Bientôt la conscription?

2024/06/20 | Par Pierre Dubuc

En ce week-end du 8 juin, comparons les manchettes des médias québécois avec celle du Globe and Mail. La Presse proclame avoir résolu le «mystère du melon de Montréal», Le Devoir s’intéresse à la transmission de «l’héritage des baby-boomers» et Le Journal de Montréal aux résultats d’un sondage sur le «besoin d’argent» des familles québécoises. De son côté, le Globe, le journal de la classe dirigeante canadienne-anglaise, publie à la Une une image-choc sur la guerre en Ukraine, qui annonce un reportage de onze pages sur un groupe d’élite (The Fearless) des forces spéciales ukrainiennes.

Le samedi précédent, le Globe publiait un long dossier sur la conscription coiffé du titre «Who will fight tomorrow’s war?» (Qui ira au combat dans la guerre de demain?) À la lecture des journaux, nous pouvons facilement avoir l’impression de vivre dans deux sociétés différentes – le Québec et le Canada anglais –, mais si Ottawa instaure la conscription, elle s’appliquera aussi aux jeunes Québécois, hommes et femmes.
 

Le point sur la conscription

Bien entendu, l’auteur du dossier, Kevin Patterson, nous invite à ne pas nous affoler : la conscription n’est pas pour demain. Mais il souligne que le président Macron a récemment évoqué la possibilité d’envoyer des troupes de l’OTAN au sol en Ukraine. Rappelons qu’au début de la guerre, il était hors de question de fournir des blindés, des avions et des missiles de longue portée en mesure d’atteindre le territoire russe. Des interdictions aujourd’hui levées. Alors, la conscription…

Examinons le tout d’un peu plus près. Patterson nous apprend que la conscription a été abolie en Suède en 2010, mais rétablie en 2017; abolie en Lettonie en 2007, mais rétablie cette année; réintroduite en 2015 en Lituanie. Aujourd’hui, l’Estonie considère même la possibilité d’envoyer des troupes de combat en Ukraine.

La Norvège, l’Autriche et la Finlande n’ont jamais renoncé à la conscription. L’Allemagne l’a abolie en 2011, mais son ministre de la Défense, Boris Pistorius, appelle à son rétablissement.

La France a mis fin à la conscription en 1997, mais le président Macron a implanté en 2021 un Service national universel pour les jeunes – garçons et filles – âgés entre 15 et 17 ans. Il dure seulement un mois et peut être effectué dans un environnement militaire ou en tant que service social. Il est actuellement volontaire, mais on parle de le rendre obligatoire.

Si Macron avance prudemment sur le sujet, d’autres sont plus affirmatifs. Dans un long article, en manchette de l’édition du mois de juin du Monde diplomatique, l’ex-ministre Dominique de Villepin qualifie l’armée française d’«armée-bonsaï au service des ambitions-séquoia d’une grande puissance mondiale» et affirme que «nous devons repenser le développement d’une réserve nationale qui retrouve les atouts de la conscription sans en répéter les pesanteurs». Cela dans un article au titre pourtant pacifiste « La guerre n’est pas le plus court chemin vers la paix ».
 

Combler le manque de soldats

Sans surprise, la référence de Kevin Patterson n’est pas la France, mais le Royaume-Uni. Il cite le premier ministre Rishi Sunak qui vient d’annoncer l’instauration d’un service national obligatoire pour les jeunes de 18 ans. Ils auront le choix entre un service militaire à temps plein pendant 12 mois ou un service dans la communauté un week-end par mois.

Si le premier ministre britannique s’est bien gardé d’utiliser le mot conscription, le général sir Richard Shirreff a déclaré que le temps était venu de «penser l’impensable» et que les soldats britanniques devaient se préparer à un possible affrontement terrestre entre l’OTAN et les forces de Vladimir Poutine. Le général en chef de l’armée britannique s’est plaint de la faiblesse des effectifs militaires, tout en déclarant rêver de pouvoir suivre l’exemple de la Suède qui a réintroduit le service militaire obligatoire.

Dans l’éditorial, paru dans la même édition que le dossier sur la conscription (It’s time to boot up defence – Il est temps de redémarrer la Défense), le Globe insiste sur le déficit en personnel de 16 000 soldats dans les forces terrestres, aériennes et navales, qui devrait attendre 30 000 soldats avec le départ à la retraite des baby-boomers.

Nos soldats, précise Patterson, ne seront plus de simples fantassins, mais des techniciens capables d’opérer des drones, des ordinateurs et des missiles. Et, sans doute pour rassurer les futures recrues, Patterson souligne que les combats aujourd’hui sont moins sanglants que ceux d’hier. Les pertes en vies humaines ne se comptent plus en centaines de milliers, mais en dizaines de milliers. En deux ans de combats, seulement 70 000 soldats ukrainiens et de 66 000 à 88 000 soldats russes sont morts, précise-t-il. Vraiment rassurant!
 

Du côté de l’Oncle Sam

Géopolitique oblige, Patterson s’intéresse à la situation au sud de la frontière. Même si les États-Unis ont supprimé le service militaire obligatoire en 1972, les hommes de 18 à 25 ans sont tenus de s’enregistrer dans le Selective Service System, qui existe afin de permettre de réinstaurer rapidement la conscription.

À n’en pas douter, lorsque l’heure sera venue, les pressions pour le rétablissement de la conscription viendront de Washington, tout comme elles le sont actuellement pour l’augmentation du budget militaire, comme en témoigne cette lettre de 23 sénateurs américains demandant à Justin Trudeau d’atteindre le seuil de 2 % du PIB en dépenses militaires.

Soyons assurés, que la très grande majorité de nos éditorialistes, commentateurs et analystes politiques mettront de côté leur intérêt pour le melon de Montréal, le transfert d’héritage des baby-boomers et le « besoin d’argent » des familles québécoises pour prendre le pas militaire dicté par Washington, tout en dénonçant, bien entendu, l’ingérence étrangère de la Chine et de l’Inde dans la politique canadienne.
 

Le Québec et la conscription

Patterson souligne que le Canada s’est empressé de supprimer le service militaire obligatoire dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il a été le premier parmi les Alliés à le faire. Il en attribue la cause à l’impopularité de la conscription au Québec au cours des deux guerres mondiales.

L’opposition à la conscription lors de la Première Guerre mondiale est riche d’enseignements. C’est contre sa volonté exprimée lors d’élections que le Québec s’est fait imposer la participation à la Première Guerre mondiale. Des émeutes ont alors éclaté à Montréal et à Québec en opposition à la conscription. Les bureaux du Chronicle et de L’Événement à Québec, deux journaux pro-guerre, ont alors été saccagés. Les bureaux de la police fédérale incendiés. La troupe ouvrit le feu et quatre civils furent tués et de nombreux autres blessés.

Les médias canadiens-anglais se déchainèrent contre le Québec. Survint alors un événement majeur – peu souvent cité – de notre histoire nationale, soit le dépôt par le député de Lotbinière Joseph-Napoléon Francoeur, le 21 décembre 1917, d’une motion à l'Assemblée législative. Elle exprimait l'avis «que la province de Québec serait disposée à accepter la rupture du pacte confédératif de 1867 si, dans les autres provinces, on croit qu'elle est un obstacle au progrès et au développement du Canada». La motion venait en réponse aux appels des journaux du Canada anglais à «replacer le Québec dans le droit chemin, même s’il faut employer la force» (The Evening Telegraph). C’était la première fois que la question de l’indépendance nationale réapparaissait dans le débat législatif depuis la Rébellion des Patriotes de 1837-1838.

Le Canada anglais se calma et la motion fut retirée après trois jours de débats. La motion n’eut pas de suite parce qu’il n’y avait pas de parti politique indépendantiste en mesure de prendre le relais. Aujourd’hui, si le passé sert d’exemple, il est prévisible que les Québécois s’opposeront avec force à toute proposition de conscription. Encore faudra-t-il qu’il y ait des partis politiques prêts à représenter leur volonté et saisir l’occasion pour marcher vers l’indépendance nationale.