Le retour en force de la question sociale

2008/04/25 | Par Pierre Dubuc

« Souvenez-vous du 14 mars : c’est le jour où le rêve d’un capitalisme de libre marché mondial est mort », écrivait l’éditorialiste du Financial Times de Londres en faisant référence au sauvetage de la banque d’investissement Bear Stearns par la Réserve fédérale américaine avec une injection de 30 milliards $. Il aurait pu également jeter un œil dans sa cour et citer la nationalisation de la Northern Bank par le gouvernement britannique.

Dans tous les pays industrialisés, les grandes institutions bancaires mettent de côté les théories de Friedrich Hayek, le chantre du néo-libéralisme et de la non intervention de l’État, et font pression sur les gouvernements et les banques centrales pour qu’elles mettent en place des plans de sauvetage financiers pour des atterrissages en catastrophe appréhendés. Au cours des dernières décennies, des montages financiers sophistiqués ont été conçus pour répartir les risques sur l’ensemble des places financières de la planète. De toute évidence, ils y sont parvenus! Toutes les places boursières sont touchées! À combien s’élèvera la facture? On a parlé de 400, puis de 600 milliards. Au début du mois d’avril, le FMI l’évaluait à 945 milliards.

La crise financière a plusieurs ramifications. Elle est en train de chambouler les relations entre les États. On voit se développer les antagonismes entre les États-Unis, la Chine, l’Union européenne, la Russie. Mais, au sein même de l’Union européenne, des tiraillements lourds des conséquences apparaissent. L’Italien Berlusconi exige de la Banque centrale européenne, avec l’appui de Sarkozy, une dévaluation de l’euro pour maintenir la compétitivité des économies italienne et française face à la chute de dollar américain. La Ligue du Nord, principale composante de la coalition qui a porté Berlusconi au pouvoir, réclame même le retour de la lire italienne en remplacement de l’euro. Le libre-échange a du plomb dans l’aile. Coucou, revoilà le protectionnisme.

La revanche des pauvres

 La crise des subprime aux États-Unis est en quelque sorte la revanche des pauvres sur le système. Elle peut s’illustrer par cet épisode des Bougon où Mononcle, entré par hasard chez un concessionnaire automobile, s’était littéralement fait vendre une voiture jusqu’à ce que le concessionnaire s’aperçoive in extremis qu’il n’avait pas d’emploi, pas d’épargne et pas un sou en poche. Les subprime, c’est comme si on avait vendu quand même vendu une maison – plutôt qu’une voiture – à Mononcle Bougon.

Les pauvres rappellent par leur défaut de paiement que – contrairement à ce qu’affirment les économistes néo-libéraux patentés – les « fondamentaux » de l’économie ne sont pas bons. Il y a, bien entendu, l’excroissance quasi-irréelle du secteur financier. Par exemple, selon le magazine The Economist (22 mars 2008), le secteur des services financiers aux États-Unis s’est accaparé en 2007 plus de 40% de l’ensemble des profits des corporations, soit dix fois plus qu’en 1980, alors qu’il compte pour seulement 15% de l’ensemble de la valeur ajoutée par les corporations et un maigre 5% de tous les emplois du secteur privé.

Plus fondamentalement, il faut se rappeler qu’en dernier ressort, ce sont les classes ouvrière et populaire qui achètent la grande majorité des biens et services produits. Il était prévisible que des années de salaires anémiques et des taux d’endettement astronomiques produisent un jour leur effet sur l’économie globale.

Si les pauvres des pays riches rappellent leur présence par le défaut de paiement sur leurs hypothèques, les pauvres des pays pauvres – victimes à leur tour des mêmes spéculateurs – manifestent parce qu’ils ont faim, suite à l’explosion du prix du riz, du blé, du maïs et des autres aliments de base. Les émeutes contre la vie chère vont s’étendre aux pays mieux nantis au fur et à mesure où ils seront touchés.

La nouvelle donne

Le triomphe arrogant du capitalisme par suite de l’écroulement du bloc soviétique, la domination sans partage et impériale des États-Unis, la montée du fondamentalisme religieux à la suite des attentats du 11 septembre, tous ces phénomènes ont provoqué le désarroi des forces progressistes, paralysé la classe ouvrière et neutralisé son action. Mais, avec l’émergence de nouvelles puissances économiques (Europe, Chine, Inde, Brésil) qui contestent l’hégémonie américaine, l’enlisement de la machine de guerre américaine en Irak et en Afghanistan et le développement d’une crise financière et économique mondiale, la donne est en train de changer et nous allons assister à l’irruption sur la scène politique de la question sociale.

Les idéologues néo-libéraux ont proclamé la disparition de la classe ouvrière dans les pays avancés et ont ignoré son existence dans les pays dits émergents. Pourtant, la classe ouvrière n’a jamais été historiquement aussi nombreuse à l’échelle mondiale. Tous ces produits « Made in China » qui inondent nos supermarchés et nos centres commerciaux ne se fabriquent pas tout seuls. L’atelier du monde se trouve aujourd’hui en Chine, aux Indes et dans les autres pays à main d’œuvre à bon marché où ont été relocalisées en grand nombre les usines des pays avancés. Les ouvrières et les ouvriers de ces pays sont eux aussi durement frappés par la hausse des prix de première nécessité et font déjà et feront encore davantage demain grève pour empêcher la détérioration de leurs conditions de travail et de vie.

Dans les pays avancés, la classe ouvrière a été réduite à sa fonction consommatrice et rebaptisée « classe moyenne ». La division classique entre la gauche et la droite – soit entre les classes ouvrière et populaire d’une part, et la classe bourgeoise de l’autre – a été occultée et remplacée par une nouvelle dichotomie basée sur les droits des groupes minoritaires. C’est ainsi, par exemple, que la richissime Belinda Stronach a été cataloguée « de gauche » par les médias parce qu’elle était favorable aux mariages gays. Mais la crise économique en gestation va, là aussi, remettre les pendules à l’heure et ramener les « fondamentaux » à l’avant-scène.

Des intérêts communs à mettre au premier plan

La débâcle financière sonne le glas du néo-libéralisme, de l’idéologie de l’État minimal, de la régulation de l’économie par le libre jeu des forces du marché. Mais l’alternative qui se dessine est tout aussi inquiétante. Dorénavant, l’État va intervenir et massivement. Mais pour soutenir financièrement, à même nos impôts, les banques et les autres institutions financières. La rivalité entre les grandes puissances économiques va s’intensifier et se camoufler derrière des conflits armés menés au nom des « droits de l’homme ». C’est le cas en Irak et en Afghanistan où nous savons que l’enjeu de la guerre est le contrôle des richesses pétrolières du Moyen-Orient et de l’Asie centrale. La même problématique s’applique au Darfour. À plusieurs égards, la situation en train de se développer rappelle celle qui prévalait à la veille de la Première Guerre mondiale.

Pour éviter d’être entraîné dans les rivalités entre patrons – dont les guerres ne sont que le prolongement – la classe ouvrière internationale et tous les exploités et opprimés du monde doivent prendre conscience de leurs intérêts communs. C’est le sens du Premier Mai, de la Fête internationale des travailleuses et des travailleurs dont nous célébrons cette année le 122e anniversaire. Bon Premier Mai !