La francophonie repensée de Jean-Pierre Corbeil

2024/06/12 | Par Charles Castonguay

L’ouvrage collectif Le français en déclin ? (Del Busso, 2023) porte comme sous-titre Repenser la francophonie québécoise. Selon ses directeurs, dont principalement Jean-Pierre Corbeil, il importe de remplacer le « discours » sur le déclin du français, qualifié de catastrophiste, apocalyptique, panique morale et j’en passe, par un autre, plus « inclusif », qui tient compte de la diversité des usages du français, des comportements plurilingues qui l’incluent, de la « présence » du français, voire d’un « rapport » à cette langue.

En particulier, Corbeil scande la formule « présence et usage du français » tel un mantra. Il ne suffit toutefois pas de le répéter jusqu’à plus soif pour qu’une présence quelconque du français devienne aussi significative que son usage.

Un étalage de baguettes

Dans une section intitulée « Pour une nouvelle approche : la présence du français au Québec », Corbeil dévoile la francophonie repensée qui découle de son baratin. Avec, comme pièce de résistance, un imposant graphique titré « Usage ou présence cumulé [sic] du français chez les immigrants dans la région métropolitaine de recensement de Montréal 2021 ».

Il s’agit d’un étalage de baguettes savamment réglé de manière à gagner graduellement en hauteur au fil de l’addition d’immigrants qui répondent à une série de caractéristiques disparates. Cela débute avec ceux qui déclarent le français comme seule langue parlée le plus souvent à la maison.

Auxquels s’ajoutent successivement des immigrants additionnels qui parlent le français le plus souvent à la maison à égalité avec une autre langue ; qui déclarent uniquement le français comme langue utilisée le plus souvent au travail ; qui parlent le français à la maison à titre de langue secondaire ; qui utilisent le français au travail comme langue principale à égalité avec une autre langue ou comme langue secondaire ; qui sont « enfant d’un parent qui n’est pas un ayant droit/ enfant fréquentant une école de langue française » ; qui sont originaires « d’un pays de tradition française ou francophone » et, finalement, qui déclarent pouvoir soutenir une conversation en français.

À chaque étape, le procédé n’adjoint que les immigrants qui répondent à la caractéristique en jeu, mais qui ne satisfont à aucune de celles qui la précèdent.

La hauteur des baguettes croît de 32,8%, soit le pourcentage d’immigrants qui parlent uniquement le français comme langue principale à la maison, jusqu’à 81,6%, après l’ultime apport de quelque 10 points de pourcentage de ceux qui savent causer français, mais qui ne répondent à aucune des caractéristiques précédentes. Que Corbeil ait clôt sa série de caractéristiques avec la connaissance du français peut laisser l’impression que ses francophones repensés peuvent tous au moins parler cette langue. Ce n’est pas tout à fait le cas.

Une illusion d’osmose entre présence et usage

Corbeil se pâme ensuite devant son œuvre : « Si l’on tient compte des situations multiples de l’usage du français […], le français est utilisé ou présent dans 82% des cas. On est loin du 33 % où le français est prépondérant à la maison […] De plus, même si aucun des critères d’utilisation du français que permet le recensement […] ne s’applique, il reste un 10% […] qui peut tenir une conversation en français et qui l’utilise ou est susceptible de l’utiliser dans d’autres domaines de l’espace public ».

Notons comment Corbeil inclut ici la simple présence du français parmi les « situations multiples d’usage du français ». Et compte le fait d’avoir un parent qui n’est pas un ayant droit ou de provenir d’un pays de la francophonie comme des critères d’utilisation du français. Il parsème généreusement son discours de semblables incohérences, qui alimentent l’illusion d’osmose entre présence et usage.

Mais trêve de finasseries. Vérification faite, 78,9% des immigrants en cause peuvent converser en français. Ça accote rudement le 81,6% auquel aboutit Corbeil au fil de ses inclusions successives. Autrement dit, pour l’essentiel, sa francophonie repensée pourrait très bien tenir en une seule baguette.

Le mince écart qui subsiste signifie qu’en procédant de manière à « tenir compte des usages multiples du français [et] donner un aperçu de la présence et de l’usage diversifié du français ou du rapport à cette langue », Corbeil inclut des « francophones » qui ignorent le français. En effet, provenir d’un pays de la « francophonie » ou, encore, avoir un parent qui n’est pas un ayant droit à l’école anglaise, ne garantit pas de connaître le français.

Des francophones qui ne savent pas parler français

Au contraire de ce que proclame Corbeil dans un encart (« la capacité de soutenir une conversation en français est une condition sine qua non pour […] en faire usage »), l’emploi du français comme langue secondaire n’implique pas non plus sa connaissance. Par exemple, 16 % de ses immigrants qui ont déclaré utiliser le français comme langue de travail secondaire se sont également déclarés incapables de soutenir une conversation dans cette langue.

Mieux vaut s’abstenir de repenser la francophonie en termes d’aussi douteux « rapports » au français. À ce compte, cependant, la francophonie repensée façon Corbeil revient tout simplement à considérer comme francophone toute personne sachant parler français. Définition qu’appelait de ses vœux Jean-Marc Fournier, ancien ministre libéral de la Francophonie. Et qu’emploie d’ailleurs Richard Marcoux, codirecteur de la brique à Corbeil, pour dénombrer la population de langue française au Canada aux fins de l’Organisation internationale de la francophonie. Tout ce cinéma pour n’en arriver qu’à cela !

L’anglophonie en plein essor

Le Devoir du 3 mars 2023 nous avait déjà servi une avant-première de l’approche à Corbeil. Mes observations d’alors (voir « L’aveuglement volontaire de Jean-Pierre Corbeil », L’aut’journal, novembre 2023) s’appliquent à sa nouvelle prestation. Par exemple, la quasi-totalité de ses immigrants qui travaillent en français à égalité avec une autre langue ou à titre de langue secondaire, travaillent principalement en anglais. Ils font donc aussi bien, voire davantage partie d’une anglophonie  repensée, angle mort persistant de Corbeil, que de sa francophonie.

De même, sa francophonie repensée est sur le déclin, alors que l’anglophonie correspondante est en plein essor.  Entre 2016 et 2021, le pourcentage d’immigrants dans la région de Montréal qui connaissent le français a reculé de 79,1 à 78,9%, tandis que leur connaissance de l’anglais a progressé de 66,9 à 68,4%.

Cette dynamique ne reflète pas uniquement la « conjoncture migratoire 2016-2021 » chère à Corbeil. On peut le constater en suivant la cohorte immigrée avant 2016.

En 2016, 79,1% de cette cohorte connaissaient le français et 66,9%, l’anglais, soit un écart de seulement 12,2 points de pourcentage. Parmi la même cohorte en 2021, les chiffres correspondants sont de 79,9% pour le français et 69,1% pour l’anglais. Visiblement, l’écart, déjà assez faible, se resserre.

Vu d’un autre angle, habiter cinq ans de plus au Québec n’a produit parmi cette cohorte qu’un progrès de 0,8 point pour le français, comparé à 2,2 points pour l’anglais. Et ce, malgré que les immigrants anglicisés tendent à quitter le Québec pour une autre province, alors que les francisés tendent à y rester. De toute évidence, le statut supérieur de l’anglais en milieu de vie montréalais l’emporte sur l’effet poussif de la loi 101 – y compris ses dispositions scolaires.

Piteuse esquive que la francophonie à Corbeil.