Français : Tous les indicateurs sont au rouge

2024/05/10 | Par Charles Castonguay

Bryan Myles déclarait dans Le Devoir du 30 janvier 2023 que « Le déclin du français [ne devrait pas] faire l’objet de remises en question ». Dans celui du 6 janvier 2024, il se dédit. Il pose maintenant en arbitre entre deux camps. L’un, que préoccuperait le recul du français comme langue maternelle ou d’usage à la maison. L’autre, que conforterait « le fait que la proportion de Québécois capables de soutenir une conversation en français reste stable à 93,7 %. Après tout, ajoute Myles, c’est dans l’espace public, plutôt que dans la sphère privée du foyer, qu’une politique linguistique produit l’effet recherché ».

On devine où Myles a trouvé son chemin de Damas. Il répète comme un perroquet le discours de Jean-Pierre Corbeil dans Le français en déclin ? (Del Busso, 2023). Corbeil l’a si bien emberlificoté que Myles nous assure, deux fois plutôt qu’une, que la connaissance du français demeure stable.

Au vu des données du recensement de 2021, j’avais écrit que tous les indicateurs sont au rouge (voir « L’anglicisation des francophones au Québec », L’aut’journal, septembre 2022). Et ils le sont. Depuis 2001, la connaissance du français a reculé de 94,6 à 93,7 %. Entretemps, celle de l’anglais s’est envolée de 45,4 à 51,7 %.

Fausseté, entourloupette et calcul trompeur

Dans sa brique, Corbeil prétend néanmoins que, tout comme la connaissance du français, la première langue officielle parlée (PLOP) indiquerait elle aussi, dans l’espace public, un « net progrès du français ». Suivant un procédé désormais familier, il attribue à la loi 101 une progression de 35 à 63 % entre 1971 et 2021 dans la part du français comme PLOP parmi les immigrants. Faux. Comme pour la hausse également marquée de leur connaissance du français, cela témoigne davantage de la sélection de francotropes qui ont le français comme PLOP dès avant leur arrivée, que de l’effet de la loi 101 en milieu de vie québécois.

Qu’importe, Corbeil en rajoute : « Pour l’ensemble du Québec, cette proportion [de PLOP française] passe de 86 % en 1971 à 89 % en 2021 ». Encore du progrès. Cette fois, apparemment, parmi l’ensemble de la population. Toujours sans souligner l’effet du facteur francotrope. Ni de l’exode anglo-québécois entre 1971 et 2001. Deux mécanismes notoires de francisation par défaut. Corbeil est prompt, par contre, à voiler la tendance à l’anglicisation du Québec depuis 2001 en agitant une « conjoncture » migratoire anglotrope 2016-2021. Dire que Victor Piché, codirecteur de la brique à Corbeil, se permet ensuite dans un encadré de se lamenter qu’après chaque recensement, « on est inondé [par les « déclinistes »] d’indicateurs sortis de leur contexte historique ». Quelle hypocrisie !

Trente-quatre pages plus loin, on découvre que le progrès de 86 à 89 % ne concerne que les non-immigrants. Parmi lesquels – nouvelle entourloupette à la Corbeil – le français comme PLOP « est demeuré relativement stable, oscillant autour de 90 % pour s’établir à près de 89 % en 2021 ». Oscillant ? S’établir ? Au contraire, deux phases distinctes ressortent de son graphique. Croissance de 86,5 à 90,0 % entre 1971 et 2001. Puis déclin (oh ! le vilain mot) jusqu’à 88,7 % en 2021.

Quant à l’ensemble de la population, la part du français comme PLOP, « qui avait cru de 1971 (82,5 %) à 2001 (86,3 %), se situait désormais à 84,1 % en 2021 ». Se situait désormais ? Incapable d’écrire « a décliné ». Corbeil se targue de présenter une lecture « plus nuancée » de la situation linguistique. Faut croire qu’il a la nuance singulièrement sélective.

Comme d’habitude, Corbeil gonfle d’ailleurs l’effectif de PLOP française au moyen d’un calcul trompeur (voir « Une démystification de la PLOP de Statistique Canada », L’aut’journal, mars 2017). Les données non réparties du tableau historique 15-10-0032-01 de Statistique Canada donnent l’heure juste à ce sujet. Après une hausse de 81,9 % en 1971 à 85,0 % en 2001, le français comme PLOP parmi l’ensemble des Québécois est retombé à 82,2 % en 2021. À l’inverse, depuis 2001 l’anglais comme PLOP a progressé de 11,6 à 13,0 %.

Un autre indicateur « public » bien au rouge, donc. Rien d’étonnant. La PLOP demeure un échafaudage – douteux – de connaissance des langues officielles canadiennes, langue maternelle et langue d’usage au foyer. Trois indicateurs déjà tous au rouge.

La PLOP, un indicateur pourri

Corbeil prétend d’autre part qu’« Au Québec, [la PLOP] est fortement corrélée à […] la langue dans laquelle on se sent le plus à l’aise pour communiquer [en public] ». Or, la PLOP s’avère un indicateur pourri de la langue d’usage public en d’autres circonstances. En effet, une enquête menée en 2006 par des analystes de Statistique Canada – dont Corbeil – a révélé que 38 % de la population de PLOP française hors Québec parlait l’anglais comme langue d’usage à la maison, que 39 % était plus à l’aise en anglais qu’en français et que 38 % préférait l’anglais comme langue de leur entrevue – autrement dit, comme langue d’usage public.

En voilà une, de corrélation ! De toute évidence, la PLOP n’a aucune valeur intrinsèque en tant qu’indicateur de la langue d’usage public. Tandis que la langue d’usage à la maison brille partout en cette matière.

La langue de travail, un indicateur authentique

Contrairement à la PLOP et à la simple connaissance des langues, la langue utilisée le plus souvent au travail est un indicateur authentique de l’usage public des langues. Les recensements de 2001, 2006, 2016 et 2021 offrent des données à ce propos. Comme d’habitude encore, Corbeil les amalgame de façon indue. Il additionne, par exemple, tous ceux qui travaillent aussi souvent en anglais qu’en français – comportement en expansion depuis quelques recensements – à ceux qui travaillent principalement en français – comportement en recul. Et parvient de la sorte à transformer une dilution de l’usage du français au travail en une stabilisation « autour de 89 % ».

Un minimum de rigueur commande, au contraire, de pondérer de manière appropriée l’emploi sur un pied d’égalité de deux ou de trois langues de travail principales. En particulier, de considérer que, parmi ceux qui bossent aussi souvent en anglais qu’en français, le degré d’usage du français comme langue principale serait, grosso modo, moitié moindre que parmi ceux qui travaillent surtout ou exclusivement en français. Et, de même, que leur degré d’emploi principal de l’anglais serait moitié moindre que parmi ceux qui travaillent seulement ou principalement en anglais.

De façon plus générale, cela revient à répartir les déclarations de deux ou de trois langues employées également souvent au travail de manière égale entre les langues de travail principales déclarées.

Le résultat est limpide. Après une légère augmentation de 84,0 à 84,3 % entre 2001 et 2006, le degré d’utilisation du français comme langue principale au travail a reculé à 83,4 % en 2016, puis à 82,2 % en 2021. En même temps, le degré d’emploi de l’anglais y a fléchi légèrement de 15,0 à 14,8 %, avant de progresser à 15,6 %, puis à 16,8 %.

Tous les indicateurs sont au rouge. Publics autant que privés.

La harangue à Corbeil ne résiste pas à l’examen.