Les Couche-tard versus Tout le monde en parle (2)

2018/09/22 | Par Claude G. Charron

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Dans mon texte d’hier, j’ai tenté de démontrer comment la télé de Radio-Canada avait chambardé la société québécoise, d’abord à partir de ses émissions pour son jeune public, et pour ensuite rejoindre les téléspectateurs adultes en leur faisant faire un grand rattrapage du côté de la grande culture.  Il reste qu’en 1961, l’avènement de Télé-Métropole obligea ses dirigeants à réfléchir s’ils pouvaient également se permettre de développer des émissions qui instruiraient le peuple tout en le divertissant.

C’est à partir de cette préoccupation que l’émission Les Couche-tard a été conçue. Les autorités radio-canadiennes d’alors ont eu la brillante idée de la diffuser après le match de hockey du samedi soir. On espérait ainsi qu’après le choix des trois étoiles, une grande partie des téléspectateurs ne prenne pas trop l’habitude » d’aller voir ce qui se fricotait au canal 10.

On avait alors vraiment tapé dans le mille et les créateurs d’une aguichante et sonnante pub leur donnèrent raison. Leur « Pout Pout Pout, que désirez-vous? Pout Pout Pout, du poulet chez-vous! » fut une excellente et salivante transition entre l’annonce des trois étoiles du match se terminant et les deux étoiles de la désopilante émission qui allait quelques secondes plus tard débuter avec des aussi éblouissantes stars que Roger Baulu et Jacques Normand.

Nos deux compères reçurent la mission de coanimer le premier talkshow de notre histoire télévisuelle. Avec eux, la bonhomie et le rire ont été au rendez-vous chaque samedi soir pendant les sept années que l’émission a duré. Et c’était presque toujours sur le ton de l’humour qu’étaient abordés nombre de sujets tant de l’actualité culturelle que politique de l’époque.

Il faut tout ici noter le fait que, sans trop qu’Ottawa ne s’en rendre compte, quelque chose était en train de se passer au Québec. En effet, un grand nombre des personnalités invitées aux Couche-tard, étaient des porteurs de changements, changements ne pouvant à la longue qu’indisposer le gouvernement canadien.

Brève esquisse de ce qu’a été Les Couche-tard : Nous vous présentons ici trois montages transmis gratuitement sur YouTube dans lesquels, au travers divers épisodes de l’émission, on en a regroupé un certain nombre en trois catégories.

Premier montage : il nous fait voir quelques-unes des personnalités qui, à la suite de leur passage à l’émission, ont connu une grande notoriété. Tel un

Claude Péloquin qui s’est fait connaître par sa célèbre sentence « Vous n’êtes pas tannés de mourir, bandes de caves ». Un propos…pas très catholique! Ce premier montage se termine avec le brillant orfèvre des mots et grand conteur qu’était déjà le jeune Gilles Vigneault.

Second montage : un florilège d’entrevues avec parfum de séduction et de sensualité. On nous montre d’abord un Normand cherchant à rivaliser avec Baulu dans l’art d’imiter le cri de l’orignal mâle appelant la femelle. L’appel est réussi. Nos deux compères se retournent et font comme voyant une apparition une Joy Lansing descendant langoureusement les quelques marches de l’escalier en arrière-plan du décor. À y voir un Normand faisant semblant d’être affecté par une si voluptueuse demoiselle, on était alors bien loin de ce que pouvaient nous prêcher nos confesseurs lors de nos visites obligées à l’église chaque premier jeudi du mois.

Mais le bouquet du montage arrive quand Roger Baulu présente Lili Saint-Cyr, cette célèbre effeuilleuse américaine qui avait tant fait courir bien des hommes, dont un grand nombre regardaient tout autour d’eux - question de ne pas être reconnus par un ou une de leurs proches - avant de franchir le seuil du théâtre Gayety, là où une Lili améliorait un peu plus chaque soir son art du déshabillé progressif.

De nos jours, certaines féministes pourraient considérer qu’autant devant Lansing que Saint-Cyr, Baulu et Normand ont eu des comportements de « p’tits mon oncles ». J’ai souvenance d’un autre Couche-tard où Baulu avait présenté un éminent homme d’affaires prétendant que coucher avec sa secrétaire était du même ordre que de l’inviter à dîner. Sans trop de réactions de la part de nos deux larrons.

Peut-être fallait-il accepter de telle manifestation d’hédonisme dans un Québec alors en train de se libérer de nombreux interdits si longtemps ancrés par un catholicisme très anxiogène face aux « péchés de la chair »?  Dans un contexte où la pilule contraceptive était en train de tout chambouler.

Troisième montage :  Baulu démontre sa performance au violon alors que Normand fait semblant d’en avoir les oreilles écorchées. Suivent ensuite cinq politiciens ayant chacun laissé sa marque dans le Québec de l’époque. Il reste que, pour ce qu’ils ont grandement signifiés pour le Québec au moment de leur apparition aux Couche-Tard, nous préférons ne traiter que de celles de René Lévesque et de Daniel Johnson.


Le Lévesque de 1963

Un sous-titre nous indiquant que nous sommes en 1963, Lévesque était alors ministre des richesses naturelles dans gouvernement de Jean Lesage. Notons qu’à l’été 1962, il avait forcé la main de ce dernier en l’obligeant de déclencher une élection quasi-référendaire sur la nationalisation des entreprises d’hydro-électricité.

On nous présente ici un politicien complètement capable de soutenir l’humour de Jacques Normand. Il avait raison d’être aussi enjoué.  En seulement quelques mois, n’était-il pas parvenu à faire comprendre à ses compatriotes qu’ils ne devaient plus se sentir comme « d’éternels porteurs d’eau »? De se débarrasser de cette idée qu’ils étaient nés pour un p’tit pain. Son insistance à utiliser ces thèmes avait forcé Lesage à choisir « Maître chez-nous » comme slogan du PLQ lors de la campagne électorale de 1962.

Deux ans plus tôt, Jean Lesage avait compris qu’il fallait à tout prix recruter ce brillant communicateur afin qu’il se joigne à son « équipe du tonnerre ». C’est lors de la grève des réalisateurs qu’il lui était apparu comme étant un candidat à recruter.


Une grève des réalisateurs signifiante

Cette grève avait un caractère spécial du fait que Radio-Canada considérait les réalisateurs comme étant des cadres n’ayant aucun droit à se syndiquer. Ceux-ci ne l’entendirent point ainsi et décidèrent de débrayer le 29 décembre 1959. La grande surprise vint du fait que beaucoup d’artisans de notre jeune télé décidèrent de respecter la ligne de piquetage.  Mais tout ce beau monde ne put profiter de fonds de grève car on avait pris cette décision sans l’aval des unions pancanadiennes ou américaines dont tous étaient assujettis. Une telle situation aurait été acceptable si l’arrêt de travail n’avait duré que quelques jours, mais le conflit persista et qui fit qu’un tel élan de solidarité commença à peser lourd sur le budget de chacun et de chacune.

Dès les premiers jours de février, l’idée a tranquillement germé d’élaborer un spectacle-bénéfices afin d’aider tous celles et ceux ayant le plus de mal à vivre le prolongement de la grève. Le spectacle prit l’affiche pendant plusieurs soirs à la Comédie canadienne. Mais la grande surprise fut de voir autant de monde se déplacer pour voir René Lévesque reproduire sur scène son émission Point de mire.


Un Lévesque en colère contre Ottawa

Ce fut d’abord le grand vulgarisateur des questions internationales dont un public médusé a d’abord pu profiter. Il reste qu’à chacun de ses exposés, Lévesque ne pouvait terminer sans manifester son irritabilité devant le peu d’intérêts que les parlementaires du Canada anglais attachait à la survie du Réseau français. Le journaliste en lui ne savait que trop que, si un tel arrêt de travail avait perturbé les ondes de la CBC, le gouvernement Diefenbaker n’aurait jamais laissé la situation se dégrader.

Devant un tel marasme, René Lévesque ne pouvait que se rappeler comment Maurice Duplessis avait tenu tête à Louis Saint-Laurent en 1954. Afin de trouver un compromis au contentieux les divisant, les deux premiers ministres s’étaient donné rendez-vous le 5 octobre à l’hôtel Windsor de Montréal.

 En tant que journaliste à l’émission Carrefour, Lévesque avait couvert la rencontre et c’est avec brio, qu’à Radio-Canada, on a souligné ce moment historique pour le Québec. Avec cette grève des réalisateurs, Lévesque avait à nouveau appris la loi d’airain qui faisait qu’Ottawa ne bougeait devant une province que si elle détenait un rapport de force suffisant pour ébranler le système tout entier.

Mais revenons à une autre émission des Couche-tard où ce fut au tour de Daniel Johnson d’être entre Roger Baulu et Jacques Normand.


Un Johnson en territoire hostile

Quand apparait Daniel Johnson à 9 minutes de ce troisième montage, il est tout de go souligné qu’il est chef de l’Opposition officielle, mais sans nous préciser durant lequel des samedis cette émission eut lieu. Il faut également savoir que le politicien Johnson était alors en territoire hostile. Le chef de l’Union nationale avait en effet encore à vivre avec les oripeaux d’un parti considéré comme étant rétrograde par la faune intellectuelle radio-canadienne. Lors du choix d’un nouveau chef pour succéder à Antonio Barette suite à la défaite de l’Union nationale en 1960, cette dite faune avait préféré Jean-Jacques Bertrand à Daniel Johnson, le député de Missisquoi ayant la réputation d’avoir moins trempé dans les malversations duplessistes que celui de la circonscription de Bagot.

Ce fut donc Johnson qui devint chef le 28 septembre 1961 et qui fut immédiatement malmené par Le Devoir, grand initiateur de l’Enquête Salvas, ainsi que par La Presse qui prendra alors l’habitude de souvent placer à la une de ses éditions un dessin corrosif de Normand Hudon où on reconnait celui que le caricaturiste nomme « Danny Boy » qu’il représente toujours portant son éternelle garcette à la ceinture. Or, fait important ici à signaler, Hudon offrait également son talent d’artiste corrosif aux Couche-tard.

Avant Johnson dans ce troisième montage, apparaissent deux députés faisant partie de la vieille-garde de l’Union nationale. On y voit d’abord Bona Arsenault, suivi par le pas du tout unioniste Jean Drapeau, qui lui-même donne sa place à l’ineffable Marcel Bellemare. Le tout agrémenté ensuite par un Jacques Normand se servant d’un grand succès de Charles Aznavour, pour y aller d’un « Tu te laisses aller, tu te laisses aller » visant forcément l’Union nationale.

Un indice nous permet de détecter à quelle époque l’invitation avait été faite au chef de l’opposition pour qu’il soit enfin vu des téléspectateurs des Couche-tard. Il nous est révélé par l’amorce d’une question que lui pose Normand, et surtout par la rapide réponse rapide qu’il en obtient.
 

Une certaine éclaircie pour Johnson

Voici donc cette amorce de question suivie de la réplique de Johnson.                                                                                                                 

Jacques Normand : « Monsieur Johnson, me permettez-vous, pendant quelques instants, de me placer dans l’opposition de l’opposition… »

Daniel Johnson : « Ça, c’est la place de René Lévesque. »

Il est aisément ici détectable que l’invitation a été faite pour un samedi pas tellement éloigné du 12 octobre 1964 appelé « Samedi de la matraque ».

Ce jour- là devait en être un de grandes célébrités à Québec du fait que la reine Élisabeth y était attendue afin de souligner le centième anniversaire des tractations politiciennes de Charlottetown et de Québec de 1864 devant nous mener au BNA Act de 1867.

Lors d’un autre mois d’octobre, celui de 1951 alors qu’elle n’a pas encore succédée à son père, Montréal et Québec avaient rivalisé avec Toronto afin de savoir qu’elle ville recevrait la future reine avec le plus de faste. Or, en ce mois d’octobre 1964, le climat politique n’est plus le même. Du moins au Québec. Il y existait alors un parti indépendantiste dont les membres prirent cette visite royale comme un affront. En tant que président du RIN, Pierre Bourgeault avait organisé une manifestation à Québec afin de démontrer le désaccord.  

Le gouvernement Lesage ne l’entendait pas ainsi et, avant même l’arrivée du cortège royal, les manifestants furent dispersés. Et durement réprimés. Et c’est encore YouTube qui remporte la palme en démontrant très bien ce que fut le « Samedi de la matraque » du 12 octobre 1964 au Québec.

Il faut savoir que l’étoile de Lévesque avait alors grandement pâlie au sein de l’équipe libérale. Ce n’est pas d’aujourd’hui que, pour gagner des   élections, ce parti se doit de tenir compte de son électorat anglophone. Durant la campagne de 1962, le slogan Maître chez-nous avait passablement irrité cet électorat. Et que dire d’un Jacques Parizeau qui, devant le refus du syndicat financier montréalais, eut l’idée d’aller cogner à la porte des grands argentiers de New-York afin d’agrandir la puissance d’Hydro-Québec ? Aux dépends des entreprises privées toutes anglophones. Dernier affront : voilà qu’en 1964, les Québécois sont maintenant devenus hostiles envers toute visite d’Élisabeth considérée maintenant comme étant une reine étrangère.

Quand Daniel Johnson se permet de blaguer en répliquant à Normand que « ça (l’opposition de l’opposition), c’est René Lévesque », les téléspectateurs ont saisi la malice. À la suite du Samedi de la matraque, ce furent plutôt les faucons Jérôme Choquette et Claude Wagner qui, grâce à leur action répressive contre les manifestants, avaient pris du galon au sein du gouvernement Lesage. Des ministres n’ayant aucunement la fièvre d’un Lévesque dans son désir de bouleverser la donne politique.
 

Une Union nationale réhabilitée

Cette brillante performance de Johnson aux Couche-tard a donc eu lieu en un samedi assez rapproché de celui de la Matraque. Ces quelque trente-cinq secondes que nous délivre YouTube nous montrent un personnage hautement sympathique et contrastant avec l’image du Dany Boy la garcette à la ceinture présentée par Normand Hudon dans La Presse et aux Couche-tard.

En cet automne 1964, il est évident qu’il y eut un changement de cap dans les médias face à Daniel Johnson. Mais nous étions encore au temps où Robert Rumilly tonnait contre la trop grande influence des progressistes dans la programmation des émissions de Radio-Canada. Déjà en 1956, ce biographe de Duplessis avait signé un essai au titre révélateur, L’infiltration gauchiste au Canada français. L’auteur n’avait pas tellement tort car, depuis le début de la télé, les opposants à Duplessis avaient les coudées franches à Radio-Canada.

C’est ainsi que le plus virulent opposant aux politiques de Duplessis était André Laurendeau, ce qui ne l’avait pas empêché d’animer l’émission Pays et merveilles. Quant à Madelaine Arbour, elle faisait partie de l’équipe de La Boîte à surprise. En 1948, elle faisait pourtant partie d’un groupe de seize éminentes personnalités du domaine des arts et de la littérature qui avaient cosigné le Manifeste du Refus global, document constituant une charge à fond de train contre la stagnation de la société québécoise.

Le Manifeste attira tellement les foudres du « cheuf » que celui-ci obligea l’École du meuble à rayer de sa liste de paye ce grand maître de l’automatisme qu’était Jean-Paul Borduas, sa faute étant d’avoir été le principal rédacteur de l’explosif papier. À ajouter à cette panoplie, les fréquentes invitations faites à Pierre-Elliott Trudeau lui permettant d’entrer dans nos chaumières afin de dénoncer la vente de notre minerai de fer aux entreprises étasuniennes au prix dérisoire d’un sou la tonne. Ce qui fit que le futur premier ministre du Canada n’a jamais pu occuper la chaire d’enseignement que lui avait proposée la Faculté de droit de l’Université de Montréal.

En 1966, malgré tout ce vent défavorable à l’Union nationale qui, avec les années s’était incrusté, Daniel Johnson gagne son pari. Il remporte les élections générales avec 56 de ses candidats élus contre 50 pour les libéraux. Le vent avait tourné. Le chef de l’Union national avait compris que, depuis la fin des années cinquante, la société québécoise était en train de vivre un profond décrochage tant de Rome que de la tutelle d’un État étranger qui lui avait été imposée en 1840 suite à la défaite des Patriotes. Et c’est surtout la télévision qui a le plus contribué à ce grand bouleversement.
 

Le rôle de la télé dans notre double décrochage

L’application d’une nouvelle technologie joue toujours un rôle majeur dans l’évolution d’une société. Le chemin de fer fut la façon pour le Canada anglais de pouvoir continuer à se démarquer par rapport à ses trop imposants et très nombreux cousins étasuniens. Dans l’Allemagne des années trente, la radio avait contribué à l’avancée du nazisme, une idéologie qui par la suite fut particulièrement délétère et même catastrophique d’abord pour les juifs, mais également pour tout le continent européen. Mais ce qui caractérise le plus le Québec fut l’éminent rôle qu’a joué la télé dans notre Révolution tranquille.

Du temps du règne de Duplessis, le premier ministre usurpait de son pouvoir pour soutirer à ses adversaires idéologiques toute tribune leur permettant de passer leur message de modernité. Mais voici qu’avec le gouvernement Lesage, ces idées circulant déjà grâce à la télé avant juin 1960, se concrétisent par de multiples actions gouvernementales avec l’arrivée au pouvoir des libéraux. Or, contrairement à ce que l’on pouvait craindre, Daniel Johnson n’a pas freiné cet élan quand il devint premier ministre. Faisons ici un rapide survol de ce double décrochage.

Le décrochage d’avec Rome

C’est au niveau de l’éducation qu’il a été le plus signifiant. Nous avons vu comment, après la défaite des Patriotes, les évêques ont pu prendre le contrôle du système scolaire mis alors en place pour les enfants des « Canadiens français » du Québec. Nous avons également vu comment un tel régime a été fortement imprégné par l’ultramontanisme.

Usant de doigté, le premier ministre Lesage décida de confier à un évêque progressiste, Mgr Alphonse-Marie Parent, le mandat de présider une commission d’enquête sur l’éducation. Une religieuse en faisait également partie. Grand branlebas dans la société québécoise au lendemain de la publication des recommandations de cette commission. Le Devoir du 21 novembre 1964 annonçait à la une le bouleversement à venir. Avec comme manchette : Un pavé dans la mare : Le rapport Parent.

C’en fut vraiment un. Les évêques avaient vivement réagi au fait que les commissaires recommandaient le remplacement du Département de l’Instruction publique « par un ministère de l’éducation chargé de coordonner l’enseignement à tous les niveaux et d’assurer le passage fluide de l’un à l’autre. » Ces derniers avaient beau avoir écrit que le caractère confessionnel de l’école allait être maintenu, les autorités catholiques furent courroucées, elles pour qui l’éducation était sa chasse-gardée depuis 1840.

La réaction fut différente de la part de nombreuses personnalités de la société civile qui considéraient que le rapport Parent n’allait pas encore assez loin. Ce fut le cas de l’écrivain Jacques Godbout ainsi que du docteur Jacques Mackay. Tous les deux décidèrent de créer le Mouvement laïc de langue française, mouvement qui allait au-delà de la simple création d’écoles non confessionnelles, mais cherchait également à ce que le mariage civil soit permis. Le MLF lutta également pour la suppression de l’obligation de prêter serment sur la bible lors d’un témoignage en cour de justice.

Godbout et Mackay ont tous deux dû se retrouver quelques samedis soir entre Normand et Baulu aux Couche-Tard. Comme ont dû également l’être des gens comme Marc Laurendeau et Serge Grenier. Ces deux étudiants en droit faisant tous deux parties des Cyniques, un quatuor d’humoristes qui se permettaient de critiquer à fond de train l’Église et ses sacrements. Par leurs satires, ils remirent en cause tous les travers de la société comme on le constate dans cet enregistrement sonore d’un de leur spectacle.

En scrutant les moteurs de recherche sur la Toile, on ne mentionne nulle part le fait que le docteur Camille Laurin s’était fait connaître grâce aux conseils judicieux que le psychiatre donnait à la télé à des personnes au prise avec des malaises existentiels. Le futur politicien leur offrait déjà une voix de guérison différente de celle proposée à CKAC par le père Marcel-Marie Desmarais répétant sans cesse que « l’important, c’était le ciel ».

Il reste que, malgré toute les critiques qu’en ce milieu du siècle dernier, l’on pouvait faire au clergé québécois, nombreux furent les religieux et religieuses ayant pris une part active dans ce que l’on a appelé « la Révolution tranquille ». En cela, il est impossible de passer à côté du père Georges-Henri Lévesque, fondateur de la faculté des sciences sociales de l’Université Laval. Ce fut toute une révolution en soit que cette institution. Elle a formé une panoplie de grands serviteurs de l’État, lesquels nous ont par la suite fait honneur par leur audace et leur intégrité.

Parlant d’intégrité, deux clercs avaient, déjà en 1956, produit un choc par un texte publié dans Le Devoir avec titre révélateur : L’immoralité dans la province de Québec. En 1960, alors qu’en même temps parait Les insolences du frère untel, un second essai des deux prêtres, Le chrétien et les élections, bouleversa à nouveau les consciences. Chose certaine, Jean-Paul Desbiens n’aurait pas autant eu de succès dans la vente de son livre s’il n’avait pas d’abord eu le bénéfice d’en faire la publicité à Pays et Merveilles.

Mais tous ces clercs avides d’un vaste auditoire que peut maintenant leur procurer la télé ne creusèrent-ils pas la fausse du catholicisme au Québec? Cette inquiétude ne sembla guère effleurer les esprits car nous étions à l’heure de Jean XXII et du Concile Vatican-deux. Tant ces religieux que les laïcs qui les appuyèrent, mirent le catholicisme de l’époque en question en s’appuyant sur les idées que véhiculaient la revue Esprit en France.

Il ne faut par contre ne pas omettre le fait que, dans ces années soixante, nombreux ont été nos artistes et intellectuels qui, attirés par le pôle d’attraction qu’était devenu le Paris de l’après-guerre, ont traversé l’Atlantique, séjourné dans la capitale française, fréquenté les bistrots et les boîtes à chansons de la Rive gauche. Quand ils sont par la suite revenus en Laurentie, ils étaient profondément marqués par l’existentialisme de Sartre et de Beauvoir, ainsi que par le marxisme d’Aragon et de Ferré.

Ce qui fit que le Québec n’a jamais pu être la Pologne ni l’Irlande, et qu’au gré des années soixante, une majorité de Canadiens français n’a plus cru au traditionnel dictat de « la foi gardienne de la langue ». Pas plus qu’à « la langue gardienne de la foi ». En fait, tout le Québec a alors été à la recherche d’un nouvel ancrage. Et ce fut d’être Québécoises et Québécois d’abord et avant tout.
 

Le décochage émancipatoire

Claude Gauthier avait bien montré cette nouvelle façon de penser quand, après seulement quelques années de Révolution tranquille, il avait changé le refrain de sa chanson Le grand six pieds. « Je suis Canadiens de langue française » devenait « Je suis Québécois de langue française ». Son public avait d’autant approuvé cette modification qu’elle se mariait davantage au contenu du couplet où Gauthier exalte le sans-gêne « du Grand six pieds déterminé à ne pas se laisser « embêter par les mesures à l’anglaise d’un patron à la tête carrée… et malhonnête entre parenthèses ».

Le public n’était pas non plus scandalisé quand le Grand six pieds refusant l’invitation à se confesser de « Monsieur le curé », lui rouspète « de ne pas l’embêter avec ses mesures à l’anglaise ». Le chansonnier faisait valoir l’idée que n’avait plus cour au Québec, un catholicisme tel qu’il avait été imposé à nos ancêtres suite à la défaite des Patriotes. Était donc terminée cette priest ridden society qui, finalement avait tellement bien accommodé les grands patrons des grandes entreprises où nous n’avions rien à dire, mais tout à subir. Et en anglais.

Dans les paroles du Grand six pieds se profilait déjà le « On est capable », slogan électoral du RIN au scrutin de 1966, trois simples petits mots résumant ce qu’exaltait Vigneault dans sa chanson Fer et titane : « Capital et métal/Des milliards et des ports/Nous avons la jeunesse/Et les bras pour bâtir/Nous avons/Le temps presse/Un travail à finir/Nous avons la promesse/Du plus brillant avenir. »

Gauthier et Vigneault furent loin d’être les seuls à chanter notre volonté émancipatoire. Il y eu bien sûr le grand Félix, mais également Gaston Miron, Raymond Lévesque, Pauline Julien et Gérald Godin. Parmi ces gens de grand talent, nombreux sont celles et ceux qui furent emprisonnés pendant la Crise d’octobre 70. Il reste qu’avant que trop célèbre « Just watch me» ne vienne tout défaire, ces militants purent assez facilement  passer leurs messages tant aux Couche-tard qu’à Aujourd’hui, une émission d’actualité de début de soirée coanimée par Wilfrid Lemoyne et Michèle Tisseyre. La même politique éditoriale existait à Télé-Métropole en ce glorieux temps où il était encore permis d’espérer.

En ces années de grâce pour le Québec, le Canada anglais dormait au gaz. Mais il arriva que, lors d’un certain 24 juillet 1967, il se réveilla brusquement. Ce soir-là, du haut du balcon de l’Hôtel de ville de Montréal, le grand Charles donna un message d’espoir à l’immense foule massée Place Jacques-Cartier. Il lui lança: « Je vais vous confier un secret que vous ne répéterez pas. Ce soir ici et tout le long de ma route, je me trouvais dans une atmosphère du même genre que celle de la libération. » Les masques venaient de tomber.