’autre. D’habitude, les horaires sont connus deux semaines d’avance, mais pas pour nous, tout est irrégulier.

Souvent, j’entends des histoires de membres qui doivent rester collés au téléphone pour savoir s’ils vont travailler… le lendemain ! Imaginez le stress quand les mêmes questions reviennent tout le temps : « Quand est-ce que je vais rentrer cette semaine ? Est-ce que je vais faire assez d’heures pour payer mon loyer ? Comment je peux me trouver un deuxième emploi quand la SAQ peut me demander de me présenter avec seulement quelques heures de préavis ? »

Le fait d’être à temps partiel vient aussi avec un manque d’avantages sociaux. Nos collègues n’ont presque jamais droit à des congés rémunérés, que ce soit pour maladie ou des raisons personnelles. Lors de la dernière convention, le syndicat a réussi à obtenir des assurances collectives, mais pour les membres ayant sept ans d’ancienneté et faisant 20 heures par semaine. C’est un programme qui pourrait être élargi et on demande à l’employeur de prendre des mesures pour diminuer la précarité.

O. D. : J’ai souvent entendu des gens dénoncer les « trop bonnes » conditions à la SAQ, mais le salaire horaire de départ est de 21$, sans garantie de faire assez d’heures. C’est un faible revenu pour des gens qui offrent un service professionnel.  

L. C. : Je suis à la SAQ depuis 27 ans et je me rappelle d’une époque assez courte où le salaire était tellement avantageux qu’on acceptait la précarité. Faire 15 heures à la Société équivalait à faire 35 heures dans un supermarché, au salaire minimum. Sauf qu’avec l’inflation et la crise du logement, notre paie ne justifie plus les « piquants » qui viennent avec notre travail.

J’ai vu partir des collègues qui avaient 25 ans d’ancienneté, j’en ai vu d’autres lâcher au bout de six mois pour aller travailler chez McDonald’s! Les gens préfèrent avoir des McJobs plutôt que de travailler pour une société d’État! De peine et de misère, le personnel de la SAQ maintient les standards de qualité auxquels notre clientèle est habituée.

Nos membres sont des experts du service, qui doivent suivre plusieurs formations et développer beaucoup de connaissances sur les alcools, pour bien conseiller les clients, par exemple, sur les accords mets-vins. En plus, mes collègues doivent suivre une éthique de vente assez serrée. On travaille pas dans un dépanneur, la Société a une mission sociale et ne doit pas nourrir la toxicomanie. Nos syndiqués sont surveillés et doivent s’assurer de ne pas vendre à des mineurs.

O. D. : Le plus haut échelon salarial à la SAQ est de 26,45$, tandis que le nouveau PDG de la SAQ, Jacques Farcy, va faire 528 000$ par année, sans compter les bonis…

L. C. : Déjà, je veux souligner que M. Farcy va faire des dizaines de milliers de plus que la dernière PDG, Mme Dagenais, alors qu’il n’a encore rien fait. Je ne peux pas m’empêcher de voir quelque chose d’un peu sexiste là-dedans. Sinon, je vois la comparaison que vous essayez de faire entre notre rémunération et celle du PDG, mais je ne peux même pas vous parler des négociations sur le salaire, parce que les négociations ne sont pas rendues là !

Quand on va arriver à la question salariale, il est très possible que le PDG et le Conseil du Trésor viennent nous dire qu’on demande trop, peut-être en plaidant les déficits gouvernementaux. Autrement dit, les poches-pleines vont dire aux poches-vides qu’il n’y a pas d’argent nulle part et que tout le monde doit faire sa part. Pauvre PDG, pauvre gouvernement (rires).

O. D. : Je pense à un endroit où trouver de l’argent : dans les profits de la SAQ, qui a enregistré quatre milliards de dollars de ventes en 2022-2023. Au lieu de ça, la Société a annoncé, début 2024, la fermeture d’une succursale à Laval.

L. C. : J’ai trouvé ça assez indécent que, le lendemain de cette annonce, la SAQ révèle l’embauche d’un nouveau VP, qui va être payé des centaines de milliers de dollars !  Les 64 postes abolis dans le réseau provincial, ça va financer son salaire ! Je suis d’accord avec vous, ce serait une bonne idée de réinvestir une petite partie des bénéfices annuels de la SAQ pour ouvrir plus de succursales et/ou donner plus de temps plein régulier à nos collègues.

Mais, en ce moment, on est dans la logique inverse. Les résultats trimestriels baissent et on recommence le processus. Derrière ça, il y a toujours la menace de la privatisation.

Deux de mes collègues ont participé une mission d’observation en Alberta, pour voir si le modèle privé est si extraordinaire. Dans les plus grosses villes, il y a des boutiques avec plusieurs choix et des experts pour conseiller. Mais, en dehors de la ville, les seuls magasins sont des stations-service. Le plus proche que tu vas avoir d’un conseil c’est un Jo-Blo qui pointe en direction d’une bouteille avec le bout de son soulier en disant « ça se boit bien avec un spaghetti ». Et les prix sont à peine plus bas qu’au Québec.

O. D. : Le gouvernement du Québec, dans son budget 2024-2025, a demandé un plus gros effort de rentabilité à toutes les sociétés d’État… mais il ferme des succursales et ignore vos demandes d’améliorer la vente en ligne.

L. C. : Pour ce qui est de la vente par Internet, le gouvernement a octroyé 137 millions $ à la SAQ pour créer un centre automatisé de préparation des commandes. Ce centre-là est à Montréal et va devoir gérer les commandes pour l’ensemble du Québec ! Si vous passez une commande sur le site de la SAQ depuis l’Abitibi, ça va être traité à Montréal et livré chez vous par camion, supposément en 48 heures.

Ce modèle-là est polluant, inutilement centralisé et, surtout, inefficace. Impossible de faire tout ça en à peine deux jours. La solution logique, utilisée la plupart des entreprises, est de faire préparer une commande par la succursale la plus proche de l’adresse du client. On peut même aller la livrer, ça garantirait des heures à nos membres. Mais ce serait trop simple pour la SAQ.

Si le gouvernement veut qu’on soit plus rentable, voici notre suggestion : arrêtez d’importer les fausses bonnes idées à 137 millions du privé et faites confiance aux humains qui travaillent pour vous.