Un vent de censure aux États-Unis

2024/05/17 | Par Luc Allaire

La censure aux États-Unis est un phénomène en croissance, dénoncent les syndicats de l’éducation National Education Association (NEA) et American Federation of Teachers (AFT). Durant l’année scolaire 2022-2023, 136 injonctions de censure dans le milieu de l’éducation (educational gag orders) ont été adoptées dans 36 États. Cela représente une augmentation de 250% par rapport à l’année précédente. En 2021-2022, il y avait eu 54 ordres de censure dans 22 États.

Actuellement, 2 532 livres sont interdits dans des États républicains. Parmi les libres interdits, on trouve la biographie de Roberto Clemente: Pride of the Pittsburgh Pirates, parce que Roberto Clemente parle du racisme qu’il a subi quand il a commencé sa carrière comme joueur de baseball.

Le roman graphique Maus sur l’holocauste est interdit, car les autorités
souhaiteraient que soit « enseigné un holocauste plus agréable (teach a nicer Holocaust) ». Sont aussi interdits Le journal d’Anne Frank, Des souris et des hommes, de John Steinbeck et La servante écarlate de Margaret Atwood.

Des livres québécois interdits

Certains livres québécois sont aussi à l’index comme Le rose, le bleu et toi ! d’Élise Gravel (Pink, blue and you), un livre sur les stéréotypes de genre où l’on pose des questions comme : est-ce que les garçons ont le droit de pleurer? Est-ce que les filles peuvent être des patronnes ?

Lorsque ce livre a été interdit au début de 2023, l’Assemblée nationale du Québec a adopté à l’unanimité une motion déposée par la porte-parole de Québec solidaire Manon Massé pour dénoncer la censure dont est victime l’autrice et illustratrice québécoise Élise Gravel aux États-Unis.

Plus récemment, en février 2024, une candidate républicaine au poste de secrétaire d’État du Missouri a brûlé au lance-flammes un livre québécois jeunesse traitant de questions liées à la sexualité, le livre Tout nu ! (Naked en anglais) écrit par Myriam Daguzan Bernier et illustré par Cécile Gariépy.

Cet ouvrage, conçu comme un dictionnaire sur la sexualité, s’adresse aux jeunes et aux adolescents. Il a remporté le Prix du livre jeunesse de Bibliothèques de Montréal en 2020. « Dans une vidéo diffusée sur le réseau social X, Valentina Gomez affirme qu’une fois élue comme secrétaire d’État, elle compte brûler tous les ouvrages qui endoctrinent et sexualisent nos enfants ».

Ce torrent de censure ne touche pas que les livres. Il y a aussi une prolifération d’efforts législatifs pour restreindre l’enseignement dans 18 États. Ces restrictions touchent des sujets comme la race, le genre, l’histoire américaine et les identités LGBTQ+.

Ainsi, le gouverneur républicain de la Floride, Ron DeSantis a fait adopter le Stop W.O.K.E. Act, qui interdit aux enseignantes et enseignants des écoles secondaires d’utiliser le mot « esclavage » dans les cours d’histoire et de traiter du mouvement des droits civiques.

Pour Ron DeSantis, le mot woke ne signifie pas « élever sa conscience », mais « Wrongs to Our Kids and Employees ». Il prétend que les programmes scolaires tentent d’endoctriner les jeunes et qu’un programme de formation ne doit pas faire en sorte qu’un élève blanc puisse se sentir coupable du fait qu’un de ses ancêtres ait été un propriétaire d’esclaves.

Plusieurs personnes se sont objectées en disant : « Cette loi ne respecte pas la liberté académique et la liberté d’expression. » Pourtant, cette loi est difficile à contester devant les tribunaux parce que le législateur a pris bien soin de ne pas dire clairement ce que la loi requiert. « Il y a tellement d’ambiguïtés dans le texte de la loi que cela crée un fossé entre ce que la loi dit et ce que les gens en comprennent », affirme la National Education Association, le principal syndicat de l’éducation aux États-Unis.

Si la loi est ambiguë, son application est bien réelle

Ce que le personnel de l’éducation perçoit de cette loi, c’est qu’il ne peut plus aborder certains sujets comme la diversité, l’équité et l’inclusion. Légalement, un enseignant peut continuer à enseigner l’histoire des États-Unis, mais comme il doit faire tellement attention aux mots qu’il utilise, il n’aborde pas certains sujets de crainte d’être poursuivi, accusé, voire congédié.

Cette loi Stop W.O.K.E. touche aussi d’autres matières. Plus de 50 manuels de mathématiques ont été retirés, car on y retrouvait des graphiques faisant référence à des sciences sociales. Ainsi, un livre de maths qui encourageait les élèves à travailler ensemble à résoudre des problèmes a été retiré, car il faisait la promotion de l’apprentissage coopératif.

Ces lois ont un effet d’entrainement dans des États où il n’y a pas de lois sur la censure. Selon un sondage de la Corporation Rand, un grand nombre d’enseignantes et d’enseignants s’autocensurent, partout aux États-Unis.

Cela a aussi un impact sur le personnel professionnel. Ainsi, un représentant de la NEA a demandé à une bibliothécaire d’une école primaire en Floride pourquoi elle avait retiré de nombreux livres de la bibliothèque, même si personne ne le lui avait demandé. « Je retire ces livres par crainte de perdre mon emploi. Je fais de la prévention, je ne veux pas être questionnée sur le contenu d’un livre en particulier », a-t-elle répondu.

Des actions en justice

En décembre 2023, le syndicat de l’Iowa affilié à la NEA a intenté une poursuite contre une loi de l’État visant à bannir des livres et à interdire des discussions en classe sur l’identité de genre et la sexualité dans les écoles primaires.

Cette loi a été invalidée par un juge fédéral selon les motifs suivants : « La loi est incroyablement large » et elle « est peu susceptible de satisfaire le premier amendement sous n’importe quelle norme de contrôle ».

En février 2024, le syndicat affilié à la NEA en Géorgie a poursuivi le district scolaire de Cobb County, afin de défendre une enseignante de 5e année, Katie Rinderle, qui avait été congédiée pour avoir lu en classe le livre My Shadow in Purple, un livre approprié pour des enfants de 10 ans sur l’acceptation de soi et l’identité de genre. La poursuite demande le retrait des politiques de censure du district et que madame Rinderle soit réembauchée.

Lors de son témoignage, Katie Rinderle a déclaré : « La décision du district scolaire de me congédier porte atteinte à la liberté des élèves d’apprendre et à la liberté pédagogique des enseignants. De nombreux éducateurs s’engagent à créer des environnements inclusifs, diversifiés et responsabilisants, exempts de discrimination et de préjudice, garantissant que les élèves LGBTQ+ se sentent en sécurité, puissent s’affirmer et se concentrer sur leur parcours d’apprentissage, car c’est ce que nos enfants méritent. »

Les deux principaux syndicats de l’éducation, NEA et AFT, luttent contre les lois et les règlements intimant au personnel de l’éducation de ne pas aborder certains sujets et de garder le silence, contre les interdictions de livres et contre l’intimidation. Ils dénoncent ces stratagèmes cyniques qui visent à saper l’éducation publique.

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65 % : c’est la proportion des enseignantes et enseignants des écoles primaires et secondaires aux États-Unis qui ont décidé de limiter les discussions sur des enjeux sociaux ou politiques dans leur classe.

55 % : c’est la proportion des enseignantes et enseignants qui, bien qu’ils ne soient concernés par aucune loi de censure, décident de limiter leur enseignement autour d’enjeux sociaux ou politiques.

Source : Rand Corporation